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La peinture sur soi

publié le 11/02/2007 | par Jean-Paul Mari

Ils ont le génie de la peinture sur soi. Leur corps de deux mètres de haut est une immense toile. Noire ? Non. Bronze noir, avec des reflets rouges qui renvoient la lumière. A leurs pieds, le fleuve de l’Omo, à cheval sur un triangle Ethiopie-Soudan-Kenya, la grande vallée du Rift qui se sépare lentement de l’Afrique, une région volcanique qui fournit une immense palette de pigments, ocre rouge, kaolin blanc, vert cuivré, jaune lumineux ou gris de cendres. La force de leur art tient en trois mots : les doigts, la vitesse et la liberté. Ils dessinent mains ouvertes, du bout des ongles, parfois avec un bout de bois, un roseau, une tige écrasée. Des gestes vifs, rapides, spontanés, au-delà de l’enfance, ce mouvement essentiel que recherchent les grands maîtres contemporains quand ils ont beaucoup appris et tentent de tout oublier. Pas d’écoles, de tendances, de rites, pas de signification religieuse comme en Amazonie, pas de code ancestral proche des Aborigènes d’Australie, pas de projet, de carcan, de prison. Seulement le désir de se décorer, de séduire, d’être beau, un jeu et un plaisir permanent. Il leur suffit de plonger les doigts dans la glaise et, en deux minutes, sur la poitrine, les seins, le pubis, les jambes, ne naît rien moins qu’un Miro, un Picasso, un Pollock, un Tàpies, un Klee…On reste pantois. Surtout quand, dans un grand rire, le guerrier ou l’adolescente immole aussitôt son chef d’œuvre en plongeant dans l’eau du fleuve. C’est un art libre, éphémère et gratuit. De l’âge de huit ans jusqu’à la quarantaine, les membres d’une dizaine de tribus, – Hammer ou Karo – se peignent le corps et les cheveux, d’un rien, d’une poignée de terre, d’un mélange de beurre liquide et d’ocre, de la poussière de bouse de leurs vaches à longues cornes ou des cendres anthracite de leur feu de camp. Une feuille d’arbuste, des plumes de roseau blanc, une grappe de baies jaunes, un bout de calebasse brisée, tout devient art et parure. Les hommes marchent nus, les femmes jamais, le sexe couvert d’une ceinture de perles de plomb, ni puritains, ni libertins. Ils saignent leurs vaches, en boivent le lait et le sang cru et marchent en poussant leurs bêtes, parfois jusqu’à soixante kilomètres par jour. En sautant les frontières, lance ou Kalachnikov sur l’épaule, une peau de chèvre comme litière, sur un réseau de sentiers à travers une Terra Incognita vaste comme deux fois la Belgique. C’est là, au bord d’une piste, qu’Hans Silvester les a croisés : « Un choc profond… » dit le photographe, « D’où sortaient-ils ? Aussi beaux, avec cette capacité à inventer l’art contemporain ? » Lui est venu en Afrique en quête de reportage et d’un amour ancien, « Lucy » femme ancêtre de six millions d’années, découverte près du lac Turkar, le pays des origines. Où vont toutes ces pistes devant lui ? Bouleversé, Hans Silvester abandonne aussitôt son 4X4 et son projet et s’enfonce dans les terres à la recherche des tribus et leurs tableaux vivants. Il a soixante-huit ans et une longue carrière derrière lui. A vingt ans, il quitte sa Forêt Noire natale pour filer en Vespa vers Marseille, fasciné par Giono et la lumière de Van Gogh. A peine arrivé, on lui vole son deux-roues sur le vieux port et il loue un vélo pour visiter la Camargue où, bon cavalier, il se fait embaucher comme gardian. Son livre sur les chevaux des étangs de Provence, les chats en Grèce, les Filles de Mirabaï au Rajasthan et quelques centaines de reportages ont fait de lui une légende du métier. Il sait bien sûr que la région du fleuve de l’Omo n’est pas le Paradis des Natifs. La guerre au Soudan proche, les voleurs d’enfants soldats, les braconniers en quête d’Ivoire, les batailles tribales à coups de Kalachnikov, – qui vaut huit vaches -, pour arracher un pâturage ou une femme, – qui en vaut vingt-cinq -, ensanglantent régulièrement la région. Don Mc Cullin, célèbre photographe de guerre au Vietnam et auteur d’un travail en noir et blanc sur ces guerriers, l’a mis en garde : « Méfie-toi ! Avec eux, je ne me suis jamais autant senti en danger. Tout le temps. » Ici, on part au combat avec une grande gaieté, les premiers missionnaires ont été assassinés, les survivants ne prêchent plus et le clan familial n’hésite pas à transpercer le cœur de son fils prodigue, gamin raflé de force par Addis-Abeba et renvoyé adulte chez lui pour normaliser ses frères « sauvages ». A trois jours de piste de la capitale éthiopienne, à des siècles de Khartoum ou de Nairobi, le pays est lointain et dur. L’été, à la saison sèche, il fait plus de cinquante degrés ; au printemps, la pluie rend les pistes impraticables, la région est infestée de lions, de léopards, d’éléphants et de buffles tueurs. Restent les insectes tueurs, la malaria endémique et ces mouches Tsé-Tsé qui ont laissé sur les jambes du photographe des trous larges d’un doigt, infectés et douloureux. Il lui a fallu dix voyages en six ans, marcher sur les pas des tribus, planter sa tente dans la nuit électrique d’Afrique, approcher les campements sans déroger aux formules de politesse. Sans faire de faux-pas. Jamais. Avec lui, Mulu, professeur de géographie au chômage devenu son guide et ami, lui suggère d’amener un cuisinier : « Le déclic a eu lieu quand nous avons pu griller des chèvres et les partager avec les hommes de la tribu » dit Hans Silvester. Le sang, la viande, le feu… inutile de parler pendant ces longs banquets silencieux. Le lendemain, Hans Silvester peut approcher son objectif à un mètre cinquante du grain de peau d’une toile de maître : « A la bonne distance, ils regardent droit dans l’objectif, dégagent ce qu’ils sont, sans poser, comme ces photos de mes aïeux. » Un jour, une femme Karo l’a embrassé, il a touché la soie de sa peau et les hommes n’ont rien dit : adopté. Mais depuis son retour, il a peur. Chez les Hammer, la tribu voisine, des visiteurs ont cru bon d’offrir des miroirs de poche. Et ces créateurs noirs, qui ne se voyaient que dans le regard des autres, ont soudain commencé à perdre leur magie.

Jean-Paul Mari


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