Je marche dans les rues de Gaza…
Quatre cercueils d’otages civils juifs exposés comme à la foire au centre d’une montagne de bâtiments détruits par les raids aériens…. comment en est-on arrivé là?

Je marche dans les rues de Gaza, qui ressemble à un bout d’Égypte, ses rues étroites truffées d’échoppes, l’odeur du thé rouge sucré, des fritures et de la chicha à la pomme que les commerçants fumaient sur le pas de leur porte en attendant le client, une indolence à la fois active et bonhomme. Avant, plus au sud, Rafah était une ville en or, située sur la route du commerce libre entre Al-Arich l’Égyptienne et Gaza. Quand Israël s’est retiré du Sinaï, la nouvelle frontière a traversé en plein milieu de la cité, coupant en deux la grand-rue Salah Eddine, séparant commerces, maisons, familles. Rafah, ville-carrefour, s’est transformée en banlieue perdue, sans issue.
On se dit que ce bout de terrain sableux devrait être rattaché à la maison-mère de l’Égypte et aux rues d’Alexandrie. Bien sûr, il y a les patrouilles de soldats israéliens, qui n’ont d’ailleurs pas l’air très inquiets. Et les jeunes qui leur lancent des regards de défi, mais les vieux les ignorent. Comme des étrangers qui – voyez l’Histoire – ne font que passer et qui, un jour ou l’autre, finiront par s’en aller.
Je marche avec précaution dans les rues de Gaza jonchées de débris. Pierres contre fusils, la première Intifada vient d’éclater. L’odeur des pneus enflammés, les poubelles renversées, les tas de cailloux, les échoppes claquemurées… À l’indolence a succédé la révolte. Le patron, ici, est toujours l’Autorité palestinienne et son chef charismatique, Arafat, mais déjà on parle de la naissance d’un mouvement proche des Frères musulmans, le Hamas, qui prône la lutte armée.
Je marche, soulagé, poitrine ouverte, dans les rues de Gaza. La paix, enfin, un accord, un vrai, à Oslo, signé entre Rabin et Arafat. Je visite la foire commerciale de Gaza où Palestiniens et Israéliens se côtoient. Le public de Gaza écoute la démonstration d’un industriel juif de Tel-Aviv sur son système de filtration d’eau… Mieux, Bill Clinton est venu assister à l’inauguration de l’aéroport international Yasser Arafat à Rafah, flambant neuf. Je me pince.
Je marche dans Gaza où j’ai, cette fois, du mal à pénétrer. Le check-point à l’entrée est de plus en plus dur. Fouille, interrogatoire, suspicion : le reporter n’est pas le bienvenu. Rabin a été assassiné, l’accord est mort, l’armée israélienne a éventré la piste d’atterrissage de l’aéroport, qui rouille au soleil.
L’eau, l’électricité, l’essence, la farine, les médicaments, le bois, l’acier, l’électronique ou la verroterie… tout vient d’Israël ou doit passer par son territoire. Je commence à entendre parler de tunnels creusés sous la frontière avec l’Égypte. Au début, c’est un cordon ombilical, qui fait passer des moutons et du ciment pour les constructions. Bientôt, on y fera aussi passer des armes. Israël détruit les tunnels, alors on creuse, de plus en plus profond, de plus en plus loin. Et la termitière s’étend à l’infini.
Je ne marche plus dans la rue à Gaza, totalement bouclée, mais me faufile d’un point à un autre. Sans sa lumière, fond de teint, Gaza a une mine de papier mâché. Voilà plusieurs jours que la pluie du ciel s’abat sur la ville. La première et la deuxième Intifada ont coupé le flot des travailleurs palestiniens vers Israël. Barrages, bouclages, affrontements… Avec la fermeture des territoires, Gaza manquait déjà d’oxygène. Sans soleil, Gaza est maintenant privée de lumière. Pas étonnant que les gens d’ici vous confient qu’ils ont du mal à respirer.
Dans son bureau, un chef d’entreprise fait pivoter son siège, le doigt tendu :
— À l’ouest, je suis à un kilomètre de la colonie qui nous barre l’accès à la mer. Au nord, le check-point israélien d’Abou Houli. À l’est, à quatre kilomètres, je bute sur la frontière avec Beersheba, en Israël. Et au sud, la « ligne rose », qui nous sépare de l’Égypte depuis plus de vingt ans.
Je cours en rasant les murs de Gaza, vers le carrefour de Netzarim, planté d’un fortin aux allures médiévales occupé par les snipers israéliens. Ici, quelques jours plus tôt, ils ont ouvert le feu sur des manifestants. Un homme et son fils étaient réfugiés derrière un tonneau contre un mur. Une rafale, une autre plus précise. Le père est blessé, son fils tué. L’affaire fait scandale. Il y en aura bien d’autres. Netzarim reste le symbole de l’occupation israélienne, des colonies inamovibles et d’un processus de paix qui piétine. Et c’est ici, aujourd’hui, qu’on meurt.
Je me faufile dans un parking souterrain pour retrouver un chef militaire du Hamas. Israël a quitté Gaza, mais la prison reste fermée à double tour. Dans le ciel, les avions de chasse de Tsahal tournent, l’œil sur leurs radars. Nous avons ôté les batteries de nos téléphones. Il est jeune, pâle à force de ne plus voir la lumière, né dans la prison à ciel ouvert de Gaza. Il dit que le combat ne s’arrêtera jamais.
— Les risques ?
Il me regarde, étonné. Il succède à son chef, pulvérisé par un missile.
— Et vous ?
— Moi ? Mais je suis déjà mort.
Je ne marche pas, je suis assis devant mon écran. Arafat, Rabin, les accords d’Oslo, l’Autorité palestinienne, 1 200 Israéliens tués le 7 octobre, civils pour la plupart, 48 000 Palestiniens habitants de Gaza, dont 70 % de femmes et d’enfants… tous morts.
Je regarde des hommes hurler, leurs kalachnikovs levées vers le ciel, cagoulés de noir, revêtus d’uniformes striés de rouge et de vert, de gilets pare-balles. Sur un podium, quatre cercueils exposés comme à la foire. Ceux des otages morts qu’on s’apprête à échanger contre des prisonniers palestiniens. La foule, hystérique, crie, exulte, applaudit cette farce grotesque qui donne la nausée. Gaza était une prison à ciel ouvert ; quarante années d’enfermement en QHS en ont fait un asile de fous.
Je me souviens de Gaza que je ne reconnais plus.
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