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La guerre des hommes en noir

publié le 26/01/2008 | par Olivier Weber

Combattants du Fatah fidèles au président Mahmoud Abbas et militants du Hamas partisans du Premier ministre Ismaïl Haniyeh s’affrontent quotidiennement dans l’enclave palestinienne. Un chaos sanglant ponctué de cessez-le-feu. Reportage.


Quand il parle des baklavas et cornes de gazelle qui trônent dans sa vitrine aux néons, Talal Ramadan devient tout miel. Mais, lorsqu’il montre les policiers qui patrouillent dans la rue, le pâtissier laisse aussitôt pointer une vieille amertume. « Ce sont des gardes du Fatah. Tous des corrompus ! C’est pour cela qu’il faut soutenir le Hamas ! » Comme pour lui répondre, une rafale de fusils d’assaut résonne au loin. Dans la pâtisserie aux mille sucreries comme dans les rues de Gaza flotte une terrible odeur de poudre et de guerre civile.

Commerçant aisé de 50 ans, le pâtissier barbu est représentatif de l’aile conservatrice de la société palestinienne de Gaza, de ceux qui ont voté pour les islamistes du Hamas voilà tout juste un an. Tant pis si l’enclave est soumise à un blocus sans précédent, Talal Ramadan n’en démord pas : les fauteurs de troubles ne sont pas les islamistes du Premier ministre Ismaïl Haniyeh, mais bien les fidèles du Fatah, le mouvement du président Mahmoud Abbas. Et tant pis si, à l’orée de Gaza-Ville, à l’un de ses nombreux carrefours de la mort, les deux camps échangent des tirs, au kalachnikov ou au lance-grenades, prélude peut-être à une guerre fratricide. Un mort ce jour-là, cinq le surlendemain. « Le Hamas leur a foutu une bonne raclée ! » éructe le commerçant. Et la colère du pâtissier de se porter sur les ennemis de l’islam : les privilégiés, ceux qui prélèvent des commissions sur les quelques camions en provenance chaque jour d’Israël, ceux qui détiennent les monopoles des télécommunications, du ciment, du tabac, et autres raïs du business.

Gaza ressemble plus que jamais à une poudrière. Paysage de béton triste et loi de la jungle. 360 kilomètres carrés pour 1,4 million d’habitants, dont la moitié a moins de 15 ans, l’une des plus fortes densités au monde, un taux de chômage de 50 % et une population qui, à 80 %, vit avec moins de 1,50 euro par jour. Une bande de terre entre barbelés israéliens et Méditerranée, où Fatah et Hamas font la trêve un jour, exécutent des hommes du camp adverse le lendemain et promettent, la main sur le coeur, qu’il n’est pas question de s’étriper. « En un an de règne du Hamas, on compte deux fois plus de Palestiniens tués par d’autres Palestiniens, soit 266 morts dont 28 enfants, que par les forces israéliennes, avec 112 victimes », constate Issam Younis, directeur du Centre palestinien des droits de l’homme Al-Mezan.

Le week-end dernier, une attaque contre la milice du Hamas dégénère en bataille rangée, la plus grave depuis un an, avec tirs de roquettes antichars sur la maison du ministre des Affaires étrangères, l’islamiste Mahmoud Zahar, puis représailles à l’obus de mortier et au RPG. Bilan : une trentaine de morts. Gaza, c’est désormais le chaos de la vendetta, le règne des clans familiaux et du trafic d’armes. Victorieux aux élections du 25 janvier 2006, le Hamas – Mouvement de la résistance islamique, créé en 1978 – refuse de céder un pouce de son pouvoir et entend reprendre le contrôle de la rue avec sa propre milice, appuyée par des clans. Du coup, chaque rencontre entre les deux forces à un carrefour est explosive.

