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La bataille de N’Djamena

publié le 15/03/2008 | par Jean-Paul Mari

A plusieurs reprises, les résidents étrangers évacués par l’armée française ont échappé de justesse aux tirs des rebelles. A l’aéroport, on a même frôlé le désastre, Jean-Paul Mari décrit la «stratégie du hérisson» utilisée par le président tchadien pour repousser les rebelles, au prix d’un sérieux tour d’écrou imposé à l’opposition…


Ce dimanche 3 février au matin, quand le pilote militaire français du Hercules C-130 comprend le danger, il est déjà presque trop tard. Ses quatre moteurs lancés à fond, juste avant le décollage, l’appareil arrive en bout de piste nord de l’aéroport de N’Djamena. En bordure de terrain, un tireur rebelle se tient sur sa droite, embusqué dans les fourrés, son RPG lance-roquettes sur l’épaule, prêt à tirer. La veille, les colonnes de rebelles ont investi la capitale dévastée par les combats. Décidé le vendredi peu avant minuit, le plan français d’évacuation, nom de code «Chari-Baguirmi», a permis de regrouper 1 620 civils, dont 712 enfants. Dix-huit rotations aériennes doivent les mettre en sécurité au Gabon. «Ce matin-là, l’appareil au décollage était plein de civils à évacuer !», se rappelle un officier sur la base. Horrifié, le pilote français voit le tireur prendre le nez de son avion pour cible et lâcher sa roquette. Il tire sur le manche, arrache l’avion et vire sèchement à gauche. L’appareil de 80 tonnes tangue méchamment, le bout de l’aile gauche frôle la piste au risque de la percuter, mais la roquette explosive passe… juste au-dessous du ventre de l’avion. Peu après, la position rebelle est soigneusement pulvérisée au canon de 100 mm. On est passé à deux doigts d’une catastrophe majeure.
La nuit précédente, sur l’avenue Charles-de-Gaulle, en plein centre de N’Djamena, c’est un VAB, véhicule de transport, lui aussi bourré de ressortissants qui a failli être détruit. Le convoi est tombé au milieu d’une fusillade entre rebelles et soldats réguliers. Un premier coup de RPG touche le sol devant un VAB dont l’avant est soulevé par le souffle de l’impact. Une deuxième roquette frappe le VAB par le travers. De plein fouet. Heureusement, elle n’explose pas.

Tout a commencé une semaine plus tôt, au Soudan, sur l’aéroport d’El-Geneina, où les services de renseignement français observent un important débarquement d’hommes et de matériel. La colonne qui se forme est puissamment armée : 280 pick-up tout-terrain, de 10 à 15 hommes par véhicule, fusils d’assaut kalachnikov, RPG antichars, mitrailleuse lourde calibre 12.7 et 14.5 capable de trouer un engin blindé et d’abattre un avion. A la tête de l’alliance, les chefs des trois principales ,rebellions hostiles au président Idriss Deby. Parmi eux, Timane Erdimi, un Zaghawa de l’ethnie et de la famille du président, son neveu, l’ennemi intime. Avec son jumeau, Tom, ils ont été longtemps les éminences grises du pouvoir avant de prendre le maquis, quand Idriss Déby a fait réviser la Constitution pour se maintenir en place. Un simple coup de téléphone à ses cousins de la garde présidentielle à N’Djamena lui suffit pour connaître les faits et gestes du président. C’est sa force. La grande faiblesse de cette alliance reste sa structure hétéroclite, un objectif commun mais trois chefs différents.
Le lundi 28 janvier, la colonne infernale traverse la frontière en plein désert, entre Abéché et Adré. Les rebelles ne cherchent pas le combat, ils n’investissent pas les grandes villes : ils foncent. Au bout d’un désert de 800 kilomètres traversé comme un océan de sable, un seul port comme objectif, N’Djamena, la radio nationale et la présidence à faire tomber : le rezzou est politique. Les avions français suivent les véhicules. Et puis on les perd.

