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Jamaïque: le retour des Rasta Rocketts

publié le 09/03/2009 | par benoit Heimermann

Tal n’a pas revu Dudley depuis 10 ans. Michael pas remis les pieds à Kingston depuis 12. Et le quatuor au complet jamais été reformé depuis 15. Les retrouvailles hésitent entre recueillement et échauffourée.


Accolades, tapes dans le dos, sourires banane. Et les canettes de “ Red Stripe ” à suivre. Qui emballent les gestes et affolent la conversation.

Michael et Dudley débarquent tout juste de New York où ils habitent désormais. Les frères Stokes (Tal et Chris) n’ont jamais déserté leurs arrières. L’initiative de les ressembler tombe à point. La belle histoire du “ Bob jamaïcain ” a, certes, bousculé la chronique des Jeux olympiques d’hiver pendant une douzaine de saisons (Calgary 1988-Salt Lake City 2002), goûté l’apothéose du côté d’Hollywood (grâce au fameux “ Rasta Rocket ”), elle a d’abord bouleversé le destin des quatre “ originels ” à nouveau réunis.

Un nouveau rendez-vous est pris pour le lendemain. Dans la cour du musée Bob Marley. Autre monument. Puis au cœur de la vielle ville pour mimer une séance de “ pushcar ” : la trotinette-utilitaire que tous ont pratiquée gamin et par quoi tout a commencé. De flash back en flash back, les explications s’agrègent. Qui, d’emblée, laissent supposer que la fable réfrigérée, née dans une île qui n’a jamais connu la neige, est beaucoup moins loufoque qu’il n’y parait.

Retiré dans un joli pavillon à deux pas du Palais présidentiel, le colonel Ken Barnes n’est, précisément, pas du genre à plaisanter. Aimable, disert, il est surtout convaincu : “ Bien sur que cette histoire est inattendue. Mais ce n’était pas une farce. Nos bobeurs ont correctement fait leur boulot et bien servi les intérêts de notre pays. ” Barnes est un cinglé de sport. Son fils, John, footballeur côté, fit les beaux jours de Liverpool entre 1987 et 1995. Lui-même, pendant vingt ans, fut en charge des activités athlétiques au sein de l’armée jamaïcaine. Et c’est à ce titre qu’il voit un jour débarquer dans son bureau George B. Fitch. “ Déterminé et inventif ” selon ses propres termes. Américain, républicain, maire de Warrenton (Virginie), mais né en Chine, grandi à Singapour et, pour l’heure, attaché commercial à l’ambassade US de Kingston.

Dans ses cartons : une drôle d’idée. Partagée par William Maloney, ex-joueur de tennis, désormais versé dans l’import-export. De conserve, les deux boutefeux s’interrogent : comment faire parler de la Jamaïque ? Comment dépasser l’obligatoire triptyque : reggae, pétard et sable bond ? En montant une équipe de pushcar-bobsleigh, pardi ! A eux la charge de lever des fonds, à Barnes celle de recruter des fiers à bras. Nous sommes en septembre 1987, six mois avant l’échéance olympique de Calgary !

Le temps d’un week-end, trente volontaires sprintent, poussent et soulèvent. Ignorants tout des Jeux et du sport à venir. Troisième enfant d’une famille de quinze, survivant du ghetto de “ Watherhouse ”, Devon aurait même tendance à faire du zèle : “ Plutôt ça que de balayer la cour. Après tout, il était question de sport, peut être de voyage… ”

Une vidéo rapportant quelques glissades célèbres et crashs mémorables accélère la sélection : au sortir de la projection, ils ne sont plus que quatre à répondre présent. Devon Harris donc, parfait coureur de 800 m. Michael White et Samuel Clayton, spécialistes du 100. Et, parce qu’un pilote est indispensable, Tal Stokes, versé dans la conduite des hélicoptères !

Les premiers entraînements virent aux travaux d’Hercule. Un bob sur roulettes est commandé à un ferrailleur. Que l’on charge de sacs de sable à n’en plus finir. Sans jamais douter ? Michael : “ Nous ne nous posions pas de questions et obéissions aux ordres. Surtout, nous échappions à la monotonie de la caserne. ”

Là bas, du côté de Spanish Town, à une heure de route de Kingston, au cœur de l’INSEP local [financé par les Cubains] une demi-douzaine de jeunes s’échinent sur ce même engin dans l’espoir de participer aux prochains Jeux de Vancouver. Ambiance surréaliste : un soleil tropical, un bouquet de palmiers et de supposés bobsleiders en t-shirts et culottes courtes ! Comme aux temps héroïques, comme il y a vingt ans !

