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La Saga des Bhutto

publié le 26/01/2008 | par Olivier Weber

Elle voulait sauver le pays des Purs. Et venger la mémoire de son père. L’assassinat de Benazir Bhutto, l’icône de l’opposition au Pakistan, ouvre une nouvelle parenthèse de chaos au Pakistan. Sa mort rappelle aussi la tragique destinée d’une dynastie féodale depuis trente ans. À tel point que nombre de Pakistanais identifient la lente dérive de leur pays avec la saga du clan Bhutto.


Lorsqu’elle rentre à Karachi le 18 octobre le Coran sous le bras, BB, comme l’appellent affectueusement ses partisans, se sait menacée. Ses conseillers l’ont avertie des périls. Dans ce pays des extrêmes, on ne recule devant rien pour aboutir à ses fins. Et la branche pakistanaise d’Al Qaïda a placé la pasionaria de l’opposition sur une liste noire. Les fous de Dieu qui veulent sa peau s’avèrent redoutables, avec des milliers de madrasas, les écoles coraniques, et des réseaux financiers sophistiqués.
Il n’empêche. Après huit ans d’exil à Londres et à Dubaï, l’ancienne Premier ministre, sultane de la politique pakistanaise, veut être de la partie, se lancer dans la foule. Au soir du 18 octobre, une bombe explose au passage de son long cortège. Bilan : 139 morts. Quelques heures à peine après son arrivée à l’aéroport de Karachi, elle ne doit sa survie qu’à la position de son camion blindée, en tête du convoi. Le Pakistan est endeuillé; la démocratie, en danger. Mais la fille Bhutto, qui se réfugie dans la belle maison familiale aux murs de forteresse du 70 Clifton Road, un quartier chic de Karachi, relève le gant. Antigone en terre d’Islam, elle a la baraka. Pas pour longtemps.
Cette fin d’exil, elle en rêvait depuis 1999, date du coup d’État de Pervez Moucharraf. Un retour au bercail qui rappelait son atterrissage à Karachi en 1986, avec une foule d’un million de personnes pour l’accueillir. Un triomphe. Deux ans plus tard, le général et dictateur Zia, tombeur de son père, disparaît dans un mystérieux accident d’avion. Le PPP rafle la victoire aux élections qui suivent. C’est la revanche de Benazir, qui entend incarner « la version musulmane des sociaux-démocrates » : après avoir échappé à un attentat, elle devient Premier ministre en 1988. À 35 ans, elle entre dans l’Histoire, première femme à diriger un pays musulman. Avec prudence, car l’armée veille jalousement sur les destinées du pays: vingt-cinq ans de loi martiale en quarante et un ans d’existence…
Déjà, la Sultane perpétue la mémoire de son père. Premier ministre du Pakistan au début des années 1970, Zulfiqar Ali Bhutto est renversé par les militaires en 1977. « Sir, j’ai le regret de vous annoncer que vous êtes destitué », lui lance alors son chef d’Etat-major. Bhutto est condamné à la pendaison en 1979. Sa fille, âgée de 25 ans, elle-même emprisonnée puis assignée à résidence, a pu recueillir ses dernières volontés dans sa cellule de Rawalpindi. Les généraux putschistes viennent de proposer au Prime minister déchu l’exil. Il refuse, la tête haute. « Tu es de la même trempe que moi », glisse-t-il à l’oreille de sa fille adorée, les lèvres enflées par les coups. « Un moment terrible, qui a bien sûr marqué à vie Benazir mais l’a aussi convaincue d’entrer en politique», se rappelle son conseiller, Hussain Haqqani, professeur à l’université de Boston. Sur les marches du gibet, le populaire et populiste Z. A. Bhutto transmet le flambeau. Fin du premier acte de la tragédie Bhutto.
