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La passion du désert.

publié le 09/10/2006 | par Jean-Paul Mari

Il est le dernier refuge de l’absolu silence. Depuis des millénaires, le vent y efface les pas des caravanes qui le traversent. Même ceux qui y vivent ne peuvent se vanter de l’avoir tout à fait apprivoisé. Aujourd’hui, il a de plus en plus d’amoureux qui vont y chercher une beauté inconnue et une part d’eux-mêmes que la civilisation avait occultée. « Le désert ponce les âmes », écrivait Théodore Monod. Des vagues de l’Atlantique à celles de la mer Rouge, des dunes blanches en roches noires, Jean-Paul Mari a traversé, en sept étapes, le plus grande immensité désertique du monde


1. Banc d’Arguin : quand la vague devient dune.
Mauritanie

Elles arrivent du grand large, venues d’un autre continent, lourdes, puissantes mais harassées, leurs lèvres ourlées d’écume salée, après le prodigieux effort de cette course à travers l’océan. Quand les vagues de l’Atlantique se posent enfin sur la plage, elles pétillent de plaisir en déversant leur eau profonde, bleue, glaciale, et le sable du désert de Mauritanie en frémit. Un instant, tout paraît s’arrêter là avec ces vagues qui viennent mourir au flanc brûlant de l’Afrique.

On file à toute allure le long de la plage à marée basse, sur l’axe qui relie Nouakchott à Nouadhibou en évitant l’intérieur des terres aux pistes molles et voraces. Surtout ne pas tomber dans le piège de la sebkha, une croûte de terre apparemment dure qui cache la fange des marais salés, d’où l’eau visqueuse jaillit au passage des roues avant de vous engluer comme un insecte. Autant rouler vite et léger au bord de la plage, en évitant l’avancée des vagues, le bras tendu à la portière, le nez au vent, saoulé d’iode, d’air et de lumière. Le 4×4 fait lever des nuages de centaines de cormorans qui décollent sous les roues et auréolent la cabine du blanc du dessous de leurs ailes. Ici, dans les vasiers gris-vert qui entourent les îles du Banc d’Arguin, viennent se reposer les grands migrateurs, les colonies de flamants roses, le héron cendré, le pélican blanc, l’aigrette dimorphe, la spatule blanche, le sterne royal et le goéland railleur.

Ici, la mer est riche et les Bédouins de la tribu des Imraguen ont fait alliance avec les grands dauphins pour mieux piéger les immenses bancs de mulets. Quand les hommes s’avancent dans l’eau en frappant les vagues avec leurs bâtons, les cétacés rabattent aussitôt le poisson vers la côte. Les Imraguen tendent leurs filets, les dauphins fouillent dans les vagues, engloutissent les mulets qui cherchent à s’enfuir et la pêche est toujours miraculeuse.

On roule de plus en plus vite pour échapper à la marée haute, en croisant les dizaines d’épaves de cargos échoués qui ponctuent la côte, coque rouillée, crevée, plantée dans le sable, la proue tournée vers le désert, momifiées dans un ultime essai d’abordage. Devenus malgré eux phares, balises ou sentinelles éternelles, leurs bras décharnés de ferraille rongés par le sel, les grands navires fantômes ont toujours l’air de vouloir appareiller. Comme cette frégate qui a cherché à doubler le cap Blanc en marchant trop longtemps vers le sud, là où les fonds remontent, avant de talonner un banc de sable. C’était il y a cent quatre-vingt-cinq ans, la mer en juillet était mauvaise et le radeau surchargé. A bord, il y avait 147 rescapés, des vagues jusqu’à mi-cuisse, peu d’eau et pas mal de vin. Les survivants se sont battus, ont jeté les plus faibles à la mer, mélangé leur urine à l’alcool et fait sécher de la chair humaine sur les cordages. Treize jours plus tard, quand le brick l’« Argus » venu du Sénégal a retrouvé le radeau de la « Méduse », ils n’étaient plus qu’une quinzaine d’hallucinés accrochés à une épave maudite, dont Géricault le scandaleux fera un tableau magnifique. Eux aussi avaient confondu l’eau et le sable.