Tal : “ La seule chose qui nous préoccupait c’était de ne pas être ridicule. Jeune athlète, j’ai eu le privilège d’être entraîné par Herb McKenley, star olympique des années 50. A cause de lui, mais aussi de Miller, Quarrie ou Ottey, la Jamaïque prend les Jeux très au sérieux. ”

En décembre 1987, à Lake Placid, nos exotiques ambassadeurs découvrent enfin une piste, un bob et leur obligatoire association. Impossible de reculer. Dixit Michael : “ Il n’y avait qu’une manière de s’échapper : dévaler la pente ”. Que financièrement, Fitch et Maloney tentent, à l’inverse, de remonter. En recrutant, entre autres, P.C. Harris, graphiste et publicitaire, auteur d’un slogan (“ Jamaïca Bobsleigh-The Hottest Thing on Ice ”) et d’une chanson (“ Hobbin’ and a-Bobbin’ ”) qui font boule de neige.

Les All Black du bob intriguent. Leurs t-shirts estampillés s’arrachent. A Igls, en Autriche, début janvier, le prince Albert de Monaco, lui-même bobeur intermittent, en achètent 500. Mieux, il propose au quatuor de plaider leur cause auprès des instances olympiques.

Séduit, le CIO apprécie l’histoire des piaules d’hôtel partagées, des entraînements bouts de ficelle, des matériels récupérés. Seul accro : la sévère blessure de Samuel Clayton, deux jours après le coup d’envoi des Jeux ! Une réunion de crise s’impose. Au cours de laquelle Tal suggère d’appeler Chris à la rescousse, son cadet, assez bon sprinter pour profiter d’une bourse d’étude à l’université de Moscow (Idaho).

“ J’étais là bas et venais juste d’assister à la cérémonie d’ouverture quand ils m’ont appelé. Certes, depuis deux ans, j’avais vu de la neige, mais pas le moindre bob, ni la moindre piste ! ” Le remplaçant désigné s’exécute néanmoins, rallie le Canada et revêt sa combinaison dans l’instant.
Retour à la Jamaïque. Cette fois du côté de Hellshire, l’une des rares plages de la côte sud malmenée par le récent ouragan Dean.

Les gamins batifolent, leurs mères vendent quelques poissons grillés et nos bobeurs se souviennent un peu plus. De leurs racines. De leur soudaine notoriété. Des retombées qui ont suivi. Les émigrés Michael et Devon d’un côté. Chris et Tal, les deux fils du pasteur, de l’autre. Les pauvres de la périphérie de Kingston et les petits bourgeois désormais installés sur les hauteurs.

Devon, en aparté : “ Au début, nous nous sommes serrés les coudes, mais nous n’avons pas évolué de la même manière. Les différences initiales existent toujours. Restés en Jamaïque, Chris et Tal nous ont un peu oubliés… ”

A Calgary, c’est précisément Tal, le pilote qui prend les commandes de l’opération. Qui, en priorité, fait le lien avec les commanditaires et les médias. La première course est honorable. La seconde électrique, avec un 7è temps à la poussée et une gamelle à 115 km/h. Il n’en faut pas plus pour enclencher le processus de reconnaissance et exciter l’opinion dans son ensemble. L’après Jeux tient du rêve éveillé : invitation chez les Lakers, rencontre avec Mike Tyson, réception présidentielle, publicité à gogo. “ Sauf, souligne Michael, que derrière ces apparences, il n’y avait pas de quoi assurer nos arrières. ”

Devon, le premier, comme des centaine de milliers de ses compatriotes, choisi des tenter sa chance aux Etats Unis. Son parcours est connu. Il alimentera ses conférences de motivation, son nouveau job. Michael suit et loue ses services à une entreprise d’équipements sportifs. L’un et l’autre n’ont pas oublié le bob. Ils veulent remettre ça, mais plus sérieusement encore. Les Jeux d’Alberville, de Lillenhammer et de Nagano ajoutent au mythe du “ bob jamaïcain ”. Mais avec des satisfactions contrastées et, bientôt, des intérêts divergents. Une belle 14è place en Norvège (devant la France !). Mais aussi deux équipes distinctes (à 2 et à 4) au Japon.

Film culte, encore sollicité comme agent de stimulation lors de la dernière Coupe du Monde de rugby par les cadres anglais, “ Rasta Rocket ” ne fait pas que des heureux. La transposition est honnête, mais elle ne rapporte pas le moindre cent à ces inspirateurs. Devon encore : “ On nous avait promis un pourcentage sur les recettes avant de nous annoncer que les coûts étaient supérieurs. Evidemment nous nous sommes fait bernés… ”

Plus proches des centres de décision (représentants ministériels, entrepreneurs locaux, etc.), Chris et Tal s’en sortent mieux. Ensemble, ils dirigent la Fédération de bob. Demeurent à l’écoute des instances internationales. Le premier s’est reconverti dans la banque, le second dans la logistique. L’argument perdure. Quelques publicitaires en profitent. Une nouvelle équipe, on l’a vu, espère rallier Vancouver. Mais le “ bob jamaïcain ” a vécu. Ou tout au moins son esprit.

Benoît Heimermann


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