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La Blessure de Sétif.

publié le 01/04/2007 | par Jean-Paul Mari

L’image est un peu floue, trop blanche, fanée. C’est très court, quelques secondes à peine mais cela paraît interminable. Un homme lève les mains en l’air. Les mains d’un paysan algérien, debout devant sa tente de berger, entourée de poules et de chèvres. A trois mètres de lui, un soldat français le met calmement en joue. Il fait feu, l’homme au burnous s’effondre, foudroyé et les animaux, affolés, courent dans tous les sens.

La scène se répète ailleurs, sur une route, une place de village ou le pas d’une porte. La caméra ne tremble pas, comme un oeil dénué d’émotion. Un massacre tranquille aux allures de film muet, documentaire sur un abattoir de campagne. C’est d’une simplicité et d’une violence inouie.
Qui se souvient aujourd’hui des « Massacres de Sétif »? Qui, en dehors de quelques historiens, des témoins ou de leurs enfants sait qu’on a tué des civils, – dix, quinze, trente, quarante cinq
mille? – pour réprimer une manifestation, une émeute? C’était hier, il y a cinquante ans à peine. Un certain 8 mai 1945. En France, dans tous les villages, les clôches de la libération sonnent à toutes volée.

En Algérie, devant la grande poste, on célèbre la victoire. « L’Algérie, c’est la France, » comme on aime alors le répéter. A San Francisco, la communauté des nations célèbre la paix et promet l’émancipation à tous les peuples de la terre. Ce jour là, à Sétif, les nationalistes algériens prennent les mots à la lettre. Ils défilent en criant « A bas le colonialisme », « Nous voulons l’indépendance » et brandissent les drapeaux français, américains et… algérien. Sacrilège!

Déjà, en 1939, on a dissous le Parti du Peuple Algérien avant d’arrêter son chef, Messali Hadj. En pleine guerre, un pharmacien de Sétif, Ferhat Abbas, a osé publier un Manifeste où il demande l’accès à la nationalité française pour les Algériens. « Le Manifeste, » rappelle Jules Roy, « était pour les pieds-noirs d’alors, un texte monumental, inaccessible, prodigieusement scandaleux! »

A Sétif, quand le commissaire de la PJ ouvre le feu sur la manifestation pacifique et tue le porteur de drapeau, c’est l’émeute. Au soir du 8 mai, sur le registre de décès, il y a une vingtaine de noms d’européens et une mention: « Indigènes, 21 morts. » Les troubles gagnent le Constantinois. A Kherrata, les émeutiers font sauter la boulangerie, la poste, le palais de justice; ils violent, tuent et mutilent les cadavres. L’armée accourt, les civils se constituent en milice…L’émeute est terminée, la répression peut commencer. Elle sera terrible.

D’abord, parce qu’elle est aveugle. On abat des ouvriers agricoles sur le bord des champs; on brule les mechtas, on massacre hommes, femmes et enfants: « Madame Belanich courait avec nous, son enfant de huit mois sur son dos, enroulé dans un châle. La balle les a transpercé tous les deux… » se rappelle une vieille femme. « Partout, les gens tombaient comme des raisins secs, » Les civils dénoncent, l’armée ratisse et les gendarmes torturent: « Ils ont pris un homme et lui ont mis la tête dans un étau de menuisier » raconte un témoin. « Ils serraient, serraient, serraient…Le sang a jailli par le nez. Ils lui ont éclaté le crâne. Devant moi… » Répression sauvage, absurde, parce qu’elle pulvérise les liens entre les communautés, forge la conviction de l’indépendance et fabrique les futurs combattants des maquis.

Kateb Yacine, devenu grand écrivain algérien, avait quinze ans à l’époque. Raflé, emprisonné, il entend les cris de ceux qu’on fusille, découvre l’horreur avec les autres détenus, simples paysans analphabètes, et en ressort bouleversé, « décidé à consacrer le reste de ma vie à ces hommes du peuple. »

Il aurait fallu écouter, on a préféré réprimer. Comme chaque fois que l’Algérie a tremblé. De Gaulle a décidé de restituer à la France libérée son empire colonial d’avant-guerre. Albert Camus, lui, préfère écrire: « C’est la Justice qui sauvera l’Afrique de la Haine. » Personne ne l’écoute. « La date du 8 mai 1945 est un coup de gong terrible pour ceux qui peuvent entendre » dit Jules Roy. « Mais combien avaient des oreilles à ce moment là? » Cette fois, la fracture est profonde. Même pour Lounès Hanouz, sous-officier de tirailleur algérien, amoureux de la France et ancien combattant à Monte Cassino, en Corse et à l’île d’Elbe.

Ils sont, comme lui, deux cent mille musulmans dans l’armée française et plusieurs dizaines de milliers « d’indigènes » sont morts sur les champs de bataille. Après cinq ans de guerre, quand Lounès Hanouz revient chez lui, à Kherrata, les « indigènes » qui l’acceuillent le regardent en pleurant. La bibliothèque familiale a été pillée; son père, médecin, est mort, abattu en même temps que ses sept frêres; l’un d’eux, Majid, a préféré se jeter du haut des gorges de Kherrata… »Que voulez-vous que je dise à mes enfants? » dit Lounès Hanouz. Et il pleure. De douleur pour les morts, de tristesse pour ses illusions perdues, et de rage en souvenir de ce ministre de l’intérieur venu lui dire, en 1946, que la France venait…lui apporter le pardon.

Après? Il y aura le silence. Et une formule unique, ressassée comme une phrase incantatoire: « l’ordre règne en Algérie. » Un ordre qui conduira d’autres tirailleurs algériens, Ben Bella, Krim Belkacem ou Ben Boulaid à devenir les fils de la Toussaint, chefs de la rebellion de 1954. Un ordre que l’on tentera encore une fois de rétablir, avec un autre massacre, le 20 août 1955, à Philippeville, (Skidda). Un ordre si beau qu’il finira définitivement troublé par les « évènements d’Algérie », une guerre civile de sept ans, l’exil d’un million de pieds-noirs, des centaines de milliers de morts et une histoire commune tâchée de sang.

Aujourd’hui, plus de trente ans après l’indépendance, cinquante ans après les « Massacres de Sétif », à l’heure où l’Algérie s’enflamme à nouveau, il est bon de remettre un peu d’ordre dans la vérité historique. Pour tenter d’en finir avec l’amnésie.

Jean-Paul Mari.


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