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« LA TENTATION D’ANTOINE »

Livres publié le 27/01/2013 | par Jean-Paul Mari

La guerre après la guerre.

Un homme sort du coma. Touché à la tête, par balle. Antoine, grand reporter, revient d’un pays en guerre. Sa plaie cicatrise mais il lui manque quelque chose d’essentiel. Une partie de son passé s’est évanouie. Il sait qui il est, ce qu’il faisait avant, il n’a pas oublié les gens, les numéros de téléphone et son quotidien. Mais il a oublié le coeur de son voyage en Afghanistan. La mission, l’embuscade, la blessure. Et il ne comprend pas pourquoi la femme de sa vie a disparu….

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……Antoine souffre. Une douleur persistante à la tête, des cauchemars obsessionnels, des visions terrifiantes, la colère, l’envie de fuir ou de tuer. C’est un traumatisé qui ne sait plus parler aux autres, pense qu’il est suivi par un tueur, vit en reclus. Sa mémoire perdue par pans entiers le hante.
Antoine le convalescent accepte un reportage en Méditerranée. Il a appris que son amour est parti en voilier pour un périple dans la région. De Troie en Turquie jusqu’au nord de la Grèce, de la Tunisie à la Sicile, des Îles éoliennes jusqu’en Italie continentale, de la côte romaine jusqu’à Naples, de Corfou à Ithaque, chaque lieu, chaque rencontre agit comme une série d’électrochocs.

Étape après étape, il cherche son amour, en vain. Des pans de sa mémoire lui reviennent en désordre, offrant une nouvelle pièce du puzzle, posant plus de questions qu’elle n’apporte de réponse. Que s’est-il passé, ce jour-là, avec les militaires français, dans cette embuscade meurtrière tendue par les talibans dans le col d’Uz ? Pourquoi se sent-il coupable ? Les souvenirs se reconstituent et la Méditerranée fait son oeuvre magique. La mer le bouscule, le balance, le berce, le materne, comme celle de son enfance déchirée en Algérie.

Au terme de son long voyage sur la mer bleue, il n’est plus le convalescent tourmenté par son amnésie, ni le reporter de guerre, tenté en permanence par la descente aux enfers. Il est quelqu’un d’autre. Un enfant retrouvé, un homme apaisé, un ressuscité qui a accepté de vivre.

 

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LA TENTATION D’ANTOINE

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Les matins du monde sont parfois liquides. Englués dans un épais stratus, l’air et la terre se mélangent. Nuages et bruine embrouillent le décor. Le ciel a la bouche pâteuse et la mauvaise haleine des jours de vent d’Autan. Tout est gris. Il est huit heures à peine et un reste de nuit obscurcit un peu plus un mois d’octobre pluvieux.
A l’Hôtel-Dieu, l’équipe de nuit laisse sa place à celle du matin. Son uniforme blanc sous le bras, le kiné de service traverse au pas de course la cour de l’hôpital, grimpe les larges escaliers de calcaire blanc et respire l’odeur familière et envoutante de l’éther. C’est l’heure des premiers pansements et de premières douleurs. Le jeune homme contourne le bloc opératoire et ses chairs en vrac, monte au troisième étage et retrouve les objets et les gestes du quotidien, le casier en métal, la blouse fraiche à même son torse nu, les délicats chaussons en papier, le lavage soigneux des mains et, derrière le double-battant de l’« Unité de Neurochirurgie », le souffle lent, rauque et régulier des comateux accrochés à leurs respirateurs artificiels. Ceux-là ne se plaignent jamais.
A l’heure prévue, le kiné pousse la porte du service et file droit vers la chambre N°12. A l’intérieur, le lit est en désordre. Antoine, son patient préféré, est là, bien calé contre un double oreiller et termine son petit-déjeuner. Il adore le café, fort, serré, et repousse toujours le jus noirâtre réglementaire de l’hôpital.
L’homme parle peu. Même s’il a trouvé l’audace, à peine réveillé, d’exiger une de ses cigarettes blondes préférées. Le jeune kiné l’a sermonné :
– « Hé ! Monsieur Mégy, dites…vous poussez, là ! »
Le convalescent l’a toisé, l’air de dire :
– « Je sors du coma, pas de l’enfance. »