Ses deux fils promettent vengeance. Ils s’exilent à Kaboul puis Damas pour fonder un mouvement d’opposition, accusé plus tard d’abriter une organisation terroriste. Le destin tragique des Bhutto continue : en 1985, l’un des deux frères de Benazir, Shanawaz, est retrouvé mort, empoisonné dans son appartement de Cannes. Nouveau mystère. Nouveau défi pour Benazir, fille du « roi martyr », qui a pu fuir le Pakistan des militaires grâce à l’intervention de Ted Kennedy et de Robert Badinter. Dans l’histoire troublée de l’ancien empire des Indes, 60 ans après l’indépendance, le funeste destin des Bhutto n’est pas sans rappeler celui, tout aussi sanglant, des Gandhi, de l’autre côté de la frontière indienne.
Après une enfance dorée entre cinémas, confiseries et rencontres avec les grands de ce monde, de Henry Kissinger à Indira Gandhi, l’héritière doit cependant attendre et se tanner le cuir. Mi-occidentale, mi-orientale, elle colporte maintes ambiguïtés dans ce pays complexe, dont l’identité, après la partition de l’empire britannique, est d’abord religieuse. De père sunnite et d’une mère chiite d’origine iranienne, elle représente les deux principales communautés religieuses du Pakistan. Éduquée dans un collège chrétien de Karachi (comme son futur rival Pervez Musharraf) puis formée à Harvard, où elle obtient un bachelor of arts, et à Oxford en Grande-Bretagne, celle que l’on surnomme « Pinkie » pour le rose de ses vêtements incarne une élite moderniste. Mais son parti, le PPP, le Parti du Peuple Pakistanais, reste aux mains des landlords, les riches propriétaires fonciers du Sindh, au sud, au comportement féodal. Elle parle un anglais impeccable mais pratique un ourdou hésitant. Bref, BB Premier ministre est une figure charismatique mais controversée. Sur son trône de jeune dirigeante, elle joue avec le feu. L’Afghanistan, en proie à une horrible guerre civile? Ce sera l’arrière-cour de ses généraux. Soucieuse de se concilier l’armée dont elle se méfie comme de la peste, Benazir Bhutto nomme au poste de ministre de l’Intérieur le bouillonnant général Nasrullah Babar. La Dame de fer en rose laisse à ce fin stratège et collectionneur d’art les coudées franches ; il devient le mentor d‘obscurs étudiants en théologie, les talibans. Avec les armées et milices qui entourent le Pakistan, elle se lance dans une longue partie échecs. Et commet des erreurs : aidés par les puissants services secrets pakistanais ISI (Inter Services Intelligence), les talibans finissent par prendre le pouvoir à Kaboul en octobre 1996. L’Inde, le frère ennemi de l’ancien empire britannique, est aux abois. Benazir Bhutto ne fera rien pour calmer les peurs de ce puissant voisin. En revanche, elle revendique haut et fort son statut de femme militante en terre d’Islam. Lorsqu’elle se rend en visite à Téhéran, elle garde son foulard coloré. Tant pis pour les durs de la mollarchie iranienne.
Sur son trône fragile, la descendante Bhutto, que l’on appelle désormais « la fille de l’Orient », apprend que le pouvoir au Pakistan use. Il corrompt, aussi. À l’issue de son deuxième mandat, de 1993 à 1996, elle est accusée de corruption. Procès politique, s’offusquent les uns. Conjoint aimant les dessous-de-table, rétorquent les autres : Asif Zardari, un riche homme d’affaires de Karachi à qui elle s’est unie à l’issue d’un arrangement entre grandes familles, prélève sa quote-part sur les marchés. Il en retire un surnom éloquent, « Mister 10% », puis écope d’une peine de sept ans de prison. À sa sortie de geôle, il rejoint en Grande-Bretagne Benazir, leurs trois enfants et la fabuleuse propriété qu’il s’est acheté dans le Surrey, Rockwood park, un manoir de 20 pièces et deux fermes sur 1,5 km2, d’une valeur de 6 millions d’euros. Pinkie a gardé de ses études anglaises un goût pour le luxe, depuis qu’elle conduisait, se rappelle un ancien d’Oxford, une voiture de sport MG jaune. Sa cour est peuplée de profiteurs. Ses comptes en banque sont bien garnis : plusieurs dizaines de millions de dollars. Au Pakistan, on le lui reproche. Si la Princesse du Sindh revient un jour, ce sera pour effacer toutes ces vilenies.