Je regarde la grève aussi sombre qu’un fond marin, la plage qui se ramasse et monte en pente douce, ce début de dune arrondie comme une nouvelle contraction de l’onde, la masse de sable venue de la mer qui s’éclaircit, enfle, se gonfle pour reprendre sa forme originelle. A observer la mer derrière et la cavalcade des dunes devant soi, on comprend que les vagues ne font que continuer leur chemin. Tout roule, avance, ondule, se transmet dans le même mouvement. Simplement, la goutte d’eau est devenue grain, l’eau s’est transformée en sable, l’écume blanche en poussière de coquillages, la vague en dune, la mer en désert.

On grimpe au sommet de la plus grande butte, là où commence l’erg de l’Akchâr, son sable si fin, crémeux, ocre rose poudré d’or. Il suffit de plonger la main au creux de la dune et de l’élever. On ouvre les doigts et il pleut du sable, de l’eau, du temps. Devant, le désert déroule ses dunes une à une, comme une invitation. Jusqu’où vont-elles ? Pour le savoir, il suffit de les suivre. Plein est.

2. Un érudit sous la tente, l’addax et les Nemadis.
Mauritanie

Ensablé, bien sûr, la pelle à la main. La piste est rouge tendre, le sable si mou et on se laisse facilement prendre par ce corps-à-corps langoureux avec les dunes. Mohamed Ould Mouloud vit tout près, à une quinzaine de kilomètres de la route qui mène à Tijikja, abritée par une volée de dunes. Le voilà, droit à 75 ans, mèche blanche sur un grand front, le cristallin brûlé par trop de soleil, en chèche noir et gallabiah blanche, les pieds nus mais un pull de laine malgré une température de 30 degrés.

Autrefois préfet de Néma, il a préféré se retirer sous cette tente où il offre une calebasse de srig frais, le lait de chamelle, aussi doux que du lait de coco. Il écrit ici des livres à l’imparfait du subjonctif sur « l’Arabie avant l’islam » ou « la Mauritanie avant la colonisation française », déchiffre les manuscrits anciens, étudie la littérature iranienne, parle le persan et s’excuse de ces « simples curiosités d’amateur ».

Au fond de sa tente, un trésor, de grosses malles en acier, empilées et cadenassées, bourrées d’une tonne et demie de livres : « Ma petite bibliothèque du désert. » On se prend à rêver de fouiller ces malles où repose une partie de l’histoire de ces dunes, de leurs animaux mythiques et de leurs tribus perdues. Comme l’addax et les Nemadis qui hantent toujours les conversations des Maures. L’addax, la grande antilope du désert, haut de 1,50 mètre au garrot, avec de longues cornes effilées en forme de lyre, farouche, quasiment invisible, doté de larges sabots qui lui permettent de galoper au sommet des dunes les plus molles.

Doté d’un métabolisme unique, il peut ne boire qu’une seule fois par an, se contente d’herbes sèches, trouve ses pâturages en suivant les éclairs lointains des orages, laisse sa température corporelle grimper sans dommage jusqu’à 42 degrés et rejette une urine si concentrée qu’elle solidifie le sable. On le recherche pour sa viande et parce qu’on croit que sa peau éloigne les reptiles depuis que des chasseurs ont retrouvé des serpents dans son estomac.

Les chasseurs, ce sont les Nemadis, une espèce d’humains à part, une secte, une tribu, une caste, mi-parias, mi-gitans des sables, qui s’habillent d’une courte tunique bleue et dorment dans des anfractuosités de rocher. On ne naît pas nemadi, on le devient, on les rejoint comme on quitte le monde des humains. Ils sont respectés, craints, méprisés. Et leurs seuls compagnons sont les chiens de leur meute, les sloughis, qui les aident à traquer l’addax, à le pousser au fond des vallées où sont tendus des filets. Entre le Nemadi et ses chiens, la relation est mystique. Chaque meute est hiérarchisée, chaque chien a un nom, chacun a un rôle. Et le combat entre le Nemadi et l’addax se termine toujours la lance à la main face à l’antilope aux longues cornes qui défend chèrement sa vie. Face à face.

