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Liban-Israël . La guerre sale.

publié le 12/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Quand les Israéliens lancent des attaques, a affirmé Shimon Peres, ils font la différence entre les cibles civiles et militaires. Ce n’est pas ce qu’a constaté Jean-Paul Mari à Cana et dans les autres villages de la région de Tyr, comme à Housh, où Riath Jumaa, qui vient de perdre sous les bombes sa mère, sa femme et ses deux filles constate : « Aux yeux du monde, on ne vaut pas grand chose »


Il a 6 ans, un short, un tee-shirt rose et la bouche grande ouverte, pleine de terre et de cailloux. Les cheveux noirs coagulés par le sang, les yeux exorbités, démontrent que l’enfant a été écrasé à la fois par le souffle du missile et le plafond de béton de la cave qui s’est effondré. Les sauveteurs placent le corps noirci par la terre sur un brancard trop grand pour lui ; et il est emporté loin du chaos de ce qui devait être un abri. Il est 9h50, ce dimanche 30 juillet à Cana.

La grande maison est un cube de parpaings posé sur le versant d’une colline de la ville. Pour y accéder, il faut désormais marcher entre les cratères et les immeubles aplatis, escalader les gravats, les blocs de ciment, les tiges d’acier tordues et les poutres brisées, contourner un tracteur et une remorque. Deux vaches perdues déambulent entre les ruines, des feuilles de tabac blond sèchent sur des fils au soleil, l’endroit respire une odeur de paille fraîche et de mort.

La cave servait de refuge, profondément enfouie sous deux étages posés en dévers sur la colline, à côté de la mosquée, face à la vallée. La dernière bombe de haute précision larguée par avion a transpercé la maison, avant d’éclater au sous-sol. Bombe à implosion : aspiré de l’intérieur, le cube s’est affaissé, cassé, plié en deux, en écrasant tout. A Cana, cette nuit, huit autres immeubles ont été rasés mais ils étaient vides.

Regroupés dans cette maison, considérée comme la plus sûre, il y avait là deux grandes familles, les Chelhoub et les Hachem, soixante-trois personnes dont une majorité d’enfants et une quinzaine d’handicapés physiques et mentaux. Ne reste que sept survivants, cinq femmes et deux hommes dont Brahim Chelhoub, 26 ans, ouvrier agricole : «Il était une heure du matin. J’étais dans la cave, assis avec les autres, dit-il, le regard perdu.

Le souffle de la première bombe nous a projetés de l’autre côté du garage. On a commencé à ramper. Et la deuxième bombe est arrivée! J’étais aveuglé par la fumée et la poussière.» Il aperçoit un trou dans le mur, réussit à sortir et revient : «J’ai réussi à évacuer mes deux filles. Mais pas les autres. Et tout s’est effondré…» Brahim a attendu, dehors, jusqu’à 8 heures du matin, en pleurant, en appelant au secours. Sans aucun écho, en pleine nuit, dans une ville déserte et des routes sous les obus.

«Lui, c’est Ali. Et lui Mohammed…» Il est 10h10. Deux nouveaux corps, deux frères, 12 et 13 ans. Eux aussi ont la bouche emplie de terre. Deux minutes plus tard, un autre, un gamin de 7 ans. A 10h15, un cinquième, en short, 15 ans. Puis un enfant de 5 ans en tee-shirt bleu, – «C’est Kassem!» -, que l’on dépose, les bras en croix, à même la terre du chemin. Dans le ciel, un chasseur-bombardier israélien passe à basse altitude en lâchant des leurres contre d’éventuels missiles sol-air.

Il est 10h26, un sauveteur de la défense civile sort des décombres, un gamin de moins de 5 ans dans les bras. Sans blessures apparentes. Tout à l’heure, en arrivant, il y avait là deux adultes allongés sur le chemin, le visage gris. L’un d’eux tendait un bras fixe vers le ciel, poignet plié, paume vers le sol, rigide. Quelqu’un a essayé de lui baisser le bras, sans succès, à cause des muscles figés, tétanisés par l’asphyxie. On jette une couverture sur le visage, le bras pointe toujours le ciel.

Au fond de l’abri, on a trouvé des femmes en position foetale, enlacées à leurs enfants pour mieux les protéger, collées à un mur, celui qui les a tous écrasés.
Le sauveteur dépose le gamin sur un brancard. Il titube. Il a 50 ans, les cheveux gris et les larmes aux yeux. Voilà quelques jours à peine, il a dû extraire des corps brûlés, morceau par morceau, d’un convoi de réfugiés : «J’en fais encore des cauchemars. Et je ne supporte plus ces gosses retrouvés dans les décombres qui hurlent et se débattent pour rester avec leur mère morte». Une question et il explose : «Arrêtez de me demander mon nom, des chiffres, un bilan! J’en ai assez! Marre, vous comprenez!»

