La photographie au bord de l’asphyxie
Malgré une grève du monde de la photo cet été, les organes de presse ont toujours du mal à payer les professionnels dans les délais légaux. L’État doit intervenir et respecter ses engagements.
Photo Patrick Tourneboeuf. Tendance Floue
Inventée en France en 1839, la photographie reste-t-elle, deux siècles plus tard, l’un des fleurons de la culture française ? Elle suscite dans le monde un engouement sans précédent de la part du public. La France est une vitrine grâce aux manifestations incontournables et mondialement reconnues comme les Rencontres d’Arles, Visa pour l’image ou encore Paris Photo. Les festivals photo qui fleurissent depuis quelques années en sont également de bons exemples.
Pourtant, à l’heure où l’image est omniprésente dans notre société, et alors que la France regorge de talents et de créations photographiques, l’existence du métier de photographe est mise à mal par le manque de valorisation, d’imagination, d’écoute et de soutien de la part des institutions et des pouvoirs publics français.
Les photographes souffrent d’une précarité jamais connue par le passé qui met leur existence en danger. La faiblesse des revenus générés par les commandes ne peut être compensée que par la maîtrise des ressources liées à la revente des images, notamment à la presse. C’est le rôle des agences et des collectifs de photographes qui représentent leurs intérêts, valorisent leur travail et défendent leurs démarches.
Tous les acteurs de cette chaîne sont aujourd’hui mis en danger par le non-respect des délais légaux de paiement qui devient systématique. Certains grands groupes de presse n’hésitent plus à prolonger ces délais au-delà des quarante-cinq jours que la loi leur impose, et laissent traîner le paiement des images utilisées, parfois plus d’un an après leur publication. Les agences et collectifs de photographes sont aujourd’hui au bord de l’asphyxie.
Ce constat a provoqué une action collective inédite de la quasi totalité des structures photo françaises pour demander que la loi soit appliquée et que les sommes dues soient payées. Il a malheureusement fallu cette réaction collective pour que ces groupes acceptent finalement de respecter la loi. Du moins dans l’immédiat…
Le 30 août 2016, lors du festival de photojournalisme Visa pour l’image, la ministre de la Culture, Audrey Azoulay, s’était engagée à réduire les aides de l’État à la presse si les délais de règlement des photographes et des agences n’étaient pas respectés. Un courrier collectif exigeant la mise en application de cette promesse lui a été adressé le 6 décembre. A ce jour, ce courrier est resté lettre morte.
Ce silence est une marque de mépris et souligne le manque de soutien que les gouvernements successifs ont montré et montrent encore à l’égard des photographes. Il se manifeste à tous les niveaux, et pour l’ensemble de la profession.
Notons que s’il existe des institutions œuvrant pour la photographie, la France n’a jamais développé de politique publique spécifique, de valorisation de ses auteurs photographes en activité. Contrairement à d’autres pays, elle n’a jamais mis en place de politique d’aide au développement de sa photographie. Les systèmes de subventions ou d’aides à la création, qui existent dans d’autres secteurs culturels comme les arts vivants, le cinéma (avec le CNC ou les statuts d’intermittents par exemple), n’ont jamais été envisagés pour la photographie.
Par ailleurs, les photographes français vivants sont rarement exposés dans les musées français – excepté au Musée Nicéphore Niépce, mais dont les soucis budgétaires récents n’ont pas suscité non plus de réaction de la part de l’État – et leur présence dans les grandes institutions reste anecdotique. Quant aux nouveaux talents, personne au niveau institutionnel n’est en charge de les découvrir ou de les accompagner.
Enfin, ajoutons que la photographie est trop souvent liée à la notion de gratuité. Il ne viendrait à personne l’idée d’entrer dans un cinéma ou un théâtre sans payer sa place ni à ces industries de ne pas rémunérer leurs auteurs. De nombreux festivals ou de lieux dédiés à la photographie se targuent de la gratuité de leurs expositions. Si le motif initial de la rendre accessible à tous est plus que légitime, cette pratique renforce l’idée de la gratuité de la photographie.
Pratique d’autant plus généralisée que, dans la majorité des cas, il est admis qu’aucun budget ni aucun droits d’auteur ne soient prévus pour le photographe. Ce qui choquerait pour tout autre secteur ou corps de métier (du menuisier qui construit les cimaises au directeur de festival) n’offusque personne dès lors qu’il s’agit du photographe, pourtant producteur de la matière première de ces activités.
Le paradoxe de ces signaux négatifs liés à la photographie est que celle-ci jouit d’un intérêt grandissant et mondial de la part du public. L’engouement, l’énergie et la créativité qui se manifestent dans sa pratique grandissent chaque jour davantage.
La photographie participe au rayonnement culturel de notre pays : elle est un atout majeur de l’exception culturelle française, un pilier de résistance face au formatage. Dans les années 80, la France était avec ses agences, Magnum, Gamma, Sygma […] et ses photographes, Henri Cartier-Bresson et Robert Doisneau en tête, le centre névralgique de la photo de presse et de création. Aujourd’hui, nous risquons de devenir le parent pauvre de la photographie. Pourquoi alors une telle absence d’action vers la photographie de la part de l’État français ?
Comme dans d’autres domaines, la France néglige la valeur de ce qu’elle peut être – lorsqu’elle est inventive et audacieuse – et de ce qu’elle possède. Nous, photographes, auteurs, créateurs, agences de presse et collectifs de photographes, demandons à entamer rapidement un dialogue pour que la création photographique française soit prise en compte. Nous demandons à l’État et au ministère de la Culture de sortir de leur silence et d’assurer leur rôle d’arbitre et de vigie d’une industrie culturelle foisonnante et précieuse.
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