La rébellion armée en quête de nourriture, l’arrivée des véhicules tout-terrain et des kalachnikovs ont brisé les règles et réduit l’addax à quelques centaines d’individus qui courent encore sur la frontière mauritanienne, dans le Ténéré et le désert du Tchad. L’addax, menacé de disparition, est plus invisible que jamais. Et les Nemadis, qui ne vivent qu’en courant vers leur antilope sacrée, risquent de disparaître avec elle.

3. Aoudaghost, sur la route des grandes caravanes.
Mauritanie

C’est une muraille en plein désert, haute de plusieurs dizaines de mètres, une barre de lave noire, de blocs grumeleux taillés par le vent de sable. Infranchissable. Il a fallu laisser la côte à un bon millier de kilomètres derrière nous, rouler en bordure des épineux du Sahel et avaler un interminable plateau de cailloux coupants, pour buter là, au bord du désert des Aouker, sur ce rempart mystérieux. On glisse sur le sable amassé à ses pieds en suivant l’enceinte d’un immense château fort naturel. Où est le pont-levis ? Ici, dans cet oued à sec qui ouvre sur une dune plus molle que les autres.

Un chèche noir goudronné accroché à une clôture, quelques chameaux effrayés, l’ombre rouge du voile d’une femme qui s’enfuit, une tente blanche… Nous sommes à Aoudaghost, ancienne capitale de l’empire du Ghana, forteresse du désert autrefois puissante et sûre où les caravanes d’un Islam doré se réfugiaient au terme d’une très longue marche, où les entrepôts regorgeaient d’une extraordinaire richesse. Au début était la « soif du sel ».

C’est elle qui, pendant dix siècles, a imprimé la route des grandes caravanes. Du nord au sud, deux grands axes étaient tracés. Le premier, le plus ancien, partait du Mzab et descendait plein sud vers les salines de Taoudéni au nord du Mali ; le deuxième obliquait à l’ouest, de Goulimine au Maroc vers Ijil, la mine de sel de Zoueirat, puis visitait tous les grands havres du désert, villes caravanières de Ouadane, Chinguetti, Tichit, Aoudaghost, Oualata aux portes du Mali.

Un lettré de Chinguetti du XVIIIe siècle parle du passage d’une caravane de 32 000 chameaux ! Et le grand Ibn Battuta a raconté ces marathons de trois mois, émaillés de tronçons désespérement secs où les hommes et les bêtes devaient franchir 700 kilomètres – vingt jours de marche ! -, sans un seul point d’eau. Attachés aux bâts des chameaux, les pains de sel étaient riches en sulfates, introuvables au Sahel dans ces pays du Soudan, Bilad As-Sudani, « pays des Noirs » – une médecine indispensable aux éleveurs africains pour administrer la « purge salée » qui soignait leur bétail et le débarrassait des parasites.

Du sud, en échange, on rapportait l’or du Mali, le mil et le sorgho pour nourrir les Sahariens, l’ivoire des éléphants de la forêt, la résine de l’acacia du Sénégal, cette gomme arabique qui teint les tissus ou soigne la toux, les plumes d’autruche qui ornaient les chapeaux de la cour à Versailles et, toujours, solidement encordés, des colonnes de centaines d’esclaves noirs. Ebène précieux à expédier vers l’Amérique, les Antilles et, bien après l’abolition de l’esclavage, vers le Maghreb, la Libye et les oasis d’Egypte.

A l’aller ou au retour, la caravane était riche et l’aventure périlleuse. On partait, au risque de mourir de soif, de se perdre dans l’immensité des sables ou de subir les rezzous des Rgueibat qui descendaient du nord attaquer jusqu’à Tombouctou. On n’oublie jamais une razzia dans le désert. Quitte à poursuivre l’assaillant et à frapper sa tribu chez elle, à 1 000 kilomètres de l’embuscade, six mois ou un an après, s’il le faut ! Pour se protéger, les chefs de caravane louaient des escortes armées, payaient une taxe au passage, s’alliaient avec les tribus sahariennes locales ou brandissaient le saint Coran, en promettant l’enfer aux pillards ignorants.
Derrière les chameaux chargés de sel, marchaient aussi des hommes et des idées, commerçants lettrés du Mzab, géographes du Caire, philosophes d’Andalousie, porteurs de culture et de religion. Comme Iman Al Hadrami, grande figure almoravide, né à Kairouan, recruté à Marrakech, étudiant à Grenade et qui a voyagé dans tout le Proche-Orient avant de mourir en l’an 1096 à Atar.