Il écarte les bras : «Regardez cette horreur autour de nous… Vous ne comprenez pas qu’on ne sert qu’à tester leurs nouvelles armes!» Au fond du garage, il n’y a plus d’espace pour creuser à mains nues. On cherche un bulldozer, il n’y en a pas. Le coin est trop dangereux, il faut partir. Avec un bilan provisoire de 56 morts dont 34 enfants. En attendant de pouvoir dégager tous les corps.

On quitte Cana, son silence de mort, ses immeubles rasés et les grands portraits du Hezbollah aux carrefours, Hassan Nasrallah le leader entouré de « martyrs » au regard mystique. Immeubles, stations-service, supermarchés, usines, tout est écrasé et il faut slalomer sur l’asphalte entre d’énormes cratères de dix mètres où subsistent des restes de voitures carbonisées. A l’intérieur des terres, vers Nabatiyé et Marjayoune et tout au long de la frontière, de Nakoura à Maroun Al Ras et surtout Bint Djbeil, au coeur des combats, ville fantôme en cendres, le paysage est le même… Combien a-t-il fallu de milliers de tonnes de bombes, d’obus, de missiles ?

A Tyr, l’antique Sour des Phéniciens, devenue grande ville touristique, il suffit, pour en avoir une idée, de se poster sur la plage face aux collines avoisinantes, couvertes de volutes de fumée noire. Inutile de compter les coups. Cela ressemble au battement d’un coeur qu’on écoute l’oreille collée à la poitrine. Une pulsation permanente et sourde, énorme, renvoyée par l’écho des collines. D’abord, une grande lueur rouge, un crachat de flammes et puis, toujours, ces éruptions volcaniques de fumée noire qui finissent par obscurcir l’horizon.

Navires de guerre posés au large, avions trop haut dans le ciel, missiles venus d’ailleurs, tous les tirs convergent vers la banlieue proche de Tyr, Housh ou les hauteurs de Cana, les vallées et les crêtes de la ligne frontière, les champs, les villages ou les résidences d’été. Parfois, tout s’arrête, suspendu dans un silence plus effrayant que le vacarme.

Alors, on entend le bourdonnement de moustique d’un drone, ces ULM sans pilote équipés de caméras et aussi de roquettes, petits appareils-espions qui tournent en permanence. Invisibles à basse altitude, ils transmettent vers l’opérateur d’un écran, dans un QG, les images du sol, le moindre mouvement, la prochaine cible. Puis une déflagration claque, plus forte que les autres, comme un coeur qui repart à grands coups. Et le vacarme reprend.

Sur la jetée du port de Tyr, on embrasse la côte d’un seul coup d’oeil, les grandes plages de sable fins, les centaines de parasols, de chaises en plastique vert et de transats vides. Là, dans une crique, une dizaine de jets-skis bleus attendent sous les drapeaux d’un club de vacances. Ici, sur le front de mer, le soir, il suffisait aux amoureux de se tendre la main pour emmagasiner des promesses de bonheur. Ne reste que le bar et les boutiques de plongée, un panneau annonçant l’« Election de Miss Tyr 2006 » ou une promotion pour une soirée « Summer extravaganza ». Les maîtres nageurs ont disparu. Et ceux qui osent encore s’aventurer sur le sable portent casques et gilets pare-balles : la panoplie des vacances a été remplacée par la quincaillerie de la guerre.

Après trois semaines de bombardements intensifs, certains osent sortir juste avant la nuit, respirer l’air marin, regarder le soleil dorer le dôme de la mosquée du camp palestinien de Rachidiyeh. Histoire d’oublier la navette des avions de chasse, compagnie aérienne qui apporte régulièrement la mort comme d’autres délivrent le courrier. Mais il suffit d’un bourdonnement d’insecte dans le ciel, d’un claquement plus fort que les autres et la plage redevient désert de sable. Il n’y a aucun endroit sûr, et les réfugiés le savent.

A l’hôtel Rest-House, ils sont partout, dans le salon, les couloirs, le parking ou sur le gazon du jardin encombré d’enfants, de vieillards et de femmes voilées qui changent leur bébé sur une marche d’escalier ou un capot de voiture. Ceux-là n’attendent qu’une chose : un minibus pour les emmener vers le nord, Beyrouth ou la montagne du Chouf. Les autres, plus pauvres ou plus faibles, restent coincés dans les profondeurs de Tyr.

