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La stratégie de la torture

publié le 05/11/2006 | par Jean-Paul Mari

Walid Sobhi, 48 ans, mécanicien, six mois à Abou Ghraib
«Les femmes aussi torturaient»
Il n’aurait pas dû vivre près de cette caserne irakienne bombardée pendant la guerre, ni laisser son gosse, attardé mental, ramasser des débris de roquettes, ni avoir cette vilaine tête d’islamiste, front bombé, râpé, barré d’une cicatrice. Il n’aurait pas dû garder chez lui des moteurs électriques et surtout des rouleaux de fil de cuivre. Mais Walid vit à Daura, banlieue de Bagdad; il est pieux, et mécanicien spécialisé dans la réparation des générateurs. Ils sont arrivés le 6 novembre à 10 heures du matin, une cinquantaine de soldats américains, ont vu le fil de cuivre et un débris de roquette: «Toi, tu fabriques des bombes!» On l’a traîné dehors avec son frère et ses deux gamins, jeté dans un Humvee et conduit à la caserne près du pont à deux niveaux. Là-bas, un militaire le prévient: Walid va être interrogé par une femme; au moindre problème, il sera frappé. «Es-tu sunnite, chiite, wahhabite, membre du parti Baas?» Il est sunnite, membre de la grande tribu des Al-Doulaimi. On lui remet un bracelet en plastique, grossièrement orthographié: «Al Delami Waleed Sabah – US9IZ – 152 895 CI- 12/11/2003 – Sex: M – Grade: Geneva Category». Puis on le jette avec dix autres détenus dans un box d’une ancienne écurie.
Mise en condition: quatre jours assis jambes pliées, mains sur les cuisses, dos droit, regard fixe, interdiction de bouger. A l’issue, un sac plastique sur la tête et transfert à la sinistre prison d’Abou Ghraib. Là-bas, les gardiens et des femmes-soldats le reçoivent à grands coups de pied dans le bas-ventre et de coups de tuyau en plastique sur le sexe. Face au mur, jambes écartées, un homme puis une femme lui font une fouille rectale. Il en blêmit encore: «Quelle insulte!» Un soldat lui pointe sur la tête le canon de son revolver doté d’un rayon laser rouge, grossier simulacre d’exécution: «On va te tuer… Pan! pan!» Les prisonniers sont répartis par groupes de 750 par tente, certains sont là depuis dix ou onze mois. Autour d’eux, une rangée de 4mètres de barbelés: interdiction d’approcher. Au-dessus, des miradors et des haut-parleurs. Walid marche un peu trop loin. Les soldats le jettent au sol, à plat ventre, enchaîné, pieds et coudes liés très serré dans le dos. On le soulève par ses liens avant de le laisser tomber, une fois, deux fois, dix fois: un brise-reins. Walid n’a pas été appelé aux interrogatoires, mais ceux qui en revenaient étaient reconnaissables: visage et corps couverts d’ecchymoses, poignets, chevilles et épaules abîmés à force d’avoir été suspendus en l’air. Arrive le ramadan. Les prisonniers manifestent, dépêchent un homme qui parle anglais. Les Américains installent de petites caméras: «Des miradors, ils ont tiré. Trois hommes sont morts.» Un homme blessé à la jambe devra être amputé. «Ensuite, ils nous ont encerclés avec des chiens bergers allemands.» La manifestation est terminée, les tentes sont fouillées, tout est renversé, brisé, et les détenus sont battus à coups de pied et de matraque électrique.
Entre juin et janvier, il y a eu officiellement 17mutineries à Abou Ghraib. Des médecins visitent les tentes. On leur amène des hommes épuisés, blessés, portés roulés dans des couvertures: «Celui-ci n’a rien. Suivant!» Un vieux paysan est opéré du coeur. Peu après, des gardiens le frappent sur ses cicatrices et lui brisent plusieurs côtes. A côté de Walid dort Sami, 29 ans, un nomade de la tribu des Al-Enzi, de la région d’Al-Djazira au sud-ouest. Les soldats ont volé son or et ses dollars, arrêté 125 membres de sa tribu en épargnant un aveugle et un patriarche. «Quand il est arrivé dans la tente, il était dans un sale état, en sang, brisé par vingt-sept jours de torture», dit Walid. Accusé de «terrorisme», les gardiens l’ont laissé nu, dehors, en hiver, puis l’ont attaché pieds et mains serrés dans sa cellule. Le nomade raconte être resté des jours et des nuits sans jamais sortir, baignant dans son urine et ses excréments. Le plus dur est ce caisson placé sous un mirador. Les récalcitrants sont enfermés là, puis les gardiens tapent longuement à coups de marteau sur la tôle: «De quoi vous rendre sourd.» La Croix-Rouge a envoyé trois délégations: «On a raconté en détail ce qui se passait. Après leur départ, ceux qui s’étaient plaints ont été torturés à la matraque électrique.» Des détenus transférés lui affirment qu’Abou Ghraib n’est pas si terrible par rapport à la prison d’Al-Bagdadi, bien après Fallouja et Ramadi, vers la frontière syrienne. Là-bas, les détenus restent à genoux six heures, un bâillon de tissu plein d’excréments serré sur la bouche pour les empêcher de vomir; ils sont gavés d’eau avec un tuyau en plastique ou portent deux lourdes caisses accrochées à un bâton sur la nuque, quatre heures de torture, deux heures de repos, quatre heures… des jours entiers. Quant à ceux qui arrivent de la prison d’Al-Habbaniya, à 15 kilomètres après le pont de Fallouja, ils racontent l’histoire d’Abou Samir, vieillard suspendu trois jours par les bras à une porte, les épaules luxées, et qui a fini par en mourir.

