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Kabylie: la guerre sur deux fronts.

publié le 01/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Gens et villages « barbares » ont dit les romains, « berbères » a traduit l’histoire; hommes des « Kbayl », des tribus comme les appelleront les colons.


Quand Rachid a relevé sa nuque de lutteur, son front planté de cheveux ras au dessus d’une épaisse moustache, il s’est d’abord assuré du coin de l’oeil que tout le monde était là, en prière, réuni pour les obsèques du grand-père: la famille du village et de la région, l’émigré venu de France pour les vacances et les parents qui avaient fait spécialement le voyage d’Alger. Mais quand il s’est aperçu que son cousin de la capitale rendait grâce au tout-puissant, en posant ses mains l’une sur l’autre, à plat sur sa poitrine, à la manière des islamistes, il n’a rien dit et l’a même embrassé à l’heure du départ mais s’est juré intèrieurement de ne plus jamais lui adresser la parole. Rachid, le kabyle, est chef du village de Mezloub. Et ici, on ne transige pas avec ceux du FIS, fussent-ils d’autres kabyles.
Accroché sur une crête à une cinquantaine de kilomètres de Tizi-ouzou, Mesloub est un nid d’aigle avec vue panoramique sur les vallées alentour. Derrière, il y a les montagnes du Djurdjura, toutes enneigées l’hiver, sèches et brûlantes l’été avec, aujourd’hui, un ciel et une lumière de printemps. Au dessous s’étalent le jardins de la Kabylie; cultures d’oliviers, d’amandiers, de cerisiers et maisons de pierre aux toits de tuile protégées par les épines des figuiers de barbarie. Les gosses se chamaillent, en langue kabyle, sur les grandes terrasses de ciment plantées dans la roche; les femmes, silencieuses, portent les foulards rouges ou blancs des paysannes et il faut s’effacer quand on croise quelqu’un, dans l’unique rue, d’un mètre cinquante de large, véritable labyrinthe où l’étranger, perdu, ne peut passer inaperçu. Il y a des grilles de fer forgé aux fenêtres mais les toits sont truffés de grandes paraboles. Gens et villages « barbares » ont dit les romains, « berbères » a traduit l’histoire; hommes des « Kbayl », des tribus comme les appelleront les colons. Tous ont été impressionnés par la résistance de ces régions rebelles. Mesloub et ses cinq mille âmes, village de montagne et mentalité de montagnard, vit bien campé derrière ses murs mais l’oeil résolument braqué sur le monde extérieur.
Rien n’échappe aux habitants. Ils ont tout noté: la première attaque de gendarmerie, en juillet dernier, sur la route de Drâa-Ben-Kheddan, l’ancienne ville de Mirabeau, où un gendarme a été tué. Une deuxième attaque, le même été, de la même gendarmerie. La mort de deux policiers dans l’attaque d’un commissariat à Tigzirt, proche du village où on enterrait, le jour même, Tahar Djaout, journaliste et poète kabyle assassiné à Alger. Celle d’un policier tué au comissariat de « Michelet », Aïn El Hammam; de deux autres abattus au coeur de Tizi-ouzou, capitale de la kabylie…En tout, une dizaine de morts, dans cette kabylie tranquille, jusqu’ici épargnée par le bain de sang que connaît le pays. Mezloub a commencé à serrer les dents quand une série de « feux d’ordures » se sont allumés dans toute la vallée, à mi-pente, juste au dessous du rempart des figuiers de barbarie: « une bonne dizaine de foyers, un jour de grand vent. Incendies criminels, « affirme Rachid. « Les flammes éclairaient toute la vallée. On a pris nos seaux, nos pelles, des branches d’arbres et les jeunes ont fait la chaine jusqu’au réservoir d’eau. Quand les pompiers ont fini par arriver, le feu était déjà éteint. » Qui l’allumé? On ne sait pas. Et Mesloub se méfie de tout le monde, des étrangers qui ne font que passer, du pouvoir central, par atavisme, et des islamistes qui déforment la religion, crachent sur leurs marabouts et prétendent les soumettre, réussir là où tous les autres ont échoué.