L’alcool a disparu depuis belle lurette. Les femmes portent le voile. Le fondamentalisme gagne les esprits. Et, pour régler leurs différends, les hamulas , les clans familiaux, utilisent de préférence le fusil d’assaut. « Plus rapide et moins cher qu’un avocat, il y a la balle de 7,62 mm à 2 euros », claironne un officier de la garde présidentielle, liée au Fatah. Le soir, les rues sont vides, et les Gazaouis n’osent plus sortir. « Cela ajoute au désespoir ambiant », se plaint Ahmed S., inspecteur de police de 42 ans. Puisqu’il ne reçoit plus son salaire de 2 900 shekels (530 euros) depuis onze mois, comme tous les fonctionnaires, le policier a vendu ses biens et les bijoux de sa femme. Lui et ses hommes (Gaza compte 15 000 policiers) ne peuvent plus faire grève : le Hamas en profiterait aussitôt pour occuper les garnisons… « Gaza est une grande prison à ciel ouvert, maugrée l’inspecteur à la table d’un café du bord de mer. Il ne nous manque plus que la guerre civile pour ajouter à nos malheurs. »

Sur la place du Parlement, Taoufik Abou Khoussa est un peu nerveux. Porte-parole du Fatah, il vient se mêler à une petite foule pour protester contre l’attentat de la veille visant la chaîne de télévision Al-Arabiya. Entouré de gardes du corps, le doigt sur la gâchette et le regard en alerte, le responsable du Fatah vilipende les hommes du Premier ministre Ismaïl Haniyeh. « Le Hamas a échoué partout. Il n’y a que des exécutions, la justice est entravée et le marasme économique s’est installé. Plus grave, tous les ingrédients sont là pour une guerre et de vrais massacres. »

Cette guerre, le Hamas la gagne cependant peu à peu grâce à deux moyens. D’abord par le tissu associatif que le mouvement islamique a mis en place depuis plus de dix ans, notamment la toute-puissante association Al-Salah. Hôpitaux, dispensaires, cinq écoles, des réseaux de soutien aux victimes des bombardements israéliens : le maillage de la société est total, complexe, au grand dam du Fatah. « Sans le Hamas, clame Samir, un chômeur d’une trentaine d’années dans une rue en ruine de Beit Hanoun, bourgade visée par les obus israéliens en novembre, on ne serait rien. Le parti donne de la nourriture, des vêtements. Les autres, zéro ! » En provenance de l’Iran et de la Syrie, cette manne transite en liquide dans les valises des ministres ou par des tunnels sous les lignes israéliennes. L’un des tunnels a d’ailleurs été utilisé par le kamikaze qui s’est fait sauter lundi à Eilat (4 morts).

Autre levier du Hamas : la Force exécutive, une milice qui compte 5 500 hommes. Impossible de ne pas les croiser lorsque l’on roule dans Gaza. En treillis ou en tenue noire, surarmés, ils tiennent tel carrefour un jour, telle rue le lendemain. Une force chargée de doubler le Fatah et sa quinzaine de services de sécurité. « Nous avons deux missions , dit l’un des responsables de la milice, Islam Shahwan, au milieu d’une escouade de paramilitaires : empêcher un coup d’Etat et arrêter les délinquants. » Certes, les hommes d’Islam Shahwan viennent de déjouer l’enlèvement de trois employés des Nations unies. Mais, plus loin, c’est une de leurs patrouilles qui ouvre le feu sur le Fatah. Bilan : au moins quinze morts. Il y a quelques jours, alors que deux hommes sont jugés pour collaboration avec les Israéliens, un commando du Hamas liquide les deux accusés en pleine audience. Islam Shah-wan, lui, promet d’autres violences avant de reconnaître que cette guerre fratricide a été voulue par les chefs palestiniens. Pas question, cependant, de passer sous le commandement du patriarche Mahmoud Abbas, encore moins de réduire les effectifs. Au contraire, Islam Shahwan et ses associés recrutent. Objectif : 10 000 hommes.

