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Khaddam: « Bachar va tomber. »

publié le 13/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Abdul-Halim Khaddam (AP) Après sa démission du poste de vice-président de Syrie et de la direction du parti Baas, Abdel Halim Khaddam, arrivé à Paris l’été dernier, est devenu l’ennemi public n°1 dans son pays depuis qu’il a mis en cause la responsabilité directe du président Bachar al-Assad dans la mort de Rafic Harriri ? Interview exclusive.


INFO-OBS

ENTRETIEN

– Qu’est-ce qui vous fait dire que Damas est impliquée dans l’assassinat de l’ancien premier ministre libanais, Rafic Hariri ?

– Devant la commission d’enquête internationale qui m’a entendue, j’ai mis en cause le président syrien Bachar al-Assad et ses services de sécurité. C’est à elle de juger les faits. A l’été 2004, deux mois avant la prolongation du mandat du président libanais Lahoud [soutenu par Damas, NDLR], j’ai eu un entretien avec le président Bachar, à 9H00 du matin. Il paraissait très énervé : « J’ai appelé Hariri ce matin à 7H30. Il conspire contre nous. Je lui ai dit qu’on ne l’avait pas fait premier ministre pour qu’il fasse nommer un président libanais qui nous est hostile ! Quant à ses relations avec la France, les Usa et l’Arabie Saoudite…tout cela se fait contre nous ! » Hariri a nié et tenté de se justifier.

Mais Bachar lui a dit : « Fais attention ! C’est moi qui décide qui sera le président du Liban. Celui qui s’opposera à ma décision, je vais l’anéantir ! » J’ai dit au président Bachar : « Comment pouvez-vous parler ainsi à Hariri, premier ministre du Liban ? Nous avons fait beaucoup de sacrifices pour aboutir à l’accord de Taëf [accord de réconciliation nationale au Liban, 1989.NDLR]. En soutenant Lahoud, vous détruisez ces accords. Hariri est un allié, vous savez combien il a servi la Syrie. Mais il n’est pas à votre service ! Si cela se sait au Liban, les réactions seront très mauvaises. » Bachar s’est repris et m’a dit d’inviter Hariri à Damas, en signe de conciliation. En réalité, quand Hariri est sorti de l’entretien avec Bachar, il était hypertendu et saignait du nez. Et c’est moi-même qui l’ai fait venir dans mon bureau pour lui prodiguer des soins. Autre exemple : en octobre 2004, j’ai eu une réunion à la présidence du parti pour discuter de la résolution 1559 [demandant le retrait des forces étrangères, donc syriennes, du Liban. NDLR]. Le président Bachar a dit : « Cette résolution est l’œuvre de Chirac, d’Hariri et des Américains. Mr Hariri agit et conspire contre la Syrie.
Il rassemble autour de lui sa communauté sunnite. C’est une affaire très grave. » Voilà pour le climat. Le lendemain, j’ai appelé Bachar pour lui dire que tout le Liban était structuré sur une base communautaire, les chiites autour du Hezbollah et du Mouvement Amal, les maronites autour du parti de Suleiman Frangié, les chrétiens avec les milices libanaises, etc. Et ces mouvements ne sont pour autant dirigés contre la Syrie ! Il n’y avait donc pas de raison de considérer le rassemblement sunnite d’Hariri comme un danger. Tous ces faits et d’autres, je les ai exposé à la commission d’enquête internationale.

– Quel est, selon, la raison principale qui aurait amené la décision d’assassiner Rafic Hariri ?

– Depuis 1998, il y avait des tensions avec Hariri. Entre lui et son président Lahoud, les divergences étaient profondes. Pour mémoire, quand le général Lahoud a été élu président, j’ai exprimé mon désaccord parce que je crois que le Liban ne peut pas soutenir un président militaire. J’ai donc abandonné le dossier du Liban qui a été pris en main directement par Bachar al-Assad. Avec Lahoud, ils ont tout fait pour l’empêcher de gagner les élections en 2000.
Sans y parvenir. D’où leur colère. Quand le président Bachar a voulu prolonger de deux ans le mandat de Lahoud, Hariri y était opposé, comme tous les libanais, le peuple syrien et les Arabes. La France et les Usa ont fait front commun. Le monde entier était contre cette décision ! Le 18 août 2004, j’ai mis en garde le président Bachar : « Toi, la Syrie et le Liban, vous ne pourrez pas résister aux conséquences d’une décision qui va vous détruire. » Il a paru m’écouter, a dit qu’il renoncerait mais n’en a rien fait.

