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La machine infernale d’Al-Qaida

publié le 05/01/2007 | par Jean-Pierre Filiu

Alors que le chaos grandit en Irak, l’historien arabisant explique que, là comme ailleurs, les principales victimes d’Al-Qaida sont avant tout les musulmans par Jean-Pierre Filiu


« « Djihad global
Littéralement le djihad signifie : « effort déterminé en vue d’un but ». Le Prophète lui-même fait la distinction entre le « grand djihad », lutte mystique contre les forces du Mal, et le « petit djihad », le combat militaire. Au cours de l’histoire, depuis quatorze siècles, l’évolution est claire. Il y a d’abord le « djihad d’expansion » des débuts de l’islam, puis le « djihad défensif », vaincu dans la péninsule Ibérique ou vainqueur contre les croisades. Les derniers grands « djihads de conquête », aux xvie et xviie siècles, sont menés par les Ottomans en Europe et les Mongols dans la péninsule Indienne. Depuis, plus rien. En revanche, le « djihad défensif » prend, avec l’expansion coloniale, une dimension de résistance populaire : d’Abd el-Kader en Algérie à la lutte antisoviétique en Afghanistan dès 1979.
C’est en Afghanistan que naît le « djihad global », radicalement nouveau, moderne, marqué par la mondialisation. Le projet n’a plus rien de défensif, mais renvoie à une cause et à une communauté musulmane abstraite. C’est ce djihad global qui depuis dix ans s’incarne dans Al-Qaida. Il a profité des centaines de millions de dollars déversés par l’administration Reagan et la famille royale saoudienne dans les camps d’entraînement au Pakistan. Un trésor de guerre colossal qui a permis aux pseudo-moudjahidin, qui, pour la plupart, ne sont pas allés se battre en Afghanistan, de concocter au Pakistan une doctrine de plus en plus extrémiste.
C’est l’époque des « touristes du djihad », des jeunes volontaires arabes qui viennent s’entraîner l’été dans les camps. Se crée alors une communauté orgueilleuse de « faits d’armes » largement contestables et sans rapport concret avec le peuple afghan. C’est une forme de délire idéologique fondée sur la dénationalisation du musulman combattant. Leur maître à penser, Abdallah Azzam, un Palestinien né à Jénine et qui vit à Amman, préfère mener le djihad à plusieurs milliers de kilomètres plus à l’est et écrit : « L’Afghanistan est une terre de djihad parce que ses frontières sont ouvertes ! » Pas comme Israël. C’est donc dans cet espace que va se développer Al-Qaida et son mépris systématique pour les populations et les traditions enracinées de l’islam. Il s’agit d’imposer – hier en Afghanistan, aujourd’hui en Irak – une doctrine abstraite valable en tous temps et tous lieux, le « vrai islam », à des musulmans obéissants, sous peine d’être dénoncés comme « mauvais musulmans » passibles d’une condamnation à mort licite.

La Voix du Califat
C’est toujours un non-national qui dirige les branches nationales d’Al-Qaida : Ben Laden le Saoudien en Afghanistan, Zarqaoui le Jordanien en Irak jusqu’à sa mort, puis son successeur, Abou Hamza Mouhajer, un Egyptien. Ben Laden a trouvé sa dimension dans son opposition à l’intervention américaine contre Saddam Hussein. Ses exils successifs – Pakistan, Soudan, expulsion, retour au Pakistan – ont grandi sa figure de « combattant nomade du djihad global ». L’accent qu’il a donné à la médiatisation de sa lutte l’a rendu d’autant plus moderne. En Afghanistan, il arrive très tard, mène un combat mineur dans une bourgade à la frontière pakistanaise… mais il en tire une vidéo de 52 minutes, soigneusement mise en scène et diffusée partout ! On sait comment il a utilisé ses cassettes, notamment après le 11-Septembre. Aujourd’hui encore la qualité de ses vidéos ne cesse de s’améliorer. Pour les hommes d’Al-Qaida, il s’agit d’une technologie prioritaire. La moitié de leur bataille se déroule sur le terrain médiatique, où ils jouissent d’une hégémonie sur le djihad national. En Irak par exemple, la résistance nationale est majoritaire sur le terrain, mais inaudible sur le Net. Il y a maintenant une télévision en ligne, la Voix du Califat, diffusée par Al-Qaida en Irak, avec des bulletins d’information sous-titrés en anglais ! Le dernier attentat du GSPC en Algérie est donc salué par Al-Qaida en Irak, commenté par le mollah Omar en Afghanistan, relayé en Somalie… Chaque opération dans le monde est reprise par tous les pays, vaste chambre d’écho qui donne une omniprésence médiatique, une représentation – trompeuse – d’Al-Qaida aux commandes d’un « djihad planétaire ».