C’était l’époque de « l’or musulman », de l’islam voyageur et éclairé au temps où Gênes et Venise émergeaient du Moyen Age. C’était l’époque où Aoudaghost était la capitale prospère de l’empire du Ghana, entre le fleuve Niger et le fleuve Sénégal, avec un souverain, une cour, des tribus soumises, une armée qui défendait les caravanes et une forteresse pour accueillir leurs trésors. A l’abri de ses remparts, on pouvait troquer, prier dans la plus ancienne mosquée du désert, fabriquer des clous en fer, des bracelets en laiton, des perles de terre et des bijoux de verre.

Aujourd’hui, ne restent de cette splendeur passée qu’une vaste cité en pierre noire, en ruines, blottie contre la montagne au pied des Aouker, et l’énigme de ses habitants disparus dont les squelettes tombent en poussière au moindre coup de pinceau. Certains disent que la grande Aoudaghost a disparu, mise à sac par une invasion venue du nord en 1054. D’autres affirment que la cité métallurgique est tombée quand ses esclaves se sont révoltés contre leurs maîtres. La vérité est sans doute plus simple. Aoudaghost vivait sur la route des caravanes, cette route a changé et la belle capitale a périclité jusqu’à l’abandon.

Avec la colonisation, les nouvelles villes, les grands ports, le chemin des marchandises ne cessera de dévier vers l’ouest jusqu’à longer frileusement la côte. La guerre du Polisario a coupé le reste du cordon ombilical. Et le désert a gardé pour lui la mémoire des grandes cités caravanières comme Aoudaghost, fabuleux port d’antan ensablé en plein Sahara.

4. Entre Aïr et Ténéré, un combat de titans.
Niger

D’emblée, le silence, nouveau, palpable, comme un cinquième élément. Il y avait la terre, l’eau, le feu, l’air. Il y a maintenant le silence. Ici, en arrivant, on mange toujours trop, on boit trop, on parle trop. Il faut s’asseoir, sentir d’où vient le vent, se recaler, prendre sa place. Devenir un grain de sable qui fait son chemin, un grain d’humanité, un grain de ciel. Etre nu. « Le désert ponce les âmes », écrivait Théodore Monod.

Au matin, quand la dune blanchit, la lentille dorée qui affleure la crête annonce un nouveau jour brûlant. Les chameaux blatèrent, se plaignent comme si on les égorgeait parce qu’on serre les sangles du bât. Un thé bouillant et très fort vous ramène à la vie et l’on est déjà parti. En laissant derrière soi un filet de fumée bleue d’un feu bientôt éteint. Un combat de titans nous attend.

La piste s’élève dans les dunes. A l’est, le Ténéré, désert des déserts, entre les massifs de l’Aïr et du Tibesti, 1 200 kilomètres de sable, un océan de paix minérale, lisse et absolument plat, sans repère, sans horizon, où l’oeil peut suivre la courbure de la terre, où l’homme est pris de vertige. On aimerait traverser à la voile cette mer de sable liquide que le vent pousse vers les falaises noires de l’Aïr, plateau volcanique qui a basculé il y a deux cents millions d’années.

D’abord, au sud, l’Arakaou, croissant de montagne dans lequel s’engouffre une énorme vague de sable multicolore, magique ; puis le Takolokouzet, l’Adrar Chiriet, les monts Agalak, Taghmeurt et Baghzane. Et, tout au nord, l’immense falaise du mont Gréboun, haut de 2 310 mètres, le front en avant, tourné vers le Ténéré. Le conflit est inévitable entre le sable aérien qui veut avancer et cette barrière de lave volcanique, rempart de l’Aïr.
Alors, l’océan du Ténéré perd sa sérénité. Il se gonfle et jette ses premières vagues, sans effets. Il redouble de force et de violence et ses vagues de dunes montent à l’assaut vers le ciel jusqu’à 150 mètres de hauteur.

