Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

La rage d’écrire

publié le 24/09/2006 | par Jean-Paul Mari

TéléObs.– On parle beaucoup de l’Algérie en ce moment, mais rarement en termes littéraires…

Jean-Michel Mariou. – C’est vrai. D’ailleurs, le prochain Salon du Livre va accueillir des écrivains… japonais. Nous, on est très contents. Surtout Michel Polac, notre chroniqueur, qui adore leurs romans! Mais réfléchissons. Qui, aujourd’hui, sont les écrivains étrangers qui doivent affronter la question de l’existence, de l’écriture, de l’exil, sinon les Algériens? D’où notre démarche. Déjà, l’année dernière, nous avions fait un film sur les écrivains de Sarajevo sous les bombes. L’image la plus extraordinaire de la littérature est celle d’un auteur qui écrit de la fiction quand, autour de lui, on se bat pour survivre, pour manger. Quand il vit entouré de morts. Il y a là quelque chose d’impérieux dans l’écriture. Tout le monde regarde vers l’Algérie, horrifié par cette descente aux enfers. Il y a pourtant une littérature très vivante. Il fallait en parler.

A Sarajevo, l’année dernière, la guerre était finie. Pas en Algérie. Comment avez-vous pu tourner?

–C’est compliqué. Pas question d’envoyer une équipe là-bas. Trop dangereux. Et puis, pousser la porte d’une librairie, allumer des projecteurs, interroger les gens… c’est délicat. Nous, on repart; eux, ils restent. Beaucoup ont refusé de parler. Même si nous avons fait tourner par une équipe algérienne. Vous vous souvenez de Vincent Gros, un libraire français assassiné? A cette époque, je me suis demandé: «Qu’y a-t-il encore sur les rayons?» Eh bien, après l’assassinat, c’est la fille du propriétaire qui a repris la librairie. Et il y a toujours des livres écrits, édités et vendus. Nous avons rencontré un éditeur, Hamid Bousselhame, qui a publié des livres d’histoire, dont ceux de Benjamin Stora, et les romans de Rachid Mimouni. C’est un homme étonnant, plein de détermination et de conviction. A la question: «Avez-vous eu des amis tués?», il répond: «J’ai des milliers d’Algériens assassinés autour de moi. Comment voulez-vous que je fasse la différence!» Quand on lui demande si les écrivains exilés sont une victoire pour les islamistes, il s’emporte: «Les islamistes n’ont pas grand-chose à voir là-dedans! Ils ne sont qu’une partie du puzzle destructif! On s’entre-tue les uns les autres.» Il est provocateur, dit qu’il a davantage peur dans le métro à Paris que dans les rues d’Alger, parle de l’exil comme une insulte aux morts de l’Algérie indépendante et râle sur le prix exorbitant des livres. C’est un homme volontaire, qui refuse de se plaindre et veut croire à la paix. Il a la rage d’éditer. Comme un acte d’extrême liberté. Parce qu’il y a, dans les livres, quelque chose d’irréductible. Et d’irrépressible.

Si l’on en croit le nombre de manuscrits produits par les écrivains algériens en exil.

–On a fait un reportage, à Paris, sur la revue «Algérie Littérature/Action» (1). C’est une revue qui publie chaque mois le premier livre d’un auteur. Et il a suffi de créer ce lieu pour recueillir de nombreux manuscrits de jeunes auteurs, de romanciers en exil. Les grands éditeurs semblent manquer d’audace face aux écrivains d’Afrique, d’Europe centrale ou du Maghreb. A cause des risques…

En clair, les éditeurs ont abandonné leur vocation de découvreurs pour s’arc-bouter sur leurs tiroirs-caisses?

–En tout cas pour la littérature étrangère dite «difficile». Vous savez qu’il y a des spécialistes d’arabe ou de serbo-croate qui prennent l’initiative de traduire un auteur simplement pour le montrer et prouver leur valeur littéraire? «Algérie Littérature/Action» fait la même chose. Et un de leurs manuscrits a déjà trouvé une maison d’édition. Beau boulot! En exil, les Algériens écrivent surtout en français. Et parfois assez loin de chez nous!

Comme Assia Djebar, réfugiée en Louisiane…

–Elle a toujours été cinéaste et écrivain. Au Parlement des Ecrivains, à Strasbourg, elle a participé à la réflexion sur l’écriture et la liberté, menée après la fatwa contre Salman Rushdie. Au moment où l’Algérie s’enfonçait dans le chaos, elle a choisi de prendre de la distance avec son pays et a obtenu une chaire dans une université américaine… pour enseigner la littérature française. Longtemps, elle a refusé d’écrire. Aujourd’hui ses fictions ne sont pas situées en Algérie, mais c’est ce monde qui transparaît à chaque page. Les trois langues qui l’ont construite, le berbère, l’arabe et le français; la difficulté d’être, de vivre ensemble, d’aimer; son identité d’Algérienne et de femme… Elle se réapproprie tout avec une très grande douleur mais une très grande force. La question est: «Qu’est-ce que c’est qu’être algérienne aujourd’hui?» Cela relativise beaucoup la sévérité de Bousselhame, l’éditeur, sur les exilés. Partir n’est pas si simple. Partir, c’est, peut-être, sauver sa peau. Ce n’est pas forcément se sauver.

Propos recueillis par Jean-Paul Mari


COPYRIGHT LE NOUVEL OBSERVATEUR - TOUS DROITS RESERVES