La malédiction Al-Qaida
Al-Qaida, « la base » en arabe, a besoin d’un ancrage territorial pour projeter sa subversion. Et comme Ben Laden nomadisait, Al-Qaida nomadise et essaie de vampiriser une cause islamiste. Pour les populations concernées, c’est toujours une catastrophe. En Bosnie, les « djihadistes arabes », qui étaient d’ailleurs turcs et iraniens, ont terni la cause bosniaque en perpétrant des atrocités à l’encontre des Serbes. Militairement, ils n’ont rien apporté. Politiquement, ils ont aidé la propagande serbe à nourrir le fantasme d’une « République islamique » bosniaque. En Tchétchénie, c’est encore plus grave, le djihad global de Bassaïev en 1996-1999 provoque une nouvelle guerre, la fin de la période d’indépendance, et donne tous les arguments aux Russes pour la répression d’un « terrorisme international ». Au Cachemire, les indépendantistes sont laminés par la surenchère djihadiste et ses attentats dans les métropoles indiennes. Chaque fois, le djihad est une malédiction pour les peuples !
En Irak, à l’arrivée de l’armée américaine, aucune force n’était prête à l’insurrection. Trois djihads, très différents, vont émerger dans la confusion. D’abord, le djihad national, sunnite, celui des Arabes des tribus, qui va se focaliser au printemps 2004 à Fallouja. Puis la force chiite, qui va prendre les armes au nom du Mahdi, d’abord à Sadr City dans la banlieue de Bagdad, puis dans les villes saintes du Sud avec une bataille terrible à Nadjaf en août 2004. Enfin, le djihad global mené par un aventurier de nationalité jordanienne, Zarqaoui. Son double agenda est très clair : viser l’ONU, les ambassades étrangères pour radicaliser l’affrontement avec les Etats-Unis ; et semer la terreur chez les chiites, qualifiés d’« hérétiques et collaborateurs des Américains ».

Le « djihadistan irakien »
Al-Qaida porte et aggrave la fitna, « la discorde », entre sunnites et chiites. Al-Qaida, qui sent monter la contestation nationale contre elle en Irak, perpètre les attentats sacrilèges contre le mausolée chiite des deux imams à Samarra etallume la guerre civile intercommunautaire dont on voit les ravages jusqu’à aujourd’hui. En faisant main basse sur le djihad national, Al-Qaida joue l’aggravation de la crise. Peut-elle réussir, cette fois, son implantation sur un territoire national ? La question reste ouverte. Il semble que le gouvernorat d’Al-Anbar – 1 million de personnes, à l’ouest de l’Irak, frontalier de la Syrie, de la Jordanie, de l’Arabie Saoudite – échappe à toute autre autorité que celle de la guérilla. C’est dans ce gouvernorat que l’armée américaine a essuyé un tiers de ses pertes : 1 000 soldats tombés ! Or Al-Qaida, qui peut disposer d’une partie de ce territoire, a proclamé son califat avec la volonté de contrôler ce morceau d’Irak. L’avènement d’un « djihadistan irakien », au coeur du Croissant fertile, avec des capacités de projection à l’étranger, aurait des conséquences redoutables ! D’ores et déjà, ce « djihadistan irakien » a commencé à s’exporter. Si la guerre civile explosait après le départ des Américains, le djihad global ne pourrait que prospérer. » »

Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur


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