Le sable frappe la montagne avec la violence d’une grande marée, d’une tempête d’Ouessant, d’un tsunami sur le delta du Bengale. Il vole, accroche enfin les crêtes noires, les submerge d’une écume dorée qui sourd sur l’autre versant du Gréboun, ruisselle sur ses pentes et comble ses creux de roche. Nouvelle vague. Celle-là va briser la montagne ? Non. L’Aïr ne fléchit pas. Ses volcans noirs, éboulés mais debout depuis la nuit des temps, opposent un front ridé, craquelé et antédiluvien à la tempête du Ténéré. Combat sans fin et perdu d’avance. On se plante dans un creux de sable, dans le ressac, au milieu de cette tempête immobile.

Noires, les montagnes de l’Aïr, pitons, caps et promontoires ; blondes, les vagues de dunes qui roulent vers l’assaut ; bleu cru, la trouée du ciel entre les deux, parcouru de flammèches dentelées, cirrus du monde d’en haut qui ne sont ici que des gerbes blanches d’écume de mer. Le sable, l’air, le feu du soleil qui regarde implacable ce combat de titans, guerre sans fin et sans victimes, tous les éléments se mêlent en une furie tranquille, un mouvement immobile et permanent qui vous allège le corps et vous berce l’âme.

5. Iférouane, mirages et hommes bleus.
Niger

Je me rappelle un mirage dans un désert terne et sale. C’était en Arabie saoudite après de longues heures de piste. Soudain, des dizaines de voiles blanches, triangulaires et bien dessinées, sont apparues à l’horizon. Une régate en plein désert ? J’avançais en me frottant les yeux vers ces voiliers de plus en plus distincts. Une heure plus tard, je tombai nez à nez avec une série de tranchées régulières, creusées en pente pour abriter les tanks, canon vers le haut. Et le blanc de la terre remuée, contrastant avec le sable terreux, m’avait offert une course de voiliers qui cinglaient entre les dunes !

Ici la route est belle sur la crête des dunes, entre les éboulis noirs rocheux des montagnes qui se désagrègent en blocs de quelques centaines de kilos ou de dizaines de tonnes, comme des tas de graviers posés là en attendant la construction d’une chaussée de géants. Belle mais dangereuse. D’abord, ne pas se perdre. Un fût vide, un piquet planté ou trois cailloux en pyramide marquent un redjem, un repère, tous les 20 kilomètres pour seul balisage. A ne pas manquer. Ne pas s’ensabler trop souvent non plus, surveiller le déboulé d’un chameau distrait ou apeuré et les plaques sombres du fech-fech, mélange de sable et d’argile, cauchemar des pistes, où l’on s’épuise à creuser sous les roues, à tôler le passage, à pousser, s’ensabler, recommencer.

Parfois il suffit seulement d’endurer. Quand les vagues de la route, courtes et brutales – l’éprouvante « tôle ondulée » -, cassent les lames de suspension, les écrous des roues, les galeries, les tuyaux d’échappement et toutes les vertèbres de votre corps torturé. Ne pas se tromper et ne jamais croire qu’on est plus fort que le désert. En 4×4, il faut de l’essence, de l’eau, des dattes et de la chance. A pied, il faut de l’eau, des dattes et du courage. Ici, dans ce creux de dune, la carcasse bouffie d’un chameau démontre qu’il peut faire soif à en mourir.

Même pour un homme d’expérience. Comme ce conducteur de 4×4 pris dans les sables boueux du col de Temet, qui aurait dû attendre un vaisseau de passage, accroché à son épave en pleine mer. Il a préféré partir, à pied, un jerrycan d’eau sur l’épaule. L’homme, solide, a marché 80 kilomètres dans la fournaise de septembre. Quand le jerrycan fut vide, le marcheur déshydraté et ses reins bloqués, le poison des toxines du sang a fait son effet. A 12 kilomètres d’Iférouane – du salut -, il s’est mis à délirer, a fait demi-tour et a marché quatre heures dans ses propres traces. On l’a retrouvé mort, appuyé sur l’oreiller brûlant d’une dune.