Souhaib al-Baz, 24 ans, journaliste, trois mois à Samara et à Abou Ghraib
«Un bourreau nommé Snider»
L’important pour un reporter est d’arriver très vite sur les lieux d’un attentat. Le 13 novembre à 20h30, un convoi américain vient d’être attaqué vers Samara. Dans sa voiture, avec son équipe télé d’Al-Jazira, Souhaib fonce sur la grand-route. Avant d’arriver à Samara, une patrouille les contrôle. Trois journalistes, un chauffeur, une caméra, un téléphone satellite et des cartes de presse: tout est en règle. Soudain, un soldat bondit du Humvee, pointe son arme en hurlant et leur passe des menottes en plastique. Stupéfaction. Au poste de police de Samara transformé en camp américain, Souhaib est accueilli par un colosse en tee-shirt kaki et pantalon de treillis, sans insigne, tatoué d’un aigle sur le bras, blond, yeux verts enfoncés dans les orbites, l’air mauvais, très grand: «Je lui arrivais à peine à la poitrine», dit Souhaib. Un instant, le journaliste croit avoir été reconnu: «Ah! Al-Jazira!» Le colosse le serre chaleureusement dans ses bras, puis il lui met… une cagoule sur la tête. Trois heures debout face à un mur et premier interrogatoire: «Nom? Prénom? Profession?» Et à chaque réponse… «Tu mens! Tu mens encore, salopard!» Re-cagoule. Le colosse hurle à son oreille: «Guantanamo, tu connais?» Il lui cogne violemment la tête contre le mur: «Oublie ta vie, ta famille! Tu n’as plus de futur!»
Le deuxième interrogatoire est plus dur: doigts en fourchette dans les yeux, coups de poing, tête contre le mur, puis le colosse pose ses lourds rangers sur son ventre: «Certains peut-être respectent les journalistes. Moi, j’en ai rien à foutre!» Re-cagoule et station face au mur. Chaque fois qu’un soldat passe, Souhaib reçoit un coup ou une menace: «Guantanamo!» Le colosse veut lui faire crier: «Bush good! No Saddam!» Souhaib, choqué, réagit: «No Bush, no Saddam!» Il prend aussitôt une raclée et finit par céder, honteux. Transfert par hélicoptère vers l’aéroport de Bagdad. Au moment de monter, le colosse lui envoie un énorme coup de botte dans les reins, Souhaib, blessé, s’effondre. A l’aéroport de Bagdad, on les laisse grelotter de froid la nuit avant de les mettre dans une caravane violemment éclairée. Souhaib, qui ne dort pas, voit se promener dans le parc des prisonniers célèbres, Tarek Aziz et Taha Yassin Ramadan.
Nouveau transfert, cette fois vers Abou Ghraib: «Là, l’enfer a commencé.» A l’arrivée, à genoux, cagoule sur la tête, il entend l’écho des pas dans une grande salle puis des bruits répétés de culasse d’arme près de son oreille: simulacre de tirs, simulacre d’exécution. Ses mains sont paralysées par les liens en plastique si serrés qu’il faut les découper, en lui écorchant les poignets au passage. On veut le déshabiller, Souhaib essaie de garder son slip, prend une raclée et se retrouve nu dans une cellule obscure d’un mètre et demi de long avec, pour toilettes, un trou dans le béton. 54jours enfermé, dont 35 sans se laver, avant une douche glaciale en hiver à 4 heures du matin. Dans le couloir, les gardiens adorent faire des photos, ils forcent les prisonniers à fumer au-delà de la nausée, leur font porter pendant des heures de lourds jerricans ou les font sauter, pieds et poings liés, jambes pliées, «par petits bonds, comme des lapins!». Certains commencent à perdre la raison. Comme ce détenu, isolé, qui entend la nuit, sa soeur de 12 ans hurler devant son cachot: «Ils me déshabillent! Ils me battent! Aide-moi, mon frère!» Parfois, ils lâchent leurs chiens bergers allemands sans muselière sur des hommes, mordus à plusieurs reprises. Un des bourreaux, nommé «Snider», s’acharne chaque nuit sur un détenu arrivé mince et dont le corps couvert d’ecchymoses, gonflé d’oedèmes est devenu informe. Les soldats cognent, les femmes-soldats cognent sur les multiples blessures d’un vieillard touché par une explosion et le laissent nu, inconscient, en sang. «Des histoires comme ça, des faits, je pourrais t’en raconter pendant des heures…», dit le journaliste. Il a d’ailleurs essayé de prendre des notes, de voler des entretiens, de tenir un journal, une chronologie écrite, mais les gardiens l’ont découvert et lui ont tout confisqué. On ne l’interroge plus, on le frappe, on l’insulte, on le menace et on lui ment: «Hé! tu sais que le bureau d’Al-Jazira a été fermé? Tous tes collègues sont arrêtés, ici, en cellule! Certains ont été abattus!»
Avec le temps, la nourriture infecte, la soif, le froid, les cris incessants des prisonniers qui hurlent, se plaignent et supplient, Souhaib finit par perdre la notion du jour et de la nuit. Il a 24 ans, en paraît bien dix de plus, toujours épuisé, les yeux rouges et gonflés, et sa plaie aux reins s’est infectée. Choqué, aujourd’hui encore. Un matin, le 28 janvier, ils l’ont relâché: «Surtout, ne reviens pas ici. Tu n’en sortirais plus!» A la porte d’Abou Ghraib, aveuglé par la lumière, Souhaib a pris un taxi. Et il a rejoint sa rédaction au centre de Bagdad.