A l’automne, la menace se précise. A l’autre bout de la chaîne, Tirourda, un bled sans téléphone, perdu au bout d’une route affreuse, est attaqué en pleine nuit par un commando d’hommes masqués et armés de kalachnikovs. Les aggresseurs cernent le village, sortent les hommes de leur lit, leur mettent un canon sur la tempe et exigent tous les fusils du village. Tout kabyle digne de ce nom en possède un ou deux, pour chasser le sanglier, le chacal ou la perdrix; parce qu’on n’aime pas marcher dans la montagne sans une arme et qu’un homme sans fusil, paysan ou prof de fac, n’est pas vraiment un homme. Du coup, la kabylie regorge d’armes. Tirourda est le dernier vilage frontière avant la région de Bouira, fief du FIS. Et les maquis d’Allah ont besoin de ces fusils de chasse dont il suffit de scier le canon pour les transformer en arme redoutable. Deux autres villages, Tamkara et Aït-Bouadou, seront attaqués en quelques semaines. Deux seulement sur les milliers que compte la région. la kabylie n’est pas à feu et à sang, loin de là, mais elle n’est plus le hâvre de paix qu’elle était jusqu’alors. Ses forêts sombres, aux pentes raides, ont toujours été le refuge idéal pour les maquis en formation. A l’abri de la montagne, les commandos secoués par la répression, espèrent retrouver leurs forces, loin des descentes de la police. Même s’ils savent que la population leur est hostile. Ils tiennent pourtant deux villes, à la frontière de la kabylie, Jijel, sur la côte est où plus personne n’ose s’aventurer et Dellys, autre port adossé à une forêt coupe-gorge, planté de faux-barrages tenus par les islamistes en armes qui contrôlent les voitures, tuent ou séquestrent l’indésirable. Les kabyles grimacent en évoquant le caractère particulier de ses habitants, mi-berbères, mi-arabes et qui ont toujours regardé en direction d’Alger. Des écoles incendiées, trois usines d’état de textiles, de constructions, de chaussures détruites par le feu, un standard téléphonique et quelques bus saboté et une série de meurtres dans les quartiers populaires ont vaincu la ville, aujourd’hui dite « pacifiée », en tout cas soumise à la loi des islamistes et de ses dockers barbus. Plus grand-chose, à dellys, ne peut se faire sans les islamistes. A une demie-heure à peine de Tizi-ouzou.
Tous, désormais, se sentent menacés. A Mesloub, aussitôt, on s’organise. En décembre, le comité du village se réunit, avec les représentants des trente-neuf familles, le clan d’en haut et celui d’en bas de la montagne. Dans la salle de l’ancienne mosquée, sous le portrait de l’ex-président Mohammed Boudiaf, on pose sur la grande table les quatre grands livres: le « registre des actes » qui règle les litiges, le « règlement intérieur », celui des « cotisations » qui finance les travaux de la fontaine, de la route ou du cimetière; et celui des « pénalités » qui sanctionne ceux qui bravent les interdits. Quant aux naissances et aux morts.. »Pas besoin d’inscrire ça dans un livre » dit Rachid, président du comité du village, « je peux vous réciter la liste de mémoire. » On décide d’accroître la sécurité. Chaque chef de famille est chargée de surveiller son lopin de terre ou les abords du village: « On ne leur a pas précisé ce qu’il fallait faire dans le détail. Ils le savent. S’ils échouent, ce seront des lâches et ils devront rendre compte. » On commence par chasser les marchands ambulants hors du village, les vendeurs de tapis, maroquiniers et autres étrangers venus des régions arabophones, de Msila ou Bouira, suspectés de venir repérer les lieux au profit des islamistes. « J’ai confisqué les papiers du dernier cordonnier qui est passé ici, jusqu’à ce qu’il ait fini son ouvrage » dit un vieil homme. Les autres travailleront désormais sur la grand-route, à l’entrée du village. On interdit la traversée des champs, comme lors de la ceuillette des olives, quand les femmes travaillent seules aux champs et que tout mâle étranger sait qu’il risque une décharge de chevrotines s’il s’aventure, l’effronté, à roder autour d’elles. Désormais, il faut taire la géométrie de Mesloub, ses entrées