Les rebelles ? Qu’ils viennent !
«L’observation dépend de la végétation», dit le capitaine J., pilote de Mirage F1. Une caméra sur le nez de son appareil, une autre sous le fuselage, le capitaine sillonne le désert à 10 000 pieds d’altitude, ses jumelles à portée de la main. Six Mirage, deux avions Atlantic 2 et un Transall équipé d’une caméra thermique ont volé 24 heures sur 24 pendant toute la crise. Dès l’atterrissage, les films sont développés, et les premiers renseignements sont transmis trente minutes plus tard à l’état-major. Et au président tchadien. «Dans le désert, tout est sec, une colonne en mouvement est facilement repérable, dit le pilote français. Avec la végétation, quand ils se mettent à couvert, tout est plus compliqué.» Le jeudi 31 janvier, on les retrouve à Am Djamena, à 350 kilomètres de la capitale. L’armée tchadienne se porte vers eux, mais la colonne rebelle évite le choc, se déploie en éventail et contourne l’obstacle. Elle fonce toujours vers Massakori, en cherchant un chemin direct à travers la brousse vers Massaguet, le dernier verrou de la capitale. C’est là qu’il faut les arrêter.
Le président Déby le sait très bien. En 1990, il a fait le même chemin à la tête de sa propre colonne rebelle, du Soudan jusqu’à N’Djamena, pour s’emparer du pouvoir les armes à la main. Et, avant lui, les autres présidents Goukouni Oueddéi et Hissène Habré.
Le vendredi à 9 heures du matin, à la tête de 350 pick-up de l’armée tchadienne, Idriss Déby trouve et affronte les rebelles à Massakori. Le président est un chef de guerre. Ici, on enterre souvent des généraux, toujours tués en première ligne. Les batailles, homériques, sont des charges de cavalerie légère. Etalés sur 10 kilomètres de part et d’autre de la route, des centaines de pick-up se jettent l’un sur l’autre, crachent le feu à pleine vitesse, à grandes rafales de roquettes de RPG et de mitrailleuses lourdes. Arrivés au contact, les véhicules tournent en rond, se criblent à bout portant, noyés par le vent de sable et la fumée noire des premiers engins incendiés, dans une mêlée sanglante et confuse. Soudain, une vingtaine de pick-up de l’armée tchadienne fait défection et passe dans le camp adverse. «Le président s’est aperçu que les rebelles connaissaient ses fréquences radio», dit un conseiller du pouvoir. Trahison. Pris pour cible sous un feu concentré, son fidèle chef d’état-major, Daoud Soumaïne, est abattu. Une autre partie de l’armée tchadienne refuse de combattre et fait demi-tour. Trahison encore.
La première manche est un match nul. Le chef de guerre décide de regagner N’Djamena pour mobiliser ses fidèles de la garde présidentielle. Sur le chemin, il échappe de peu à une unité rebelle qui le prend en embuscade. Vers 15 heures, les rebelles atteignent déjà Massaguet, et Idriss Déby est de retour pour freiner leur avance avec seulement 70 pick-up. La bataille, inégale, s’engage.
Aujourd’hui, sur plusieurs kilomètres carrés, le désert de Massaguet ressemble à un grand cimetière. Ici les restes carbonisés d’une trentaine de véhicules, là un RPG abandonné, une mitrailleuse tordue, une caisse de munitions éventrée, une grappe d’amulettes censées détourner les balles. Et partout l’odeur de la mort et des fosses communes, marquées d’un tumulus de sable. A 80 kilomètres seulement de N’Djamena, Massaguet est tombé.
Vendredi 1er février au soir, quand la nuit assombrit le champ de bataille, Idriss Déby, dans son palais, organise la défense de la capitale. Beaucoup croient la situation désespérée. A Paris, une réunion de crise aboutit à la décision d’évacuer les expatriés. Déby, lui, reste farouchement déterminé. En ville, il existe un marché surnommé «Hissène-a-fui» : «Je ne veux pas qu’on puisse faire ses courses un jour au marché «Idriss-a-fui» !»
Formé à l’Ecole de Guerre à Paris, il sait que l’heure n’est plus aux grandes charges, mais à la défense statique. La ville est trop vaste pour être verrouillée. Il décide un dispositif «en hérisson», demi-cercle de 1 kilomètre resserré autour de sa présidence, dans un périmètre truffé de ronds-points où chaque avenue est défendue par un de ses douze T55, des blindés russes des années 1950, vieux mais solides, 40 tonnes d’acier blindé, armés d’un puissant canon capable de pulvériser le premier pick-up rebelle qui osera s’avancer : «Bousculés par les rebelles dans le désert, il leur a donné rendez-vous avec la mort en faisant Stalingrad à N’Djamena», dit un observateur militaire. Dans le ciel, ses quatre hélicoptères de combat Mi-17 et Mi24, machines de guerre pilotées par des mercenaires mexicains, biélorusses et algériens, vont crucifier les deuxièmes lignes ennemies. Derrière le palais présidentiel, Déby s’appuie sur le fleuve Chari, frontière avec le Cameroun. Et sur son flanc gauche l’immense aéroport international, d’où partent ses hélicoptères, est tenu fermement par l’armée française. Les rebelles ? Qu’ils viennent !