Cheikh Abdulkarim, 45 ans, imam, une semaine en enfer au centre de Kazzamiya «Je me rappelle un officier très poli»
C’est une très belle mosquée, aérée et calme, avec une fontaine, un jardin, des allées fleuries. Dans le quartier de Yarmouk, à Bagdad, la mosquée Omar al-Moktar est célèbre pour la tolérance de son enseignement du Coran, ses cours d’artisanat pour les femmes et la modernité de ses ordinateurs. Son cheikh est lui aussi très connu, trois fois diplômé du Collège des Affaires religieuses, du British Institute et de l’Institut du Pétrole, usé par l’étude, sage vieillard à barbe blanche de 45 ans à peine. Et malade, très malade: quatre pontages cardiaques, hypertendu, insuffisant rénal et récemment opéré d’une hernie. Ce qui ne l’empêche pas à chaque prière du vendredi d’appeler ses fidèles à la résistance contre l’occupant.
Le 7 novembre à 10 heures du soir, six Humvee et une quarantaine de soldats investissent les lieux: «Je leur ai dit que la force n’était pas nécessaire…» Un officier prétend avoir découvert une bombe dans la mosquée. Un grand soldat noir tire du lit sa petite fille et son fils de 8 ans, Mohammed; le gosse hurle, le soldat le gifle. Devant sa famille, le cheikh est allongé au sol, en chemise de nuit, la tête recouverte d’une cagoule. On l’emmène à l’ancien «palais à quatre têtes» de Saddam Hussein où un Irakien masqué l’interroge: «Je lui ai dit que j’étais l’imam d’une mosquée de Bagdad, la ville que les Américains occupent, brûlent et détruisent!» L’autre le frappe au visage, sur les yeux, à la tête et dans la région du coeur. Le cheikh fait un malaise cardiaque et s’effondre. On lui retire sa cagoule, il reprend connaissance et entend l’homme masqué dire: «J’ai cogné très fort. Faut emmener ce type à l’hôpital.» Face au médecin, il relève sa gandoura et montre les cicatrices toutes fraîches de son opération. Ses plaies saignent. Le docteur écrit que sa vie est en danger et l’officier s’énerve: «Changez-moi ce rapport!» On l’enchaîne dans une cellule, face à une ration militaire immangeable pour le malade. Il demande des sandales pour aller aux toilettes, selon l’usage musulman. Réponse: «Bouffe ta merde!»
Une stéréo se met à hurler, des cris résonnent près du mur, et quand il fait mine de s’assoupir, un gardien tape à coups de barre de fer sur la porte: «Réveille-toi, enculé!» Le lendemain, il est «badgé» et transféré à Kazzamiya, au sinistre centre de la Sécurité militaire de l’ancien régime de Saddam. Le cheikh doit dormir sur le ciment nu, sans couverture, et urine dans une bouteille de plastique. Un sergent, brutal et vulgaire, s’acharne à le faire crier: «J’aime Bush!» L’imam résiste. Le sergent le force à ramasser les ordures des cellules, «vingt-deux cachots, je les ai comptés». Le même sergent s’amuse à l’emmener aux toilettes, lui donne «trois minutes» et défonce la porte à coups de pied pour faire basculer le prisonnier dans la cuvette d’immondices. Pas loin, il y a un département réservé aux femmes: «Toute la nuit, je les entendais crier…» Parfois, des obus de mortier tirés par les «moudjahidin, Inch’Allah!» tombent sur la prison et font fuir les gardiens. Au matin, un officier lui propose de «coopérer» en donnant des informations sur la résistance; le cheikh se braque: «Même le Tigre et l’Euphrate sont contre votre présence ici!» Au cinquième jour, il devient très pâle et sa respiration difficile. Une femme médecin prend sa tension: «Excellente!» Il demande une couverture: «Pas de ma responsabilité!» Dehors, les fidèles de la mosquée manifestent depuis le premier jour et la presse arabe commence à écrire des articles.
Un matin, un officier lui annonce qu’il va être libéré. Soudain, le sergent sort son poignard, s’avance vers lui en faisant mine de lui trouer la poitrine et… lui coupe son badge d’identification. Vacillant, les yeux tuméfiés, il est reconduit au palais de Saddam où un capitaine «Gardner», visiblement embarrassé, le libère: «Désolé. Vraiment désolé!» Le cheikh, lui, préfère se souvenir d’un homme très musclé, en tee-shirt kaki et pantalon de treillis. Un interrogateur pas comme les autres: «Il m’a dit: « Qui vous a fait ces blessures? Ce sont des criminels! Vous savez… Tous les Américains ici ne sont pas comme cela. Certains sont en Irak pour vous aider. »» L’homme n’a pas pu empêcher les brutalités, mais il lui a apporté le trésor d’une couverture. «Il était gentil et poli, sourit le vieux cheikh, je lui ai dit que je me souviendrai de lui et que je raconterai son histoire.»