Dans ce Far West moyen-oriental, le Hamas compte aussi sur une autre force : les Brigades Ezzedine Al-Qassam, branche militaire du mouvement. Dans un verger d’orangers au bout d’une rue poussiéreuse, non loin de Gaza-Ville, cagoule plus un bas résille pour mieux masquer son regard, entouré de quatre hommes armés de fusils M16 qui font le guet, Abou Obeida, porte-parole du groupe, explique sa mission, un bandeau vert avec sourate sur le front. « On recrute en sélectionnant soigneusement les candidats, ceux qui sont capables. Les brigades ont été provoquées plusieurs fois, et nous essayons de ne pas répondre. Mais nous ne pouvons laisser les corrompus prendre notre place. » Les Brigades Ezzedine Al-Qassam sont divisées en sous-groupes : « combat direct », « ingénierie », « connaissance », « production », « munitions », qui sont subdivisés en cellules indépendantes de trois à six hommes. Tous sont candidats au martyre.

Dans une voiture qui tourne dans Gaza, Abou Yasser Sawarka (son nom de guerre) répond aux menaces d’Al-Qassam. Recherché par les Israéliens, trois fois ciblé par les drones et les hélicoptères de Tsahal, sa maison détruite lors d’un raid, blessé aux jambes et dans le dos, ce commandant des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, bataillon Jihad Amarine, défend bec et ongles le Fatah, sauf la faction de Mohammed Dahlan, soutenue, dit-il, par « des mercenaires ». Le commandant des Brigades, qui n’utilise que rarement son téléphone cellulaire pour ne pas être repéré et change de cache chaque nuit, revendique 4 000 hommes. « La guerre à Gaza, c’est de la faute du Hamas, qui a recours aux clans familiaux. » Pour les contrer, Sawarka dispose d’importants stocks de fusils. « Ça vient d’Egypte par les tunnels de Rafah, grâce à la contrebande. » Les armes abondent, il est vrai, et leur prix a baissé : 930 euros pour un kalachnikov, modèle chinois, contre 2 700 avant la victoire du Hamas ; 3 000 euros pour un lance-roquettes RPG-7, contre 4 600 auparavant. Et des grenades à 80 euros, produites, elles, à Gaza comme les roquettes Al-Qassam. « Chaque famille a au moins une arme , dit Ahmed S., l’inspecteur de police. Tout le monde craint les enlèvements. »

Les milices enlèvent pour un rien. « Mener une négociation, récupérer une voiture volée, libérer un détenu : tout est prétexte au kidnapping », dit Jamal Majdalawi. Député du FPLP (Front populaire de libération de la Palestine), c’est lui qui mène les négociations pour libérer les otages du Fatah ou du Hamas. Figure historique du mouvement, il déplore ce glissement progressif vers le chaos : « On fait de la politique en Palestine avec des enlèvements. » Ahmed Youssef, conseiller politique – très écouté – d’Ismaïl Haniyeh, le reconnaît : « Ces violences ont lieu parce que les Palestiniens sont désespérés. Cela fait le jeu d’Israël. Et, si on ne fait pas attention, la bande de Gaza va devenir un fief d’Al-Qaeda, comme l’Irak ou l’Afghanistan. »

Conséquence immédiate de cette guerre des clans : les hommes d’affaires et les intellectuels quittent le territoire, quand ils le peuvent, vers l’étranger ou la Cisjordanie, bastion pour l’heure du Fatah. « C’est un nouvel exode des cerveaux », se lamente Ali Aboushahla, l’un des chefs d’entreprise de Gaza, à la tête d’une société de consultants et d’ingénierie, qui a dû licencier 26 de ses 30 employés. De son bureau au sommet d’une tour, le secrétaire général de l’Association des entrepreneurs de Gaza et membre du Comité national de dialogue, chargé de rapprocher les deux frères ennemis, a vue sur la mer et sur d’autres immeubles d’affaires peu à peu désertés. « Le nombre de chômeurs a doublé en un an. Avant, c’était 50 % d’insécurité. Désormais, c’est 99 %… »