Ils sont là. Dès 8h35 ce samedi, les assaillants investissent la capitale sur trois axes. A l’est, en essayant de contourner l’aéroport; au centre, droit sur la présidence; et à l’ouest, par la grande rocade qui passe devant le Parlement, vers la radio nationale, d’où ils comptent annoncer que le régime de Déby a vécu. A l’aube, les militaires français de l’aéroport ont vu arriver un pick-up et sept hommes qui escaladent le mur d’enceinte nord. Simple coup de sonde. Quelques rafales d’armes légères suffisent à les faire repartir. Le plus dur est à venir.
Dans le centre de N’Djamena, transformé en enfer, les combattants s’affrontent à tirs tendus, les obus décapitent les arbres, crèvent les murs et carbonisent des pick-up entiers. Face aux tanks, les véhicules surchargés de fûts de 200 litres d’essence deviennent des torches vivantes. Pressés par le temps, les rebelles jettent toutes leurs forces dans la bataille. Ils sont loin de leurs bases, des réserves de munitions et de carburant. Une bataille comme celle-ci se gagne dans la journée, en deux jours tout au plus. L’armée française les gêne. D’abord parce qu’elle fournit de précieuses informations, des rations et de l’aide médicale. Et, au nom d’un accord de coopération militaire, achemine des munitions à l’armée tchadienne. De plus, 500 soldats d’élite du 3e RPIMa, du 21e RIMa et les légionnaires du REC tiennent la base aérienne, d’où s’envolent les hélicoptères tchadiens. Sans compter que la «défense ferme» de l’aérogare civile empêche la colonne rebelle, bloquée au carrefour des Buffles, de se déployer face à la présidence. Le matin même, deux heures avant son mariage à l’Elysée, Nicolas Sarkozy a téléphoné au président Déby pour lui proposer de l’exfiltrer. Le chef de guerre a dit non. Dans le même temps, la France condamne «la tentative de prise du pouvoir par des groupes venus de l’extérieur», mais s’interdit un appui armé au régime en place. Déstabilisé par les critiques après les affaires du Rwanda et de la Côte d’Ivoire, tétanisé à l’idée que ses alliés européens accusent la «Françafrique» de partialité et se retirent de l’Eufor, la force européenne au Darfour, Paris s’empresse de… demander une résolution de l’ONU avant d’agir. «Un cache-sexe politique. Histoire de gagner du temps sans bouger», dit un homme du renseignement.
Sur place, les rebelles qui poussent au carrefour des Buffles s’en prennent aux militaires français de l’aérogare : «J’ai compté dix départs de roquettes sur nous. On les voyait à 150 mètres de nous. Ils étaient furtifs, tiraient et disparaissaient, raconte un officier. Un lanceur de RPG, embusqué dans un jardin, nous a envoyé plusieurs roquettes. A la troisième, je l’ai fait détruire au canon de 100 mm.»
A 14 heures, le grand marché central est en flammes. On se bat partout, près de l’hôpital central, de la radio et devant l’ambassade des Etats-Unis, évacuée par les forces spéciales françaises. Les rebelles poussent fort, et l’armée tchadienne se replie à 400 mètres de la présidence, en vue des assaillants : «Le moment décisif a été l’arrivée d’un hélico qui a pris l’avenue en enfilade», dit l’officier. Un seul panier de roquettes de Mi-17 suffit à ravager l’équivalent d’un terrain de football. A 15 heures, l’hélicoptère fait deux passages, lâche neuf puis seize roquettes. Le soir, tout le monde croit Idriss Déby condamné. La France lui a proposé la fuite, les membres du sommet de l’Union africaine (UA) à Addis-Abeba spéculent sur son avenir, et surtout les chefs rebelles parlent de lui au passé. Triple erreur. Le chef de guerre a repris les choses en main, le temps joue contre l’agresseur qui commence à manquer de force, de carburant et de munitions -, et l’alliance, sans vrai leader, se disloque déjà. Le lendemain, dès 6 heures du matin, une dernière attaque par le flanc droit détruit unT55 et investit la radio. Trop tard. En se retirant, les militaires tchadiens ont incendié les émetteurs. C’est fini. Vers 15 heures, après trente-six heures de combats acharnés, les assaillants se retirent de la ville, livrée aux incendies et aux pillages. La rébellion a laissé passer sa chance. L’UA s’incline, et la France peut affirmer son «soutien sans faille» au gouvernement en place. 400 morts, 900 blessés pour l’armée nationale tchadienne, sans doute beaucoup plus chez les rebelles, la ville est jonchée de cadavres.
Quelques jours plus tard, devant le Camp des Martyrs, 1500 hommes, militaires et civils, s’inclinent devant le cercueil plombé du chef d’état-major. Vent de sable ocre, discours, sonnerie aux morts, tout y est, sauf… le président. «Sa présence n’est pas obligatoire», dit, gêné, un conseiller présidentiel. Un regard sur la forêt d’uniformes galonnés et de chèches verts ou noirs fournit la véritable explication. D’un côté les hommes des unités régulières portent un fusil sans culasse; de l’autre, les fidèles de la garde, leur arme en état, pointent la foule.

