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Je suis de nulle part, Sur les traces d’Ella Maillart

Livres publié le 22/12/2006 | par Olivier Weber

Qui a dit que les frontières toutes se ressemblaient? Celle-ci est étrange, retorse, trop discrète pour être honnête. Des hauts-plateaux désertiques, de maigres arbustes, des maisons de torchis qui disent leur infinie solitude et ne livrent que des regards fermés. Cette fausse barrière qui ouvre sur l’Afghanistan et ses premières montagnes est un no man’s land que désertent mêmes les rats. Une clôture qui incite là plus qu’ailleurs à abandonner les anciens parapets d’Europe. De l’autre côté de cette portion de l’ancien empire des Indes qui se nomme désormais Pakistan s’ouvre un pays ravagé par des années de guerre et je ne sais plus s’il s’agit de suivre le moudjahidin de trente ans qui a pris les commandes, l’exilé de Peshawar qui clame connaître la contrée comme sa poche, ou le villageois tribal qui m’a caché dans une ambulance pour approcher des confins peu hospitaliers de Mirramshah.
J’était si loin, si proche d’Ella Maillart, cette fille aux semelles de vent. Elle aussi avait franchi ce Rubicon, mais plus à l’ouest, côté iranien, un demi-siècle plus tôt, au volant non d’une ambulance mais d’une Ford V8 de 18 chevaux. Je me souvins de ses lignes écrites sans doute à la hâte, l’urgence de coucher sur le papier ce périple au bout des atlas, et au bout de soi-même. De cette frontière, qu’elle franchit avec Annemarie Schwarzenbach, son amie amoureuse de la vie et de l’héroïne, junkie jusqu’au bout des ongles, je rêvais depuis des lustres. Les escarmouches, les mines, les seigneurs de la guerre, les bandits de petit et grand chemin: le rêve fut sans cesse repoussé. Cette frontière mythique, ce bout de désert dont m’avait déjà parlé, lorsque j’avais quinze ans, un alpiniste jurassien en route pour l’Himalaya, je ne l’ai jamais vue. J’ai dû maintes fois me contenter des récits d’Ella Maillart. Je crus longtemps à un coup du sort, comme si l’auteur de La Voie cruelle, pareille aux villageois enturbannés de mes contrées tribales, ne voulait pas se révéler. Au dernier voyage, je réalisais qu’il ne suffisait que d’un périple d’une semaine pour m’y rendre, depuis Kaboul. J’y renonçais, par peur d’éventer un songe qu’il s’agissait de conserver comme un talisman jamais effleuré, tout juste entr’aperçu de loin, par-delà les montagnes, par-delà les déserts infinis, les oasis que l’on foule pour mieux en imaginer d’autres, inconnues, gardiennes de nos chimères. Le secret d’Ella Maillart serait bien gardé. Mon rêve d’Ella aussi.
Je continuais de marcher le soir dans les montagnes pour éviter les embuscades. C’était un mois de ramadan, et il nous fallait manger tôt le matin, vers quatre heures, avant le lever du soleil, un quignon de pain plongé dans un brouet graisseux, pour espérer une pitance à la rupture du jeûne, la nuit tombée, lorsque les pieds n’avançaient plus et qu’un vent glacé balayait nos pistes, sans oublier les caravansérails crasseux aux portes disjointes et aux fenêtres sans carreaux. Un ami marchait à côté de moi, Geoffroy Linyer, en tenue locale, tunique immense et sale et turban noir qui cachait son teint pâle, dans un halo de chaleur, brume qui brouillait même les souvenirs des origines. Il aimait tant lui aussi les immensités démesurées des terres afghanes et d’Asie centrale. Nous avions rencontré des chefs de clans, des guerriers harnachés de cartouchières, des espions aussi dans un hôtel de Peshawar, des humanitaires humbles, un autre arrogant, des gens de toutes sortes et surtout nous avions survécu à notre deuxième séjour en Afghanistan. Les hommes et les femmes qui nous entouraient composaient une troupe d’acteurs terriblement réels: des flagorneurs, des ambitieux, des hommes simples, un humanitaire complexé par un curriculum dépourvu du vocable École Nationale d’Administration qui se prenait, avec sa mallette bourrée de 600.000 dollars, pour le vice-roi de Kandahar, des paysans français en rupture de ban pour tenter l’aventure, un journaliste qui recherchait le nombril du monde, le sien. Une comédie riche et banale, somme toute…
