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Kanun:la loi du sang.

publié le 27/01/2016 | par Erik Bataille

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La jeep poussiéreuse est abandonnée devant un pont rudimentaire aux rondins grossièrement équarris, seul point de franchissement sur la Lumi, le torrent tumultueux qui gronde autour de la Kula du clan de Kole. Devant la bâtisse fortifiée, imposante avec ses quatre étages de pierres irrégulières, sombres, couverts par un toit de bardeaux, le jeune député et futur président du Parlement, se détend enfin.«Ici, ma famille est en sécurité !»

Dans la pénombre d’une nuit sans lune, les fenêtres minuscules semblaient vivantes sous la danse aléatoire des bougies et des lampes à mèches allumées.
Nous avons pénétré dans la forteresse par une porte étroite, l’un après l’autre.

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Grimpé un escalier raide et sombre, jusqu’au premier étage, celui des femmes. Elles nous ont accueilli, joyeuses et amicales, habillées de noir comme toutes les paysannes locales. Nous avons continué dans les entrailles de la tour et suivi un long couloir sombre jusqu’à une immense pièce lumineuse au crépis immaculé. Au centre, une longue table couverte de victuailles. Des bouteilles de vin, de raki, des assiettes de tomates et de crudités autour d’un plat gigantesque où reposait un agneau farci entier, le Ferlingu.

On a discuté et bu, mangé et chanté, longtemps. Entre hommes!. Puis vint un bref répit quand la table fut poussée pour dérouler tapis, couvertures et oreillers, notre lit communautaire. Pour une nuit si courte qu’à peine endormi, un rafale m’a réveillé avant l’aube. Accoudé à la fenêtre, Peter déchargeait joyeusement sa Kalach en direction du soleil naissant. »Ah que la campagne est belle ! ».s’extasia alors le parrain-poète.

Un café à la consistance de bitume et un grand verre de raki plus tard, nous sommes partis à pied pour une visite protocolaire. Avançant vite sur les pentes raides couvertes de garrigue et d’éboulis. Jusqu’à une ferme accrochée sur un replat au dessus de la vallée. L’extérieur en pierres sèches était austère, presque rébarbatif, et dans le patio intérieur envahi de vignes exubérantes et de glycines, une foule silencieuse piétinait.

Que des hommes! La mine patibulaire, le poil et le regard sombres. «Ils viennent témoigner leur respect à un meurtrier d’honneur », m’expliqua alors Kole. Une obligation incontournable selon le Kanun , le droit coutumier du nord de l’Albanie.

Dans la cour, on se bousculait en silence. J’ai longtemps scruté les visages, essayant d’imaginer lequel de ces « durs » était le héros de la fête. Finalement, on m’a présenté à Gjin, un adolescent imberbe et dégingandé.Dix sept ans à peine mais déjà six mois de prison à Skhodra pour avoir tué un militaire incorrect avec sa sœur! «Il l’a vengée et a sauvegardé ainsi l’honneur du clan».

Assis à l’ombre d’un plaqueminier en fleurs, comme un notable, il serrait les mains noueuses, recevant enveloppes et cadeaux, profitant de ces quelques jours d’insouciance. Un répit fugace dont il devait profiter. Une semaine au plus, avant d’attendre dans la clandestinité, résigné, la réaction du clan adverse, inéluctable.

S’il s’exilait, le déshonneur serait total pour tous et sans garantie de survie. S’il restait, il ne serait à l’abri que dans une de ces tours de claustration qui pointent entre ces montagnes et le Kosovo. La vendetta de sang, initiée il y a plusieurs siècles, avait été interdite à l’indépendance, puis éradiquée pendant les années de dictature qui organisait chaque moment de la vie sociale. Jusqu’à interdire la religion, les voitures, la musique, le chant…

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L’effondrement du régime a laissé les Albanais du nord dans l’anarchie. Ils ont alors comblé l’absence d’autorité en redécouvrant les mille paragraphes du Kanun. Cet antique code, écrit il y a plus de cinq siècles par un des princes Dukagin, régissait la vie sociale de la naissance à la mort. En douze livres, tout y était décrit : les devoirs de l’homme et de la femme, les règles économiques, le mariage, le poids de la parole, la bessa, et les règles de la vengeance de sang. L’ensemble avait été conçu pour éviter l’anarchie entre tribus et familles.

«Cela peut durer dix sept ans» avait regretté alors Kole qui tentait de proposer un autre cadre pénal et juridique.
Vingt ans plus tard, le Kanun n’est plus la Bible des montagnards catholiques du nord. S’ils respectent toujours les traditions balkaniques, leur quotidien s’adoucit avec le retour de l’État et un certain confort matériel.

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