Peur de la trahison
Le dimanche soir, à peine la bataille de N’Djamena terminée, au moins trois opposants sont raflés à leur domicile. L’un, Loi Mahamat Choua, est président du comité de renforcement du processus démocratique. L’autre, Mahamat Saleh, est le principal porte-parole de l’opposition. Le troisième, Ngarlejy Yorongar, est un des opposants les plus en vue. S’ensuit alors un feuilleton où le mensonge d’Etat cède peu à peu devant la pression internationale. D’abord, le pouvoir tchadien joue l’ignorance : «J’ai géré la guerre pour libérer la ville», dit Idriss Déby. Puis Paris frappe du poing sur la table : «Ce n’est pas parce que le gouvernement du Tchad est légitime qu’il peut se permettre défaire n’importe quoi», déclare Nicolas Sarkozy, qui obtient une commission d’enquête internationale. Du coup, on commence à «retrouver» et à libérer un opposant, puis le second à 2 heures du matin dans un cimetière, mais pas le troisième, Mahamat Saleh.
Etat d’urgence, presse censurée, rafles, perquisitions, arrestations, torture… le président n’a plus le goût de jouer au démocrate, ce qu’il n’a jamais été. De longues années de pouvoir ne lui ont pas permis d’établir une base politique dans l’opinion. Il sort à peine d’une sanglante bataille où il a failli perdre le pouvoir et la vie. Les rebelles, le peuple, l’UA, la France, tout le monde s’inclinait déjà sur sa dépouille… Et il a gagné, par la seule force des armes, stratège maniant lesT55 et les hélicoptères de combat. En chef de guerre. Aujourd’hui, hanté par la trahison qui a failli le tuer, il ne pense qu’à renforcer son arsenal, resserrer les troupes, acheter les hésitants et purger les dissidents. Politiquement, économiquement, militairement, Idriss Déby, le président-chef de guerre, applique la seule tactique qui lui a réussi : la défense «en hérisson».
A N’Djamena, ville-bunker, le président vient de lancer la réalisation d’un fossé antichar de 3 mètres de profondeur, doublé d’un mur de terre, qui va ceinturer la ville sur 40 kilomètres de long. Qu’ils viennent !

Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur

Voir le reportage photo de Noël Quidu


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