La fuite ou le chaos. Dans leur mini-Etat islamique, laboratoire du Hamas, les Gazaouis ne semblent guère avoir le choix. La nuit, le bruit des armes résonne d’une rue à l’autre, théâtres de la vendetta des clans ou coulisses de la scène politique, on ne sait plus. « Gaza, c’est une Cocotte-Minute qui peut exploser à chaque instant », constate, désabusé, Ahmed S., l’inspecteur de police. Pour tenter d’éviter le pire, certains pays arabes s’agitent afin d’encourager la constitution d’un gouvernement d’union nationale Fatah/Hamas. L’Arabie saoudite, notamment, dispose de puissants arguments à la fois politiques et financiers. Mais Gaza, malgré la trêve, est loin d’avoir fait son adieu aux armes.

Olivier Weber


Les mystères de l’enlèvement du soldat Shalit

O ù est passé le soldat Gilad Shalit ? Le 25 juin, ce caporal de l’armée israélienne était enlevé au cours d’une spectaculaire opération des combattants palestiniens : un tunnel percé jusqu’aux abords d’un char, à la frontière de Gaza. « Le Hamas a financé l’opération, puis l’Armée de l’islam et les Comités de la résistance populaire l’ont kidnappé » , assure un chef militaire de la bande de Gaza. Depuis, une surenchère oppose les groupes. C’est Mohamed Dahlan, l’un des hommes forts de Gaza et responsable du Fatah, qui assure la négociation, avec les Egyptiens, pour le libérer. Au Caire et à Gaza, on parle d’un possible échange avec 1400 prisonniers palestiniens. Dahlan a proposé 20 millions de dollars pour racheter le soldat, soigné par un médecin palestinien pour ses blessures pendant l’enlèvement. Du coup, Khaled Mechaal, le chef du Hamas en exil à Damas, qui ne veut pas que la faction rivale bénéficie d’un avantage, aurait offert… 60 millions de dollars. « Une manière de dire que le Hamas n’y est pour rien , dit un négociateur à Gaza. Mais, en fait, le mouvement tire toutes les ficelles de cette sale affaire qui nous a coûté des dizaines de morts en représailles. » Le tankiste Shalit se trouve ainsi au centre d’une bataille pour le pouvoir et la légitimité dans les territoires palestiniens. Reste que l’une des clés est entre les mains d’un clan familial, les Doghmush. Hier très influents au sein du Hamas, les membres du clan, qui contrôle l’Armée de l’islam, ont pris de la distance – au fusil – avec le mouvement islamique. Ce qui complique encore les pourparlers sur le sort du caporal Shalit O. W.

Les ravages de la drogue

Pendant les combats, les affaires continuent. Les trafics surtout. Les clans mafieux de Gaza sont parvenus à introduire une nouvelle drogue dans le petit territoire, appelée « le cocktail ». Sniffée ou injectée avec de l’eau et du citron, elle est composée d’héroïne (à 40 %), de poudre de crâne humain et d’hallucinogènes. Les médecins de Gaza s’inquiètent de l’engouement pour ce stupéfiant, vendu une fortune – 250 shekels (45 euros) le gramme. L’hôpital Al-Nasser compte ainsi deux cents toxicos comme patients. Conséquences de la popularité du « cocktail » : des voleurs de cimetières partent à la chasse de crânes humains, dont la poudre est supposée accroître les effets de l’héroïne. Les sédatifs, les hypnotiques et la codéine sont également très prisés. « Cette surconsommation de drogues accompagne le délabrement mental qui règne au sein de la population » , dit le docteur Mohamed Abualsebah, psychiatre, diplômé de Paris-XI et directeur du département psychiatrique à l’hôpital Al-Nasser

O. W.


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