Entre-temps, la saga des Bhutto continue de s’écrire dans le sang. Murtaza, l’autre frère, avec qui Benazir s’est brouillé en raison de son implication dans un détournement d’avion, s’engage en politique. Le second de la fratrie, qui accuse sa soeur de corruption, remporte un siège à l’assemblée provinciale du Sindh. Mais il est arrêté à son retour d’exil en Syrie par la police de Karachi. Le 24 septembre 1996, non loin de la demeure familiale de Clifton Road, il est abattu lors d’une altercation avec les forces de l’ordre, entouré de six de ses partisans. Sur CNN, Benazir est accusée d’avoir trempé dans l’assassinat. La mort rôde toujours chez les Bhutto, de près ou de loin. Rien n’arrête cependant Benazir : elle chasse sa mère, la Begum Nusrat, de la présidence du parti. Drapée dans son orgueil, la mère accuse la fille de régner en « dictateur ». Derrière les murs de Clifton Road, on joue Borgia dans le sous-continent indien.
Remords, passions, querelles intestines, coups de Jarnac. À mi-chemin de Dallas et des Mille et Une Nuits, la destinée des Bhutto n’est pas achevée. Lorsqu’elle revient à Karachi, en octobre dernier, un brin fataliste, l’icône de l’opposition se promet d’être une vraie partisane de la démocratie pour les 160 millions de Pakistanais. Inquiets de la dérive d’un pays détenteur de la bombe nucléaire, les Américains l’assurent d’un deal avec Musharraf : il reste président et elle partage le pouvoir. Son credo: « Éliminer la menace islamiste ». Quitte à plaider pour l’envoi dans les zones tribales, à la frontière afghane, de troupes américaines. Les moines-soldats d’Al Qaïda, eux, la traquent de plus belle. « On l’a accusée de tout, mais elle n’a jamais failli à sa mission, combattre la dictature de Zia », estime son conseiller Hussain Haqqani. « Elle était devenue plus ouverte, et restait quelqu’un de très courageux, confie Ayub Munir, président du Centre pour les Médias et la Démocratie. Après elle, le PPP pourrait se diviser en 3 ou 4 groupes, faute de successeur ».
Malgré ses dérives, Benazir, superbe conquérante, entendait échapper à son destin. Un ancien ministre, proche de Moucharraf, confiait voici quelques semaines au Point que les services secrets pouvaient être derrière l’attentat du mois d’octobre, par association avec des groupes islamistes. « Musharraf ne tient plus certaines de ses troupes », ajoutait-il. Du coup, Benazir Bhutto, mère de trois enfants, se battait sur deux fronts, celui des proches du général Zia, bourreau de son père, et les fondamentalistes. Elle avait demandé des gardes du corps étrangers, révèle Hussein Haqqani, comme les vigiles américains qui ont longtemps protégé Hamid Karzaï, le président afghan. Refus des services de Musharraf, qui ne voulaient pas de « mercenaires étrangers » sur le territoire pakistanais.
Issue d‘un sérail compliqué, Benazir Bhutto était convaincue depuis octobre que sa voie était tracée. Quitte à connaître comme prix de ce messianisme le sort d’une shaheed, martyre de la cause. « Si un jour, on m’assassine, je gouvernerai depuis ma tombe », avait prédit son père. Devant le mausolée familial de la famille, lieu de recueillement des partisans de la démocratie, nul ne sait encore qui va reprendre le flambeau.

Olivier Weber
Le Point
3 1 2008


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