Quand les Touareg se sentent perdus, ils préfèrent ôter leur chèche, relever leurs cheveux et poser leur front sur une pierre, nuque face au poignard du soleil, pour mourir plus vite. Pour se protéger des scorpions et du serpent cracheur, de son venin qui tue en quelques minutes, les hommes bleus emportent aussi des racines pilées de tekaraï et d’annakargis. Personne ici n’oublie – plus sûr encore – de se munir de colliers de gris-gris préparés par les marabouts, bourses de cuir contenant des sourates du Coran, une pour chaque danger. Ce matin avant l’aube, un Italien, africain chevronné, s’est réveillé en sursaut parce qu’il avait oublié ses gris-gris hier à l’étape. Trois heures après, il était de retour, son collier à la main. Quand je lui ai demandé pourquoi il avait délaissé les médailles de la vierge Marie pour ces bouts de cuir maraboutés, il m’a répondu : « C’est plus efficace. »

Les hommes d’ici sont rudes et chaleureux, capables d’être debout dès 4 heures du matin, de charger un véhicule à 5 heures, d’allumer leur première pipe à 6 heures et de rouler toute la journée sans ciller sur les cailloux pour vous déposer à l’heure prévue là où on vous attend. Ils sont parfois durs à en mourir mais ont les mains douces et la peau claire des Touareg blancs qui parlent le tamachek et mettent un point d’honneur à ne jamais travailler la terre. Ceux-là parlent peu, sans jamais élever la voix. Avec ce sentiment de suprématie sur les Noirs, leurs anciens esclaves, une arrogance tranquille, que les colons européens ont renforcée en avouant leur fascination pour les « hommes bleus ».

Après les Berbères qui nous ont laissé leurs gravures rupestres dans les grottes, les tribus touareg ont investi l’Aïr, porte du fabuleux Soudan pour des pillards avides d’or, d’esclaves et d’ébène. Ils ont bousculé les populations noires haoussa, pris la forteresse noire de la montagne et lancé des raids dévastateurs dès le VIIIe siècle. En 1513, Léon l’Africain, pour la première fois, cite Agadez, fondée par cinq tribus. Agadez, entrepôt commercial et grenier fortifié ; Agadez, comme Agadir, qui signifie « le magasin ».

Agadez, attaqué pendant l’hiver 1917 et assiégé pendant deux mois par Kaossen le guérillero, le Touareg aux grosses moustaches noires qui ne portait pas de voile. C’était au temps où les Touareg se ralliaient en masse à la secte de la Senoussia qui voulait – déjà – retrouver la pureté originaire de l’islam et se débarrasser des influences étrangères. Agadez, sauvé par une colonne française venue de Zinder, qui défait Kaossen et, en représailles, décapite les marabouts de la ville. Ce désert-là s’est toujours montré rebelle et les militaires noirs au pouvoir à Niamey, la capitale, ne l’ont pas oublié.

Reste le souvenir bleu de Mano Dayak, « l’homme qui est né avec du sable dans les yeux », et sa tombe, au creux d’une piste de montagne, rocailleuse et trop courte, d’où il avait voulu une nouvelle fois décoller au-dessus de l’Aïr. Aujourd’hui, deux ministres touareg participent au gouvernement et les anciens insurgés guident les chameaux des touristes vers le Ténéré. La rébellion des hommes bleus semble apaisée. Ou peut-être simplement assoupie.

6. Le désert Blanc et l’oasis de Bahariya.
Egypte

Il a neigé sur la lune. Ou plutôt dans le désert. Tout est blanc au réveil. Tout est toujours blanc ici. Le sable est poussière de talc, les pitons sont des pains de sucre, les pierres de gros morceaux de craie qui dessinent de grandes lignes sur l’ardoise du désert. Je marche en soulevant de petites volutes de lumineuse poussière, escalade un rocher en assurant mes prises et détache un morceau de montagne à la main. Le désert est d’un calcaire si blanc, si tendre, si friable qu’il poudre le décor sur des dizaines de kilomètres alentour.

