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La mémoire recouvrée des juifs de Pologne

publié le 22/11/2006 | par Marc Epstein

Des milliers de Polonais adoptés par des familles catholiques pendant et après la Seconde Guerre mondiale découvrent aujourd’hui leur judéité


Chaque jeudi, à l’heure où le soleil se couche sur Varsovie, la sonnerie d’un téléphone retentit dans un bureau de la capitale polonaise. Au bout du fil, des anonymes appellent à l’aide. Souvent en cachette, parfois à l’insu de leur femme ou de leur mari, ils confient un secret. Ils se demandent s’ils sont juifs.

Plus d’un demi-siècle après la fin de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs milliers de Polonais se découvrent une identité nouvelle. «Pendant l’occupation nazie, de nombreux parents juifs, redoutant une déportation imminente, ont confié leurs enfants à des voisins ou à des amis catholiques», raconte Malgorzaya Bonikovska, chercheur à l’Institut d’histoire juive de Varsovie. «La plupart ne sont jamais revenus, poursuit-elle, et, à l’issue du conflit, des milliers de catholiques ont adopté des orphelins juifs. Ces petits ont été élevés dans l’ignorance de leurs véritables origines: dans l’esprit des familles d’accueil, c’était là une façon de les intégrer et de les protéger contre d’éventuelles agressions antisémites. Je ne les blâme pas, car, parmi les rares parents juifs qui ont eu la chance de survivre, beaucoup ont caché leur propre judéité pour les mêmes raisons: ils voulaient épargner aux générations suivantes les souffrances qu’eux-mêmes avaient connues.»

A présent que la génération des parents tend à disparaître, le voile du silence se déchire. Et ils sont des milliers à apprendre – par des confidences chuchotées sur un lit de mort ou en rangeant les affaires du défunt – ce qui leur a été si longtemps caché. Dans un coin de grenier ou dans une enveloppe au fond d’un tiroir, les plus chanceux découvrent leur nom d’origine sur des bouts de papier jaunis. D’autres examinent de vieilles photos durant des heures et y scrutent le moindre détail; elles ont parfois été prises dans un ghetto des années 30, et ils y distinguent des inconnus avec lesquels ils se trouvent une ressemblance: papa et maman? D’autres, enfin, confrontent leurs vagues souvenirs d’enfance, s’ils en ont, avec les mensonges qui leur ont été racontés et qui se voulaient bienveillants.

La secrétaire d’Etat américaine, Madeleine Albright, a cru, une grande partie de sa vie, qu’elle était la fille d’immigrés tchèques catholiques. C’est une enquête du Washington Post qui révéla publiquement, il y a quelques mois, que ses grands-parents étaient morts dans la fumée du camp d’Auschwitz.

«Nous connaissons des centaines d’histoires comme celle d’Albright, et c’est pour ces gens-là que nous avons créé il y a six mois un standard téléphonique, explique Stanislaw Krajewski, de la Fondation du forum juif. D’emblée, notre démarche a été critiquée: ces services s’adressent en général aux alcooliques, aux drogués, aux malades du sida… La judéité n’est pas un drame social, cela va de soi. Mais ceux qui ont recours à nous sont bel et bien désemparés. Etre juif, ils ne savent pas ce que cela veut dire.»

Comment le sauraient-ils? La Pologne est catholique à près de 100%. Seuls de 5 000 à 30 000 juifs vivraient aujourd’hui dans le pays, sur 38 millions d’habitants au total. Avant la guerre, cette communauté, forte de quelque 3,3 millions de membres, était la plus importante d’Europe. La plupart ont été exterminés pendant la Shoah. Des milliers de survivants ont émigré après la guerre et en 1968, quand le régime communiste lança une campagne xénophobe. Aujourd’hui encore, les relations des Polonais avec les juifs restent malaisées et ambiguës. Comme dans d’autres pays d’Europe centrale, de nombreux habitants proclament sans honte leur antisémitisme.

«Ce pays est monoreligieux, monoculturel, monoethnique, souligne Constantin Guebert, rédacteur en chef d’un nouveau mensuel juif. Dans un tel contexte, la judéité revient à marquer sa différence. Pourtant, à présent que nous vivons en démocratie, ce n’est plus forcément un drame: dans certains milieux chics, la judéité est même à la mode. Au-delà des grandes villes, pourtant, les Polonais n’éprouvent aucune honte à exprimer des sentiments racistes, homophobes, misogynes ou antisémites. Même l’Eglise catholique manque parfois à son devoir de solidarité envers les minorités. Voilà, c’est ainsi; il nous faut vivre avec.»

C’est ce que tentent de faire, précisément, ceux qui appellent la «ligne téléphonique juive», au 652.2144. Certains volent quelques minutes pour parler. D’autres se racontent pendant des heures. Leurs questions n’appellent pas toujours une réponse simple: «Dois-je me convertir?» «Comment puis-je en savoir plus sur mes parents?» «Devrais-je être circoncis?» «Je viens d’apprendre que ma mère était juive. Mais je me sens catholique et profondément croyante. Serais-je devenue juive, que cela me plaise ou non?» «Je vais me marier. Dois-je révéler ma judéité à mon futur mari?»…

A l’autre bout du fil, sept volontaires prêtent l’oreille à tour de rôle: «Implicitement, notre présence revient à leur dire: ‘‘Vous n’êtes pas seul », constate la psychologue Ryszarda Zachariasz. On écoute. On parle. Après, c’est à eux de décider ce qu’ils comptent faire. Tout dépend de la personnalité de chacun.»

Ceux qui préfèrent évoquer leurs interrogations face à face peuvent rejoindre un groupe constitué avec l’aide de psychologues volontaires. Mais la plupart optent pour l’anonymat du téléphone: «Ils hésitent à se rendre au siège d’organisations juives, reprend Ryszarda Zachariasz. Certains ont peur d’être vus. D’autres, au contraire, ont peur d’être rejetés: “A quoi bon, se disent-ils, puisque je suis un juif qui ignore tout de la judéité? ”»

6 millions de Polonais sont morts pendant la Seconde Guerre mondiale, dont 3 millions de juifs. Depuis la disparition du régime communiste et l’avènement de la démocratie, il y a huit ans, l’ensemble de la nation redécouvre son passé: «Les expositions historiques et les manifestations en tout genre ont permis de rappeler une évidence, souligne Constantin Guebert. Les juifs sont présents sur ces terres depuis des siècles. Nous faisons partie intégrante de l’histoire de la Pologne, et chacun le comprend ainsi. A Cracovie, le Festival de la culture juive rassemble chaque année des milliers de non-juifs. Des restaurants kasher ont ouvert leurs portes là où existaient autrefois des ghettos. Bien sûr qu’il s’agit de récupération. Mais c’est aussi, pour les Polonais, une façon de s’approprier leur passé. Et de l’assumer.»

par Marc Epstein


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