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« Juifs, Yéménites »

publié le 14/11/2008 | par grands-reporters

En 1949, pratiquement toute la population juive du Yémen a choisi l’émigration. Un camp de transit a été organisé à Aden pour les accueillir, parfois durant de longs mois. De là un pont aérien, monté par les autorités israéliennes, leur a permis d’être transféré en Israël. L’opération a concerné en tout 49 000 personnes. Seul, 1200 d’entre eux ont décidé de rester au Yémen. Que sont-ils devenus? Soixante ans plus tard…Reportage.


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La province d’Amran dévoile une ligne d’horizon montagneuse. Le
Jebal al-Jaef, les crêtes de Dayfan…A soixante kilomètres au nord
de Sanaa, la pierre volcanique marque son territoire. Les parcelles
de cultures de qat maillent de vastes étendues agricoles rajeunies par la saison
des pluies. Au loin, sur le flanc d’une colline, on discerne un large soleil, peint à
même la roche. Le symbole de l’Islah, le parti islamiste modéré, fortement
implanté dans les zones rurales.
Au terme d’une longue route bordée d’échoppes, le village de Ridha apparaît.
Au dernier poste de contrôle sécuritaire, l’officier responsable de la zone livre
un message qui a valeur de précaution : « Les juifs que vous allez rencontrer
font partie de la société yéménite ». Ridha est une imbrication de maisonnées en
pierres sombres et de boutiques qui gravitent autour d’une artère principale.
A l’écart du centre ville, au bout d’un chemin de terre, une trentaine d’élèves se
prépare à achever la journée d’école. Ils sont répartis dans trois petites classes,
modestement meublées de bureaux en bois et décorées de quelques affiches
punaisées aux murs. Ils ont de 8 à 12 ans et suivent l’enseignement religieux de
leurs professeurs. Dans la classe de primaire, l’enseignant est allongé sur un
banc, derrière son pupitre. Il emmagasine le qat, le « diable vert », dans le coin
d’une joue tout en dispensant ses instructions. Chaque élève s’applique à suivre
de ses doigts les phrases de la Torah sur son manuel. Masha lit à voix haute. Il
module les tons et habille de musique le texte religieux. Ses sept camarades
l’écoutent attentivement et s’amusent des petites erreurs, des hésitations. Il est
14 heures. Les cours sont terminés. La petite bande des classes de primaire, de
quatrième et de seconde se retrouve dans la cour pavée de l’école. Les juifs sont
scolarisés dans des établissements spécifiques. « La cohabitation des sciences
musulmanes avec nos sciences religieuses » est difficile, suggère avec discrétion
un jeune professeur. « La Torah », c’est le maître mot qui revient dans la bouche
des élèves, leur « matière préférée ». Plus tard, les trois quart d’entre eux disent
vouloir être Rabin. Les autres opteront pour docteur ou chauffeur. Ces petits
élèves de l’école de Ridha sont l’avenir de la communauté juive du Yémen. Elle
est formée aujourd’hui de moins de 300 personnes, réparties dans trois
lieux uniques : les villages de Kersa et de Ridha, dans la province d’Amran, puis
Sanaa, la capitale. Les enfants représentent près de 30% du total de la
communauté. Ils perpétuent une présence vieille de près de 2000 ans.
Avant de quitter l’école, le professeur murmure la prophétie : « Al Knafei
Nesharim… », « Les juifs yéménites gagneront un jour la terre promise sur les
ailes d’un aigle ».

« Les ailes d’un aigle »