Propos recueillis par Jean-Paul Mari

ENTRETIEN AVEC ABDEL BASSAT TURKI, EX-MINISTRE DES DROITS DE L’HOMME

Le Nouvel Observateur. – Quand avez-vous averti les autorités américaines à Bagdad des violations des droits de l’homme en prison?
Abdel Bassat Turki. – Dès le mois de décembre, j’ai parlé à Paul Bremer du cas de 13 femmes arrêtées, de prisonniers qu’on suspendait, de gens attachés plusieurs jours, de détenus laissés en plein soleil l’été – ici, il peut faire plus de 50 degrés – ou abandonnés, l’hiver, à geler de froid sans couverture. Et des vols commis par les soldats.

N. O. – Avait-il l’air surpris?
A. B. Turki. – Par les vols? Oui. Pour le reste, je n’ai pas noté de réaction particulière. Je suis allé à Genève rencontrer le CICR et je leur ai demandé d’enquêter en leur nom. Légalement, ce n’était pas possible. J’ai essayé de mettre au point un comité de coordination entre les familles et l’Autorité américaine. Cela n’a pas été possible. Parce que les décisionnaires font partie de l’armée. Et Paul Bremer n’a pas l’autorité légale pour imposer sa volonté aux militaires.

N. O. – Vous voulez dire que les militaires font ce qu’ils veulent?
A. B. Turki. – Evidemment! Les ordres venaient du commandement militaire. Pas de l’administration américaine. Il fallait des résultats quels que soient les moyens employés. Un an passé à tuer le processus de démocratisation en Irak… Voilà pourquoi j’ai démissionné!

Propos recueillis par Jean-Paul Mari


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