cachées par les vergers, les mille et un recoins de la montagne, l’écho de ses ruelles minuscules où on peut s’interpeller à distance pour signaler l’intrus: « Sans le secret, notre village n’est plus un village kabyle » dit Rachid. Et ici, le secret, on connait! Comme pendant la guerre d’indépendance, quand les soldats français, les « sauvages du B 13 », avaient établi leurs quartiers dans le coin. Comme au siècle dernier, quand les montagnards sans téléphone, communiquaient par signaux de fumée, visibles dans toute la vallée. Quand le comité a pris une décision, plus personne ne peut la contester. C’est lui qui a fait raser la petite maison au coeur du village, là où certains venaient consulter un mauvais marabout adepte de sorcellerie; lui qui a mis l’immam de la mosquée à l’amende pour être arrivé en retard aux réunions. Le nouvel homme de Dieu est un « véritable immam, comme on les aime ici », quelqu’un qui parle avec vous même si vous avez un verre de vin à la main, pas un sectaire, pas un fanatique. D’ailleurs, pendant le jeûne du ramadan, les hommes de Mesloub n’hésitent pas à vous offrir un café ou à allumer une cigarette et le soir, dans toutes les maisons, on joue au loto jusqu’au petit matin. Mais qu’on ne s’y trompe pas: chacun est pieux musulman et respecte Dieu. Témoin les cinq mille mosquées en kabylie sur les douze mille que compte le pays. Allah a son immam, sa mosquée et sa place dans le coeur des hommes; et le comité du village sa salle de réunion où les chefs de famille prennent les décisions politiques. Même s’il faut, comme en l’an sept cent de notre ère, faire une légère entorse à la charia pour aménager la loi sur l’héritage des femmes, histoire de ne pas démembrer des terrains déjà trop petits. Le jour, plus récent, où la sous-préfecture a fait passer un ordre de réquisition des fusils de chasse, en promettant de les restituer aux jours meilleurs, la plupart des hommes de la région sont allés discrètement les enterrer à portée de main. Et quand le gouvernement algérien a crée une commission pour le dialogue national en oubliant d’inviter les associations culturelles berbères, les rues de Tizi-ouzou se sont remplies par deux fois du peuple des montagnes. Trois cent mille personnes, la première fois, le 17 janvier; cent cinquante mille, le 25 janvier, une semaine plus tard; deux manifestations « contre le terrorisme » et « pour la langue berbère ». Pourquoi deux journées de protestation? Parce que deux partis d’obédience kabyle et deux coordinations du Mouvement Culturel Berbère. L’une proche du FFS, parti traditionnel qui a raflé la grande majorité des sièges de la région aux dernières législatives, regroupé autour de son chef charismatique Aït-Ahmed et de l’aura des maquis kabyles de 63 en lutte ouverte avec les présidents Boumédienne et Chadli. L’autre proche du RCD, crée il y a cinq à peine, sans assises électorale mais qui séduit les jeunes cadres résolument opposés à tout dialogue avec les islamistes, à l’image de son bouillant secrétaire général, Saïd Saadi. Le FFS suspecte le RCD d’être une création du pouvoir pour diviser les kabyles; le RCD accuse le FFS de vouloir composer avec le diable islamiste. Les deux se déchirent. Politiquement, il y a aujourd’hui deux façons d’être kabyle. Mais tous se retrouvent dès qu’il s’agit de défendre le fait berbère. Personne n’a oublié le « Printemps berbère », celui qui a marqué la renaissance linguistique et culturelle, le refus de l’arabo-islamisme comme unique choix. Au départ, le 10 mars 1980, l’interdiction par la police d’une conférence sur la poésie donnée par un écrivain célèbre, Mouloud Mammeri. Le gendarme contre le poète? L’université explose et la rue avec elle. Manifestations, grèves, arrestations; le 20 avril, la police investit le campus; on parle de deux cent blessés et de trente-deux morts. Depuis, on manifeste chaque année à la même époque. « Entre 80 et 85, le pouvoir a envoyé 34 fois ses troupes anti-émeutes en kabylie » dit Meheni Fahat, membre du MCB et artiste célèbre qui fait l’aller-retour permanent entre politique et