Pour beaucoup de juifs yéménites, la prophétie s’est réalisée. L’Aigle a pris les
formes d’un C-46 ou d’un DC-4 aux couleurs d’Alaska Airlines. De juin 1949 à
septembre 1950, au départ d’Aden, dans le sud, 380 rotations aériennes ont
conduit 50 000 juifs yéménites dans le nouvel Etat d’Israël. En 15 mois, la
discrète opération « Tapis magique », couplée au mouvement d’émigration
débuté au XIXème siècle, a failli enterrer la mémoire de cette communauté au
Yémen. Quelques uns, une poignée, n’ont pas rendu la prophétie possible. Ils se
disent juifs, avant tout. Mais ils ont fait le choix de rester Yéménites. Malgré les
conditions économiques, qui renvoient le pays dans les profondeurs des
classements internationaux du développement humain. Malgré les conditions
sécuritaires, à l’origine du rapatriement forcé dans la capitale des soixante
derniers juifs de Saada, dans le nord. C’était en janvier 2007. Yahia Ayish, technicien de formation et guérisseur, est un des rabbins de la
province d’Amran. Il reçoit dans son salon. Demain débute le Shabbat, il
s’applique à le préparer. Il est rabbin « par savoir et non par titre », grâce à la
transmission érudite de son père. Pour lui, « être un juif au Yémen, c’est se
rattacher à une histoire : être un Yéménite, un fils de Yéménite. Je ne pourrai
pas vivre ailleurs, je suis un Yéménite ». Le cheikh musulman Harrash, du
village de Kersa, ne dit pas autre chose. Il s’applique à tenir son rôle auprès de
toutes les communautés : aider les juifs à résoudre leurs problèmes, leurs
différends. « On agit avec les juifs comme s’ils étaient des nôtres », conclue-t-il,
rompant les éventuels a priori sur un cloisonnement des confessions. Mais être
Juif au Yémen, aujourd’hui, ne relève pas d’une tradition immuable et figée.
L’érosion des traditions, la préservation d’un « caractère »
L’imagerie transmise par les voyageurs et photographes du XIXème siècle
appartient désormais au répertoire de la trace et du témoignage. Les synagogues
historiques des villes de Sanaa, Aden ou Taez ont disparu depuis longtemps. Les
lieux de culte ont investi les habitations privées. Ils prennent place dans les
Mafraj, ces vastes salons bordés de matelas et de coussins dans lesquels tous les
yéménites se retrouvent pour discuter. Les textes religieux sont en bon ordre sur
des étagères, au mur une affiche donne le mode d’emploi précis du port de la
kippa. Il faut pousser la porte en fer d’une habitation pour découvrir l’unique
synagogue de la région d’Amran.
L’érosion de la tradition architecturale ou vestimentaire est en marche, chacun le
concède. Il s’agit aujourd’hui de préserver la pratique religieuse, considérée
comme l’une des plus pures du monde juif, ou plus généralement le
« caractère » des juifs yéménites, selon les termes d’un enseignant. Le judaïsme
au Yémen revêt en effet plusieurs exceptions, rappelle le Professeur Ephraim
Isaac, retraité de l’Université de Princeton et spécialiste du judaïsme en Ethiopie
et au Yémen : « Dont l’extrême concentration lors de la prière, le style méditatif
des chants, les vocalisations lors du rituel liturgique ou encore la prononciation
yéménite de l’hébreu, qui pourrait se rapprocher du babylonien. Le judaïsme
Yéménite est comme un pont entre le judaïsme ancien et moderne ». Le
Professeur Isaac insiste sur l’importance de maintenir ce lien.
Cette spécificité religieuse est une source d’appartenance essentielle. Elle
marque la frontière avec des pays dont les rapports aux Textes sont estimés
moins rigoureux, Israël en tête. Israël. Le nom n’est pas un tabou. Beaucoup s’y
sont rendus, pour découvrir, ou simplement visiter des membres de leurs
familles. Ils en sont revenus, avec une exception notable sur leurs passeports : la
trace du tampon de l’aéroport Ben Gourion, synonyme de refoulement dans un
pays arabe (sauf pour la Jordanie et de l’Egypte, signataires d’un accord de
paix). Les Etats-Unis ont aussi un goût d’horizon pour certains. « J’irais bien
pour trouver un emploi ou pour que mes enfants bénéficient d’un meilleur
enseignement religieux », précise un jeune professeur qui a vécu 13 ans à New
York, avant de revenir se marier au Yémen. Le voyage à l’étranger a des allures
de choc pour beaucoup, ce dont s’est bien aperçu le rabbin Samuel, venu de
New York pour s’assurer des bonnes conditions d’existence des juifs du Yémen.
Son constat : la nécessité de développer sur place les écoles religieuses. Le
rabbin soulignait le choc des déracinements successifs, « quitter le Yémen,
s’installer à New York, puis revenir de nouveau au Yémen après une expérience
américaine de plusieurs années et un apprentissage en yiddish ».
De fait, c’est bien la question de l’enseignement religieux qui monopolise
l’essentiel des discours des juifs rencontrés au Yémen. Ils pointent le manque de
manuels, d’espaces, d’encadrement, la faiblesse de l’insertion des jeunes filles
dans les cursus. Certes, la communauté yéménite a ses figures tutélaires à
l’étranger, qui fournissent une assistance financière et logistique. Le portrait de
l’un d’eux, Moshe Harir, figure en bonne place dans le salon du Rabin de Kersa.
Mais les juifs attendent de l’Etat yéménite qu’il assume pleinement sa part dans
leur épanouissement religieux, et pas seulement leur sécurité. Pour suppléer aux
faiblesses de l’Etat, une association locale s’est mobilisée. Depuis deux ans, le
« Parti des Verts », équivalent d’un mouvement écologique, multiplie les
contacts avec la communauté juive d’Amran et de Sanaa. Bien que disposant de
moyens financiers très limités, le Parti tente d’aider au renforcement de
l’éducation religieuse des juifs yéménites. Mais aussi au décloisonnement de
leur cursus éducatif. Nasser Al-khatari, un de ses responsables, plaide pour
« l’insertion des juifs dans l’enceinte éducative yéménite », afin de renforcer les
cohésions. Il souligne aussi la nécessité d’élargir les enseignements actuellement
dispensés aux élèves, par l’accès plus régulier à l’histoire, à la géographie ou
aux mathématiques.