Un soir, je rentrais à « la Maison Blanche » qui tenait lieu d’auberge pour tant d’organisations humanitaires et je vis la mine consternée des filles qui y habitaient. Elles m’annoncèrent la mort de Geoffroy, relatée en première page du journal local, le Frontier Post, nouvelle que je démentais aussitôt puisque je venais de quitter mon ami, quelques heures plus tôt, de retour de la frontière afghane. Le lendemain, quand Geoffroy réapparut, les sourires illuminèrent à nouveau le visage des volontaires, et nous étions tous les deux soulagés, puisque le journal avait aussi annoncé ma disparition, dans la passe de Khyber soumise au bon vouloir des tribus armées. Avec Geoffroy, nous avions apostrophé le rédacteur en chef, Kayser Butt, un Tarass Boulba local au crâne chauve et aux bras boudinés, enroulé dans un pantalon bouffant, et qui s’évertua dans un jardin plongé dans la nuit, face à une lanterne, à nous présenter ses excuses. Le journal publia un rectificatif le lendemain, mais en dernière page, et sur quelques lignes. Notre retour à la vie ne semblait intéresser personne. De cet épisode nous rîmes longuement. Comme Geoffroy me parut si proche ce soir-là d’Ella Maillart, dont il avait dévoré les livres: elle aussi avait mis en scène sa propre mort, par une notice nécrologique rédigée de sa main, où elle se présentait comme « voyageuse ».
Quelques années plus tard, Geoffroy se suicida, à trente-quatre ans. Le même âge que la compagne de rote d’Ella Maillart, Annemarie Schwarzenbach, quand elle périt des suites d’un accident de bicyclette, trop affaiblie par le poison lent qui inondait ses veines. Geoffroy, pour faire court: un mal-être profond. Annemarie Schwarzenbach: une androgyne à la figure d’ange et à l’âme ravagée. Tous deux rejetons de bonne famille. Tous deux porteurs de drames intérieurs, d’angoisses longtemps tues et qui surgissaient parfois en pleine nuit, tels des remugles obsédants. Tous deux à la recherche d’horizons lointains, comme autant de promesses de certitudes, au chevet de leur propre vie, pour gommer le flou qui les entourait, désarroi insondable que leurs compagnons, Ella et moi, tentaient de comprendre, comme si ce voyage-là pouvait se comprendre.
Je sus dès lors que le destin d’Ella Maillart ne cesserait de me poursuivre. Je sus qu’elle ne me laisserait jamais tranquille, jamais, jamais, malgré ses coups de gueule et ses candeurs d’enfant qui a mal vieilli, comme nous tous, sans doute. Dès le premier départ, sonné comme un tocsin, j’avais eu maille à partir avec Maillart, dont la vie s’ouvrait devant moi telle une étrange alchimie. Responsable de mes errances, coupable d’avoir engendré le rêve, aux bords de la Méditerranée, où nous avions navigué à l’amble, malgré ce demi-siècle d’écart, elle dans les années 20 et 30, moins dans les années 80. Une envie de lumière, celle qui révèle les couleurs. Nos vies se recroiseraient, sur les bords de la mer, en montagne, en Asie, celle qui la transforma, aux pieds des Bouddhas de Bamyan, avec des personnages qui resurgirent souvent inconsciemment: des héroïnomanes, des trafiquants, des caravaniers, Victor Point, héros de la Croisière Jaune, qu’Ella fréquenta, et qui se suicida lui aussi, Nicolas Bouvier, rencontré par hasard à Singapour, bien imbibé, et plus lucide que jamais, admirateur de « Kini », le surnom d’Ella, et qui la suivit de peu dans son trépas. Nous avions des escales et des lectures communes, ce qui est un peu la même chose, dont Joshua Slocum, Melville, Conrad, Blaise Cendrars, autre citoyen suisse, marin qui, devant la baie de Naples, eut cette phrase que je garde comme un talisman: « Je me regardais avancer comme dans un miroir sans me laisser distraire par rien ni m’absorber dans le paysage grandiose mais trop vu, et je riais de moi, et je me demandais qui j’étais et ce que je faisais au monde. »
Je devais repartir à la rencontre de Kini, ombre portée du désir nomade, même morte, croiser ses chemins, dormir dans les caravansérails de ses haltes, flairer sa passion des steppes. Remonter le cours du fleuve Ella M., forcément impétueux, à son embouchure devant l’éternité mais aussi aux confins de son amont. Comprendre les certitudes et les affres de cette silhouette obsédante. Répondre aussi à sa sempiternelle question, qui reprenait celle de Cendrars:
« Qu’est-ce qu’on fout ici? ».