Et le vent sculpteur, charriant avec lui les pointes de silice de dunes lointaines, frappe les montagnes crayeuses, leurs pitons fragiles, offerts à tous les caprices de l’air et de l’artiste. Il dessine un champignon, un corps, une canine, un rocher à visage humain, regard tourmenté ou bouche frondeuse. Sculptures éphémères, vite réalisées en quelques dizaines d’années, vite disparues quand les angles s’émoussent, quand les socles se minent et s’effondrent dans un énorme nuage de talc, une tempête de neige, le souffle blanc du Sahara Al-Beïdane.

Plus loin est Aïn-Khadra, la « source magique », un oglat caché sous plusieurs mètres d’épaisseur de palme, qui ne coule que si un homme s’en approche. Plantez un bâton au fond de l’eau, éloignez-vous et le niveau ne change pas. Revenez, attendez un peu et voilà l’eau qui afflue. D’ici à la Libye les Romains avaient trouvé cinq sources, toutes magiques, eau dans le désert au service des hommes. Le soir, au crépuscule, le désert Blanc devient d’abord onctueux, puis rose et aussi pourpre que le soleil qui s’abîme à l’horizon soudain ourlé de bleu, de mauve et d’un gris perle d’une douceur infinie. Je connaissais déjà l’épaisseur de la dune, moelleuse comme une couette ; il y a maintenant cette blancheur de drap frais dans lequel il fait bon s’enrouler pour dormir.

Cette nuit, j’ai fait une rencontre avec un renard des sables. Près du feu de bois, un verre de thé brûlant à la main, j’ai vu une ombre sous la lune. Il a tourné un peu puis s’est approché vers le reste de la gamelle de pâtes, à moins de deux mètres. Il avait faim. Il est resté là, presque aussi grand qu’un chacal du désert, des oreilles démesurées, le nez fin, des yeux très noirs, brillants, malins, une volumineuse queue en panache, une grâce superbe.

Il a hésité longuement, le nez vers la gamelle, mais une patte levée, prêt à se sauver, entre la faim qui lui tenaillait le ventre et la tentation de la fuite dans le désert. J’ai posé une gourmandise sur le sol, une tomate fraîche. Il l’a croquée pendant notre sommeil et emporté, au passage, une paire de sandales qui traînait près du feu. On est reparti pieds nus vers l’oasis de Bahariya.

Après tant de désert blond, roux, brûlé, planté de pierres, de pics, doigts de géants dressés vers le ciel, vagues d’un majestueux océan à sec, après tant de sel, de soif, d’économie de soi, voici l’oasis. C’est une débauche de vert, de luxe, de jardins humides où courent des rigoles fraîches. Et puis les hommes. Pas le Touareg aperçu au loin qui s’approche au rythme de son chameau, donne le temps de le découvrir, de l’observer, de l’apprivoiser, avant les longs « Salam aleikum ! », la poignée de main du bout des doigts, rapide, fugitive comme un souffle d’air. Non. Les hommes. Serrés dans les rues encombrées, bordées de murets de pierres basses. Une promiscuité oubliée. Dieu, que ton désert était doux !

Et puis il y a le monde d’en bas, celui des momies gréco-romaines retrouvées il y a deux ans à peine dans les tombes enfouies autour de l’oasis. On descend par un trou profond de 12 mètres, par un escalier pentu comme une échelle. Au fond, il faut se baisser pour un premier passage vers la salle des piliers. On se relève face à Osiris, Isis, Anubis et Horus peints sur le mur d’en face. Se baisser encore pour pénétrer dans une niche de quelques mètres carrés avec deux énormes pierres tombales, rebondies et grossières, les fosses où dormaient les momies vieilles de cinq cents ans avant Jésus-Christ.

Les archéologues en ont exhumé une centaine, il en resterait 10 000 à Bahariya. Cinq d’entre elles sont là, dans leur cercueil de verre, immobiles depuis plus de deux mille ans, momifiées, chair et bandelettes coagulées en un seul bloc noirâtre, flanqué de hiéroglyphes qui disent le nom de Jit-Amon, un bout d’histoire de leur vie. Sur le visage recouvert d’un masque d’or, l’artiste a dessiné de grands yeux ouverts, l’air très étonné. Imaginez leur surprise, on avait dit aux futures momies qu’elles se réveilleraient pour la résurrection dans le monde des dieux d’Egypte et elles se retrouvent étiquetées dans un cercueil de verre face au visage pâle d’un voyageur tout à fait commun.