Ici, en plein centre-ville, rue Abou Deeb, sous un gros tas d’ordures et une plaque de métal, un escalier mène vers une cave où 18 familles s’entassent depuis deux semaines. Plus loin, au sous-sol d’un immeuble, les secouristes d’une ONG ont dû ramper le long d’un conduit d’évacuation pour parvenir à un souterrain obscur où s’entassaient des réfugiés malades, atteints de déshydratation et de gale.

Partir ! Parce que personne n’est à l’abri au Sud Liban. A l’hôpital de Tyr, le responsable de la cafétéria, Riath Jumaa, 32 ans, vit désormais sur son lieu de travail. Il croyait avoir mis sa famille en sécurité dans sa grande maison de Housh. Au rez-de-chaussée, un couple de Nigérians dont le mari était membre de la Finul dans une maison clairement identifiée, au milieu des champs, sans voisin et sans bâtiment suspect aux alentours. A l’intérieur, il y avait la mère de Riath, sa femme de 24 ans, Rayan, et ses deux filles, Alice, 6 ans, et Céline, 2 ans. Les deux bombes sont tombées à deux minutes d’intervalle, exactement sur la maison : «Sans l’ONU, je n’aurais même pas pu récupérer les corps, dit Riath, blême, les dents serrées. Vous savez, aux yeux du monde, on ne vaut pas grand-chose.»

Au centre de Tyr, devant les locaux de la Croix-Rouge locale, il y a une ambulance avec drapeau, grand logo peint en rouge et gyrophare. Ou ce qu’il en reste. Au centre de la croix peinte sur le toit, un gros trou de cinquante centimètres de diamètre, fait par la roquette d’un drone. Cinq jours plus tôt, vers 22h30, Mohammed Hassan et Kassem Shalaan étaient dans le véhicule, au carrefour de Cana : «C’est là qu’on récupère les blessés des autres ambulances qui viennent de la frontière», dit Mohammed.

Le temps de transborder les trois blessés vers son ambulance, de fermer les portières et une roquette transperce le véhicule. Un des blessés a les jambes arrachées, les deux autres sont touchés. Les deux secouristes, le casque et le gilet pare-balles criblés d’éclats, n’ont que des coupures mais ils sont choqués, inconscients. Dans la deuxième ambulance, tous feux allumés, un secouriste essaie d’appeler du secours par radio.

Une deuxième roquette frappe aussitôt le véhicule : trois blessés. Mohammed se réveille, rampe vers une maison et finit par contacter une équipe du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) qui vient leur porter secours : «On est parti chercher trois blessés légers. Nous sommes revenus avec neuf blessés, dont deux graves. Et deux ambulances détruites.»

Dès le début du conflit, à Khiam, c’est un poste de quatre observateurs de l’ONU – un Canadien, un Chinois, un Australien et un Autrichien – qui a été écrasé par une bombe. Après coup, le gouvernement israélien déplore «l’accident», mais se déclare choqué que Kofi Annan parle d’acte «apparemment délibéré». Sur le terrain, les experts militaires de la Finul ont établi que les quatre observateurs n’ont pas été tués par un obus mais bien par une bombe de haute précision guidée par laser. «Un accident? Pendant près de six heures, nos observateurs n’ont cessé de prévenir les Israéliens que leurs obus se rapprochaient dangereusement de leur position, enrage un responsable de l’ONU, six heures et plus de dix appels. En vain!»

Civils, hommes, femmes, enfants, vieillards, secouristes, journalistes, membres de l’ONU, personne n’est épargné par les combats. Les hôpitaux de Tyr sont quasiment vides parce que les blessés ne parviennent pas à quitter leur village. Un membre du CICR est revenu épouvanté d’une tournée dans l’arrière-pays où il a découvert «des gens terrorisés, incapables de sortir de leurs caves pour recevoir de la nourriture». Sur la route, dans des voitures détruites, il y avait des familles entières, tuées il y a dix jours, les corps décomposés. Et dans les villages, des cadavres abandonnés, dévorés par les chiens.

A Tyr, ce matin, on enterre à la sauvette, sur un terrain vague face à la caserne. Une pelleteuse a creusé une tranchée de 50 mètres de long. Il fait une chaleur d’enfer. Un camion amène les corps, dont celui d’un bébé d’un jour, transportés dans des sacs-poubelles noirs. La mise en bière se fait sur le trottoir, 30 corps pour 28 cercueils, 3 frères dans la même caisse, des « sépultures » en forme de caisse de contreplaqué, cercueils de pauvres, en attendant quelque chose de plus décent, ailleurs, quand la guerre sera finie et la dignité retrouvée.