Deux femmes roulent sur les routes d’Iran. Elles viennent de quitter Machad et ont admiré le dôme en or du tombeau de l’imam Reza, suspendu dans le ciel de l’été 1939. Elles semblent elles aussi suspendues, dans un décor ouaté et torride. Elles ont vu la foi ardente dans les mosquées, elles ont vu les marchands pieux penchés sur des tapis de poussière dans des poses de miniatures persanes et la ferveur négociante des artisans dans leurs échoppes, semblables à des cages, elles ont souri à des portefaix en haillons et des commerçants fortunés, au chemin éclairé par des domestiques juvéniles. La piste s’ouvre désormais devant elles, blanche et profonde comme une invitation au voyage perpétuel. A Karez, elles ont dû subir pendant une heure le roulement de questions du reis, du chef de la douane, qui tentait de savoir où avaient disparu les trente livres sterling figurant sur les passeports. Une erreur, ont clamé les deux femmes, qui se sont livrées à des exercices d’addition de leurs dépenses pour démontrer leur bonne foi. Trente livres sterling, la faute à vos agents! Le reis, rayonnant de pouvoir, tourne encore autour de la Ford, proie inhabituelle, puis laisse filer les deux intrépides. Elles sont pressées d’en découdre, d’atteindre les horizons de leur rêve fou. La frontière afghane, « l’un des moments les plus importants de notre voyage ». Excitées de découvrir des paysages nouveaux, des plateaux inconnus, mais aussi pour Annemarie de pénétrer dans d’autres paradis artificiels. Elle guette à chaque halte les demeures où elle pourra se piquer, hume les officines où se vend la morphine, prépare ses seringues. Elle regarde vers l’avant de la Ford, sur cette piste jaune qui bientôt ressemblera à un désert, celui de l’âme aussi. Ella Maillart, elle, jette des regards désespérés vers sa voisine et vers l’arrière, comme si elle désirait freiner des quatre fers cette course vers l’abîme, arrêter ce cheminement vers l’enfer, la mortelle passion de la piqûre dans la veine.
Tout les oppose. Annemarie est une femme frêle, fragile, au visage androgyne. Ella est terrienne, solide, les muscles dessinés par des années de voile et de ski de compétition. Annemarie est pénétrée d’un profond malaise de vivre, portée par les incertitudes de la route qui lui offrent de courtes échappatoires. Ella, qui n’a pas encore découvert l’exploration spirituelle, veut plonger dans les terra incognita, celles qui chavirent les esprits au-delà de toute fumée opiacée, celles qui noient les certitudes dans la douceur des haltes poussiéreuses, entre Karez, côté iranien, et Islam Kaleh, côté afghan, un poste perdu, que contemplent les deux femmes. « Celle-ci est notre frontière, s’emporte Annemarie, celle que nous avons attendue avec une folle impatience. » J’imagine Ella Maillart à cette lisière de pays, à la fois forte de détermination et effarée par les tourments de son amie. Elle est là, debout dans ce no man’s land qui n’a guère changé aujourd’hui, celui des trafics et des compromissions, celui où s’affirment déjà les principautés guerrières et tribales. Dans tout périple, le voyageur approche des moments magiques, souvent cristallisés dans un lieu qui incarne toute cette espérance, tel un horizon longtemps désiré. Des moments tragiques, aussi, comme à cet instant l’émotion d’Ella Maillart. Sa vie est là, au-delà du petit poste tenu par des gabelous en guenilles, dans ce regard qu’elle porte plus loin que la frontière. Le saut est devant pour elle, derrière pour Annemarie, qui dépérit de ses drogues. « Les plaines seront-elles moins immenses, les horizons plus réconfortants? » s’interroge Annemarie devant cette terre sèche, qui, à défaut du ciel, arrache des larmes à celle qui s’apprête à la fouler. Ella hésite, comme si sa vie pouvait basculer à ce moment précis, instant de grâce, instant de disgrâce. « La liberté est noire » écrivait Antonin Artaud.

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Editions Payot