– Pourquoi tenait-il tant à prolonger le mandat du président Lahoud ?

– Parce que Lahoud et les services de sécurité libanais sont impliqués avec les services syriens dans la corruption au Liban. Au centre de cette corruption, il y a le président Bachar, son frère Maher et son beau-frère Assef Chawkat. Lahoud a dit à Bachar qu’un autre président ouvrirait forcément les dossiers de la banque Al-Madina ou celui du transfert de l’argent de Saddam Husseinau Liban. Le président Bachar a donc exercé une énorme pression sur Hariri pour qu’il accepte la prolongation du mandat de Lahoud.
Les élections approchaient et Hariri, proche de l’opposition, répétait : « Le Liban ne peut pas être présidé ni contre la Syrie…ni par la Syrie. » C’est cette dernière phrase qui l’a tué.

– La prolongation du mandat présidentiel de Lahoud, – faute politique lourde – a servi avant tout à couvrir la corruption du pouvoir syrien ?

– C’est exact. Couvrir la corruption et garder la mainmise sur le Liban. Vous savez, les chiffres de la corruption sont énormes. Dans l’entourage présidentiel, les sommes volées au Liban mais aussi en Syrie dépassent les vingt milliards de dollars. Quant à l’argent de Saddam Hussein, plus d’un milliard de dollars sont arrivés au Liban pour être distribué.

– Ainsi les messages répétés de Rafic Hariri à Damas, avant les élections, pour dire qu’il n’était pas et ne serait pas un ennemi de la Syrie…n’ont servi à rien ?

– A rien ! Le pouvoir ne lui faisait aucune confiance et le haïssait.

– Quand son assassinat a-t-il été décidé ?

– Je ne sais pas.
Mais je sais que si une décision a été prise, elle n’a pu l’être que dans le cercle de Bachar, son frère, son beau-frère et, pour la partie exécutive, par Rostom Ghazali.

– Le « suicide » de Ghazi Kanaan est un mystère…

– Moi, je crois que c’est un suicide. Et qu’on l’a poussé à cet acte. L’homme a servi pendant vingt ans au Liban et il a pu commettre des erreurs. On l’a sans doute menacé de le juger, de l’envoyer en prison, de le briser. En réalité, il devait être interrogé par la commission d’enquête à l’extérieur du pays. On a sans doute craint qu’il parle et ne revienne jamais en Syrie.

– Que pensez-vous de l’action du juge Mehlis et de son rapport ?

– Mehlis est un très bon juge et il a consacré énormément d’efforts à cette enquête. Il y a deux lectures de son rapport final, une professionnelle, l’autre politique. Professionnellement, ce rapport est très fort. Politiquement, on a fait courir le bruit qu’il allait demander des sanctions contre la Syrie. Comme il n’en demande pas, on a parlé d’échec : c’est une manipulation. En réalité, Mehlis a dit que l’enquête n’est pas achevée et qu’il faut travailler encore pour boucher tous les trous.
Mais son travail est tellement sérieux que n’importe quel juge peut poursuivre l’enquête et aboutir à des conclusions.

– Dans quel état est le pouvoir en Syrie aujourd’hui ? Peut-il s’effondrer ?