chanson. Avec d’autres intellectuels, il a lancé le premier tract du MCB en septembre 81. Quatre ans plus tard, une tentative de création d’une ligue des Droits de l’Homme l’envoie avec cinq de ses amis passer vingt deux mois au pénitencier de Batna. Avec la démocratisation, le pouvoir fait des concessions: radio nationale et bulletin télé en langue berbère, le « Tamazight »; on ouvre deux instituts de langue à Tizi-ouzou et Bejaïa, les associations culturelles explosent dans toute la région. Aujourd’hui, on écrit en berbère sur le fronton des mairies: » Autrefois, c’était tout simplement impensable! » Mais le MCB veut aller plus loin, obtenir un statut pour cette langue aux allures de maths modernes, l’imposer dans les tribunaux, les écoles, les institutions d’état; fonder une télé, un théatre, un cinéma kabyle: « nous sommes déjà en mesure de prendre en main l’enseignement du primaire, » affirme Fahat le chanteur. Avec les Aurès, le Mzab, Tipasa et le grand sud du pays, il y a environ quarante pour cent des algériens qui parlent berbère. Et je pèse mes mots. » Pour lui, le danger est double: « d’un côté, le pouvoir que l’on connait trop bien et qui doit être balayé; de l’autre, les islamistes qui nous promettent l’enfer. » Lors de la journée de protestation du 17 janvier, le Mouvement berbère version RCD a proclamé le Tamazight langue officielle et il a appelé à la mobilisation pour le 20 avril prochain, avec grève générale, marche pacifique, meetings et « grève du cartable », des écoles pendant toute une semaine.
Pour lors, Tizi-ouzou vit à l’heure du ramadan, avec la foule dans les rues le soir, des cafés qui servent toujours du vin et de la bière en dehors de la période du jeûne, des clients qui font claquer leurs dominos, ces concerts de raï ou de chaâbi, des filles qui marchent sans hijab mais sans se faire insulter; et ces auberges de campagnes où des couples, venus d’Alger la sévère, viennent chercher un peu d’air et d’amour. Sur la colline, les étudiants parlent le français et fument des cigarettes en attendant la reprise des cours. L’université n’est en grève que pour s’opposer au relèvement des notes de passage: banal. On oublierait presque l’assassinat, en septembre dernier, devant la porte de la fac, d’un prof de châriaa, le droit islamique, un militant modéré du parti religieux Hamas qui avait eu l’imprudence de condamner le terrorisme. « La kabylie est sur ses gardes, » dit un prof chauve, au crane auréolé de quelques méches légères; « même si certains veulent croire qu’elle est imprenable, » ajoute un autre universitaire, au cheveu impeccable, aussi élégant qu’un diplomate britannique. « On peut résister à l’influence du pays » dit le chauve, « pas être hors d’influence » enchaîne le diplomate. Le premier vit sur le même palier qu’un islamiste qui s’est rasé la barbe mais rumine sa vengeance; le deuxième a découvert sa voiture taggée avec un slogan du FIS. Ils savent que la ville est plus cosmopolite, avec une partie de la population arabophone et des quartiers populaires sensibles aux sirènes d’Alger. « Devant la montée du danger d’une Algérie islamiste, certains milieux commencent à discuter sérieusement la notion de fédéralisme » chuchote le prof chauve;  » même si nous restons d’une predence extrême parce qu’on sait que cette idée, venant des kabyles, risque de braquer toute le pays contre nous, » souffle le diplomate. « De toute façon, il n’est pas question de sécession. Economiquement, ce n’est pas viable. Et puis nous ne le voulons pas » précise l’un; « d’ailleurs, ce sont les kabyles qui tiennent le plus à l’Algérie algérienne; à la république algérienne. Et ils l’ont prouvé.. » confirme l’autre. Et si un jour le pays basculait vers un islamisme dominateur? Silence. Les deux profs tranquilles regardent, tour à tour, les rues de Tizi-ouzou, ces montagnes où les maquis islamistes cherchent à prendre racine, cette Kabylie forte et fragile. Et, dans le même temps, répondent d’une seule voix: « Eux, ils descendront. Et nous, nous remonterons là-haut. »


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