Pour l’heure, tout le monde porte un masque en papier contre l’odeur de mort, forte, poisseuse, insupportable. Et malgré les prières rapides de cheikhs sunnites et chiites et le garde-à-vous furtif des militaires au moment des « funérailles », la tranchée qu’on recouvre à grands coups de pelle mécanique a des allures de charnier sauvage.

C’est une guerre sale qui ne fait pas la différence entre les combattants et les autres. D’un côté, une armada moderne qui fait pleuvoir des bombes sophistiquées sur tout ce qui ressemble à l’ennemi, au beau milieu de toute une population. Human Right Watch a d’ailleurs dénoncé l’emploi de bombes à fragmentation, armes interdites, dans des zones civiles. «Quand ils lancent des attaques, a affirmé Shimon Pérès, les Israéliens font la différence entre les cibles civiles et militaires».

Précaution difficile à confirmer à Cana, en particulier, et dans toute la région du Sud Liban. D’autant que l’état-major est plus direct quand il affirme qu’il s’agit de «renvoyer le Liban vingt ans en arrière.»

De part et d’autre, on a d’ailleurs adopté rapidement un ton de chef de bande plus que de stratège militaire. Le cheikh Hassan Nasrallah ne parle que de «punir» Israël et, sur Al Manar, la chaîne de télévision du Hezbollah qu’Israël n’a toujours pas réussi à faire taire, il a promis au monde arabe plus que la victoire sur les Israéliens : «Nous allons les humilier!» A Beyrouth, ses partisans, drapeau jaune du parti en tête, n’ont pas hésité à montrer leur colère après Cana en dévastant… les locaux de l’ONU.

Une foule que des cheikhs du Hezbollah sont venus opportunément calmer, le temps de montrer à la fois la force et la retenue du parti de Dieu. De Téhéran, Khameneï, le guide suprême iranien et véritable maître du Hezbollah, a d’ailleurs qualifié Nasrallah de «personnage favori des peuples dans le monde.»

Sur le terrain, les combattants sont toujours aussi discrets, hormis quelques hommes à moto et en civil, à la fois messagers, commissaires politiques et stricts censeurs des reporters sur le terrain. Mais le Hezbollah ne cesse de déplacer ses rampes de lancement de roquettes, dans la campagne, entre les habitations et même au beau milieu des villages d’où il a tiré 1 900 roquettes sur les villes du nord d’Israël. Près de Bint Djbeil, l’un de ses bastions, les habitants ont entendu en pleine nuit des combattants du Hezbollah installer des missiles sur leur toit.

Le temps de tirer, de fuir et la réplique israélienne a écrasé quatre maisons. A Rmeich, en zone chrétienne et relativement épargnée, les habitants, excédés de voir leur village servir de refuge au Hezbollah, ont mis en place des patrouilles, la nuit, pour dissuader les combattants islamiques de mener leur guerre entre leurs maisons. D’autres affirment que le parti de Dieu essaie aussi d’empêcher les habitants de fuir, pour ne pas se retrouver seuls dans un pays désert, face aux avions israéliens.

Pour l’instant, le Hezbollah résiste. Il tient enfin cette guerre dont il rêvait pour ses martyrs. Pour lui et son image au Liban et dans le monde arabe, c’est déjà une victoire. A ce rythme, Israël est condamné à continuer le pilonnage et ses incursions terrestres – jusqu’à quand ? – au risque de tout détruire au Sud-Liban, sauf le Hezbollah. Restent les Libanais, prisonniers d’un éternel calendrier de la guerre. Comme Ahmad, chauffeur de taxi de 58 ans, né à Blida, près de la frontière.

Au printemps 1974, assis à une terrasse de café du village, une bombe israélienne tue ses deux amis et lui fait perdre l’usage d’un bras. Il survit, fonde une famille de cinq enfants et revient au village, vingt-deux ans plus tard, passer un «été qui s’annonçait délicieux», dit Mira, sa fille aînée. C’était avant le raid aérien, six explosions dont la dernière lui a fracturé la jambe. Tous les membres de sa famille sont blessés.

Depuis, Ahmad, le père, refuse de parler. Il reste silencieux, posé sur sa chaise roulante, avec ses deux jambes amputées.

Jean-Paul Mari


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