– Il va tomber. Avant tout pour des raisons internes et les fautes de Bachar al-Assad qui dirige depuis cinq ans le pays de façon dictatoriale. Il a échoué dans tous les domaines. La crise économique s’est accentuée, la pauvreté et le chômage ont augmenté, les libertés ont reculé, la police est très active et il suffit d’une phrase pour se retrouver immédiatement en prison. Il n’a tenu aucune des promesses qu’il a faites en arrivant au pouvoir. Et il prend ses décisions tout seul, sans réfléchir et sans tenir compte du contexte intérieur et international. Regardez l’affaire Lahoud ! Le monde entier lui a dit : « Ne faites pas cela ! » Et cela ne l’a empêché de prendre cette décision catastrophique !
Un jour seulement avant le vote de la 1559, il a eu une occasion historique d’éviter cette résolution de l’ONU.
La veille, Bachar a fait transmettre une proposition à Madrid : « Je ne renouvelle pas le mandat Lahoud mais vous vous engagez à ne pas voter la résolution. » Immédiatement, monsieur Zapatero, le président espagnol, a transmis la demande à ses partenaires. Jacques Chirac, Tony Blair, Schröder, Zappatero…tout le monde a donné son accord quelques heures plus tard. Et, le lendemain, Bachar se rétractait et renouvelait le mandat Lahoud ! Incroyable, non ? !

– Qui dirige vraiment en Syrie ? Bachar ou, comme on l’entend souvent, un président sous stricte surveillance de la vieille garde du régime ?

– De ceux qui ont vécu avec son père, il ne reste plus que moi. J’ai essayé de lui donner des conseils pour éviter de tomber dans ce piège mais il n’écoute rien ! Il est coléreux, impulsif et agit avant de réfléchir. C’est lui et lui seul qui décide.

– Quand et pourquoi avez-vous pris la décision de rompre avec le régime ?

– J’ai décidé de démissionner en 2003 mais j’ai pris soin de ne pas le dire avant la conférence du parti. Il n’y avait aucune réforme d’entreprise, ni politique, ni économique, encore moins dans les services de l’état.
Et aucune mesure pour lutter contre la corruption. Sans parler de la décision de prolonger le mandat Lahoud…Voilà pourquoi j’ai présenté ma démission en juin dernier à la conférence du parti. Un mois plus tard, j’ai quitté le pays.

– Un mois à peine…parce que vous connaissez bien le pays ?

– Vous savez, j’ai dit plusieurs fois à Hariri de quitter le Liban. En octobre 2004, après avoir entendu ce que disait Bachar, je lui ai même envoyé une lettre en octobre 2004 et dix jours avant son assassinat, je l’ai vu à Beyrouth pour lui dire : « Démissionne et pars à l’étranger. » Il m’a répondu : « J’ai des élections. Je ne peux pas ! »

– Quel est l’état de l’opposition en Syrie ? Et hors de Syrie ? Et quelle place voulez-vous occuper dans cette opposition ?

– En Syrie, l’opinion publique est très remontée contre le régime mais l’opposition, sous pression, n’a pas pu s’exprimer ouvertement. Je crois que cette opposition va grandir. Parmi les mouvements populaires, les syndicats, les intellectuels, il y a une réelle souffrance dans le pays. Au sein même du parti Baath, après mon départ, une fraction va prendre le chemin de l’opposition.
On travaille pour réunir tous ces mouvements pour sauver le pays.

– « On », c’est vous, non ? Jusqu’où et à quelle place ?

– Ce qui m’intéresse, c’est de sauver la Syrie. Je continuerai à travailler pour rassembler tous ces mouvements avec deux objectifs : 1/ Se débarrasser du régime actuel, 2/ Instaurer un régime démocratique. Et je suis optimiste. Comment ? La nature du processus fait que cela doit rester secret. Je n’ai pas envie de faciliter le travail aux services de sécurité syriens.

– Allez-vous former un gouvernement en exil ?

– Pourquoi pas ? Cela va être discuté avec certaines personnalités syriennes. Je ne peux pas prendre, seul, une telle décision.

– Souhaitez-vous rassembler la communauté sunnite, dont vous faites partie, ou aller au-delà ?

– Moi, je suis un citoyen arabe syrien. Dans mon pays, on ne peut pas faire de la politique en se basant sur les communautés.

– Dans l’opposition en Syrie, les Frères Musulmans jouent un rôle important. Quelle place leur réservez-vous dans une Syrie de demain?

– Je suis contre la politique de l’isolement qui fragilise l’unité nationale.
Les Frères musulmans, dont la présence est historique, forment un parti musulman syrien. Comme le Baath, ils ont le droit de participer à la vie politique…

– Sauf que beaucoup d’analystes pensent qu’une fois le régime à terre, les islamistes des frères musulmans pourraient tout emporter. Et balayer le reste de l’opposition. A l’Iranienne.