7. Quseir : le dernier port de la mer Rouge.
Égypte

A première vue, Quseir n’est qu’une ville bazar qui se meurt au bord de la mer Rouge depuis que le canal de Suez, en 1869, lui a ôté la vie. Il ne reste plus rien de Tjau, la Quseir des pharaons, grand port stratégiquement situé au débouché de la vallée du Nil d’où la grande Hatshepsout envoyait des expéditions vers le pays de Pnout – la Somalie -, qui revenaient avec des bateaux chargés d’encens, d’ivoire, d’ébène et d’animaux inconnus. Quseir – en arabe, le « raccourci » – était le chemin ouvert entre la civilisation du Nil et les marchandises d’Arabie, d’Afrique de l’Est et de l’Inde fabuleuse.

Aujourd’hui, le port est devenu inutile, envasé, encombré des restes de ferraille de téléphérique qui courait sur la mer pour transporter le phosphate de la mine italienne vers les cales des bateaux. On entre dans une ville sale, déliquescente, aux murs de boue démolis par les dernières pluies, des étals de légumes entre deux terrains vagues, et une population qui erre, indolente, démarche lente comme un dernier élan du passé. Puis, lentement, la magie opère. D’abord, cette petite rue minuscule qui offre une arcade de pierre, une maison ocre rouge, un mur jaune paille doré et une fenêtre au grillage délicat. La suivante, plus étroite encore, vous fait passer sous un pont de bois entre deux maisons, histoire de protéger la circulation des femmes du regard de l’étranger.

On se laisse prendre à ce labyrinthe, entre des portes ouvragées, des moucharabiehs anciens, à ces jeux d’ombre et de lumière, à cette architecture délicate au charme puissant. Et on commence à découvrir Quseir et sa beauté forte de reine en guenilles. Ici, le fort ottoman du XVIe siècle, ses murailles et ses canons, remodelé par Napoléon en 1799 quand les Français ont disputé pendant deux ans ce verrou de la mer Rouge à l’ennemi anglais. Là, l’écurie capable d’accueillir des centaines de chameaux chargés de trésors, la sellerie où tout était parfaitement rangé, la citerne souterraine reliée à la ville, la mosquée des origines, sans minaret, l’église construite par les Italiens en forme d’arche de Noé, le bâtiment des douanes du sultan ottoman, le bâtiment de la quarantaine, fenêtres scellées par des madriers mais porte d’entrée à trois arches, élégante, comme pour s’excuser de retenir le voyageur malade.

On marche entre des murs décorés avec les images d’un homme en prière, de la Kaba – qui renferme la Pierre noire de La Mecque – et d’un gros bateau ou d’un avion à réaction, selon le moyen utilisé par l’habitant pour aller faire son pèlerinage.

Quseir est toujours le plus court chemin pour aller à Djedda, puis gagner La Mecque et le paradis. Ici, tout le monde est hadj, on compte 25 mosquées pour 25 000 habitants, mais l’islam est tranquille, paisible, souriant au coin des ruelles qui offrent karkadé, thé et café au voyageur, en souvenir du temps où la ville prospérait en s’ouvrant au monde entier. Et on se prend d’amour pour cette belle pieuse et cultivée, Quseir, cité forte où l’on marche, pieds nus, sur une quarantaine de siècles de mémoire. Où tout vous conduit à nouveau vers la mer Rouge.

Derrière, revoilà les dunes. Oh ! un peu vieillies, certes, montagneuses, un peu racornies, fatiguées par cette traversée de tout le désert d’Afrique. Mais toujours aussi belles, crémeuses à l’aube, brunes au soleil de midi, ocre rouge et mauves à la fin du jour et du voyage. Arrivées enfin au bord de l’eau salée, les dunes du désert s’adoucissent, plongent et redeviennent vagues de la mer. Comme une renaissance.

Jean-Paul Mari


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