« Nous sommes forts »

« Nous sommes forts. Nous sommes forts ». La vieille dame répète ces mots
comme une profession de foi spirituelle. Elle est l’épouse de l’ancien rabbin de
Saada. Un jour de janvier 2007, elle a dû quitter sa maison en quelques heures,
et laisser derrière elle leur histoire. Elle se souvient des costumes que portaient
les femmes, « autrefois ». Elle sait qu’elle ne retournera plus à Saada. Elle a
investi un grand appartement où s’empilent, dans le coin d’une chambre, des
valises. Du Yémen, elle a déjà fait le choix de ses plus beaux souvenirs : « les
jours sacrés, Shabbat ». Son fils Yahia Youssef Moussa a pris la succession de
son père, souffrant. Il est devenu l’un des responsables religieux de la
communauté installée dans l’urgence à Sanaa. Ils sont 57 à avoir été relogés par
les autorités dans le complexe résidentiel arboré de Tourist City…la « ville
touristique » gérée par le Ministère de l’intérieur. Dans ce vaste ensemble
sécurisé de la capitale, ils sont entièrement placés à la charge du gouvernement :
logement gratuit, nourriture, 5000 rials (environ 20 Euros) mensuels versés par
personne…Le jeune rabbin remercie sans compter le Président Saleh pour son
soutien et pour son aide. Il situe le Yémen aux sources du judaïsme, dans la
référence de Saba…et renvoi à Dieu seul « la vision de ce que sera le judaïsme
au Yémen dans 20 ans »… Mais détenteur du Savoir ou pas, à son passage, des
visages se détournent, des portes de ferment. La communauté juive yéménite
n’échappe pas aux clans et aux courants…ni aux querelles familiales. Les 57
déracinés sont répartis dans six bâtiments, comme presque autant de territoires.
A l’évocation de Saada les yeux se ferment. Ils s’ouvrent pour reprendre le cours
d’une journée ordinaire, les séances de qat, les prières, les parties de cartes et les
visites amicales. Les enfants juifs rapatriés à Sanaa bénéficient depuis peu d’un
début de scolarisation à domicile. Certains alternent la consultation des manuels
et le travail au petit supermarché local. Suleyman passe ses journées allongé sur
un canapé, à tirer sur un majestueux narguilé à l’interminable tuyau rose. Son
appartement est quasiment vide. Il était bijoutier. Les bijoux sont restés dans sa
maison natale. La destruction et le pillage de leurs biens, à Saada, a achevé
d’obstruer l’horizon d’un retour. Malgré tout cela, ces exilés intérieurs disent
vouloir demeurer au Yémen, et beaucoup d’entre eux pressentent que Tourist City pourrait bien être leur sanctuaire

« Etre Juif»

Les juifs yéménites sont bijoutiers, cordonniers, mécaniciens ou vendeurs de
qat. Ils portent à la ceinture la jambiya (poignard), serrent la futa (pagne long)
autour de la taille et nouent la ‘amama (sorte de keffieh) sur la tête. Seule
distinction, les boucles de cheveux qui ornent les côté du visage, les
« Zannara »… Il est terminé le temps des interdits et des discriminations imposés
au « gens du Livre », les Dhimmi. Les juifs ne pouvaient prétendre à une maison
plus haute que les musulmans, ni porter des armes. Assujettis à un impôt
spécifique, ils étaient cantonnés à quelques métiers ou ne pouvaient élever la
voix lors de la lecture de la Torah. Mais ils restaient aussi les « jâr », les voisins,
les protégés, en vertu des lois du désert…C’est Samaw’al, poète juif, qui
composa une ode immortelle en l’honneur de la gloire tribale.
Elle est longue, l’histoire des juifs au Yémen. Elle est pavée de discriminations,
d’exils, de conversions forcées mais aussi de tolérance, d’imbrications. Elle est
un perpétuel mouvement entre les évidences qui plaident en faveur de leur
départ, et les exigences d’une appartenance qui rend impossible ce qui serait
vécu comme une fuite.
Le vieux professeur de la classe de primaire de Kersa enseigne aux enfants les
cycles de la vie, ou l’alternance perpétuelle des « moments de faiblesse, puis des
moments de force ». Son discours semble plonger dans le réconfort apporté par
« l’Epître au Yémen » de Maïmonide, au XIIème siècle, alors que les juifs
yéménites vivaient une période de doutes nourris par le désespoir et les
persécutions. Les élèves l’écoutent avec attention. L’un d’entre eux fredonne
une vieille chanson juive, « une Belle de Sanaa lui a ravi le sommeil de ses
yeux ».
Eniomi a 8 ans. Je lui demande ce qu’il voudrait faire plus tard…
« Etre juif », me répond-il. »

Tous droits réservés François-Xavier Trégan pour le Monde des Religions.


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