– Eux ne disent pas qu’ils veulent tout balayer. Ils ont présenté un programme libéral avec beaucoup de points positifs. Quand on parle de démocratie, il faut laisser le bulletin de vote décider. A quoi cela rimerait-il de les écarter de la vie politique ? Sinon à promouvoir l’intégrisme en Syrie. L’objectif est différent. Il s’agit de promulguer une nouvelle loi électorale, une loi sur les partis, d’annuler l’état d’urgence, de protéger les libertés publiques et individuelles, de procéder à de nouvelles élections pour obtenir un nouveau parlement, une nouvelle constitution et former un gouvernement.

– Il faut d’abord que le régime chute, non ? Comment ? Vous appelez à des manifestations de rue ? A une révolution blanche ?

– Bachar va tomber.
Le peuple va le faire tomber ! Je suis contre les coups d’état militaires. Regardez ce qui s’est passé en Algérie : Chadli a fait des élections, le FIS allait les gagner, l’armée a fait un coup d’état et cela a abouti à des années de massacre alors que je suis convaincu que les islamistes n’auraient pas résisté politiquement en Algérie. Non… L’armée doit rester en dehors de l’action politique. Mais avec le peuple syrien dans les rues, je suis convaincu que les militaires ne bougeront pas. Bachar est fragile. Son attitude irréfléchie face à l’ONU va conduire la Syrie aux sanctions. Il n’a pas de bonnes relations aucun des pays arabes. Les Saoudiens sont très mécontents de lui après l’assassinat d’Hariri qui était leur ami, au plus haut niveau…Vous le voyez, Bachar, aujourd’hui, est très fragile.

– Quelle devrait-être les relations entre une nouvelle Syrie et le Liban ?

– Celle de deux pays frères, liés par des intérêts communs, basés sur le respect mutuel et sans ingérence.

– Aux frontières de la Syrie aujourd’hui, il y a la guerre entre la résistance irakienne et l’armée américaine.
Est-ce que la Syrie joue un rôle actif dans l’aide à la rébellion ?

– Il y a eu deux étapes dans les relations entre la Syrie et l’Irak. Avant et après la guerre. Avant, on a rétabli les relations avec l’Irak, ouvert les frontières et signé des accords commerciaux. Après la guerre et la chute de Saddam Hussein est tombé, nous avons été troublé. Parce que les nouveaux dirigeants irakiens étaient à la fois des alliés de la Syrie – opposée à l’occupation – et des gens qui collaboraient avec les Américains. Notre politique a donc été de rester en contact avec tous les Irakiens, pro ou anti américains, en insistant sur l’unité nationale, pour éviter l’explosion de la guerre civile. Ensuite, sous la pression américaine, nous avons modifié notre position et renforcé notre relation avec le gouvernement irakien. On a fait sortir de Syrie la famille de Saddam Hussein, notamment ses deux fils, et livré à l’Irak le frère de Saddam.

– Est-ce qu’il y a des actions militaires en Irak à partir de la Syrie ?

– Il y a des frontières communes très faciles à infiltrer entre les deux pays et des tribus très difficiles à contrôler.
En Syrie, n’importe quel citoyen arabe peut entrer sans visa. Moi, j’ai beau être opposé au régime mais je dois dire objectivement que les dirigeants syriens n’ont jamais eu connaissance d’action militaire à partir de la terre syrienne vers l’Irak. Clandestinement, c’est possible. Quant aux experts-militaires de la résistance, les officiers de l’armée irakienne démobilisée par les Américains sont bien assez nombreux !

– Est-ce que vous pensez qu’on va vers la guerre civile ?

– Cent vingt morts il y a deux jours à peine…on est déjà en pleine guerre civile ! L’avenir parait sombre. Les attentats, les assassinats, la guerre.. sans accord national, cela ne peut que continuer.

Propos recueillis par Jean-Paul Mari
(le lundi 9 janvier 2006)
NOUVELOBS.COM | 09.01.06 | 18:52


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