Traumatisme crânien, compliqué d’un vilain abcès au cerveau. Un mois plus tôt, Antoine dormait profondément, prisonnier d’un corps carapace, dur et statufié. En approchant l’oreille de sa poitrine, on entendait son cœur vigoureux cogner très fort, comme pour protester. Le professeur Bernard, chef du service, avait prescrit un nouveau cocktail d’antibiotiques, convaincu que le coma était lié à l’infection, malgré la grimace perplexe de l’interne, un arrogant rouquin, fils de mandarin et partisan inconditionnel de l’opération. Une belle trépanation de plus – crac! -, histoire de nourrir sa thèse d’internat.
Le kiné passa les mains dans la chevelure noire de son patient. Sans savoir pourquoi, il l’aimait de plus en plus. Des cheveux drus, courts, un nez fin, un front haut et un corps puissant malgré l’amaigrissement du à l’immobilité. Sous la main, les muscles longs tenaient du pur-sang et il pouvait suivre la toile d’araignée d’anciennes balafres blanches, chronique d’une histoire inconnue. Et ces épaules, toujours en avant, en position permanente de combat ! En lui massant la tête, ses doigts avaient découvert une cicatrice fraîche, un bourrelet de chair bleue, tout autour du crâne, juste au-dessus des oreilles. La lecture du dossier médical n’apprenait pas grand-chose. Sauf qu’il était bien loin de chez lui, après avoir été transféré de Paris vers Toulouse à la requête express du Professeur Bernard, son ami d’enfance. Personne ne pouvait rien refuser à Bernard, grand maître de la neurochirurgie française. Il s’exprimait d’une voix douce en caressant sa barbe fleurie mais son œil bleu ne laissait rien passer. Les confrères, le personnel et les malades, tout le monde le vénérait. Les uns pour ses doigts de magicien, les autres pour sa chaleur humaine, son génie de la simplicité.
Il s’arrêtait régulièrement à la chambre N°12, jetait un coup d’oeil sur la courbe de température, posait la main sur le front du blessé et relevait le drap, avec un soin d’assistante-maternelle. Pour Antoine, les visites extérieures étaient rares. Les infirmières avaient raconté la descente d’un groupe de collègues reporters, des hommes mûrs et effrontés, en blouson de cuir, jean et chaussures de sport. Ils avaient parlé haut et fort, fait des blagues et débouché une bouteille puis étaient repartis en laissant une pile de journaux au chevet de leur ami endormi. Un matin, une femme était venue. Seule. Elle avait demandé «la chambre d’Antoine», s’était assise près de lui, en silence, plus d’une heure, mince, très pâle, d’une transparente beauté. Quelqu’un avait cru l’entendre souffler un « pardonne-moi… ». Puis l’ombre s’en était allée sans un mot.

Tout un mois de coma profond, de silence, de doute. Et puis, un matin de septembre…
– « Monsieur Mégy ? Allez ! On plie la jambe gauche. » Le kiné avait soulevé le membre inanimé, attentif à la raideur qui marque le trouble neurologique.
– « Bien. C’est plus souple. Maintenant, la jambe droite. »
Le genou avait fléchi. Et le kiné s’était figé.
Besoin de vérifier. Surtout n’exercer aucune pression, même du bout des doigts.
– « Allez, monsieur ! »
Le genou avait plié, la jambe s’avançait, le corps pivotait. Sans aucune aide.

– « À la 12…Venez voir ! »
Il avait crié. L’infirmière-chef avait renversé un peu de son café sur sa blouse et l’avait fixé, un brin inquiète.
– « Monsieur Mégy. Il a bougé. Un geste conscient, volontaire. »
– « Oui… »
– « Il se réveille ! »

Le ciel d’automne a fini par se déchirer. L’averse tambourine sur les persiennes de la chambre. Le jeune kiné débarrasse le plateau du petit-déjeuner, se plante face au convalescent, pose les deux mains à plat sur le lit et annonce :
– « Aujourd’hui, grand jour. On se met au fauteuil. »
Il cale son malade sur une chaise roulante et le roule face à la baie vitrée donnant sur la cour d’entrée de l’hôpital. A travers la fenêtre, Antoine regarde la pluie diluer le bleu des gyrophares des ambulances. En face, on devine l’enseigne du « Papagayo », bar, tabac, loto et baby-foot en bois. Au-dessus des toits clignotent les néons criards d’un grand magasin. L’aéroport de Blagnac a disparu, happé par la brume. Un Airbus au décollage grimpe, sans panache, se détache un court instant, flash rouge au bout de l’aile droite, vert sur la gauche, crève le plafond bas et s’efface. Un grain éteint la lumière et l’orage frappe au marteau sur la tôle du ciel. Son regard redescend vers le carrefour embouteillé, les carrosseries rincées, les essuie-glaces submergés, les geysers des autobus dans la mare des caniveaux, les gosses en cartable qui sautent à pieds joints dans les flaques. Le passage d’un trio d’officiers parachutistes, bérets sur la tête, lui fait cligner des yeux. L’averse, de plus en plus forte, glisse sur le ciré jaune d’un pêcheur têtu, noie les berges de la Garonne et s’en va, froide et violente, laissant au fleuve la chair de poule.
– « Sale temps, non ? »
Antoine ne répond pas. Les yeux brillants, l’homme à la chaise regarde le spectacle de la rue, lavée, réveillée par cette formidable douche du matin. Devant lui, toutes les lumières de la ville scintillent à nouveau. Un gamin dans une fête foraine.

Par la fenêtre du TGV lancé à pleine vitesse, l’hiver du Massif Central défile, saccadé. La neige fraîche des prés tranche le fauve des forêts et l’obscur palais des glaces de la montagne. Antoine redoute le passage des tunnels, l’immersion brutale dans la noirceur, la pression sur les oreilles et ce halètement animal de la motrice, avant la claque aveuglante de la sortie, saluée du miaulement sec des rails. Les yeux blessés, Antoine baisse le store.
Son corps exhale encore un mélange tenace de drap d’hôpital et d’éther. Chaque flash sur la vitre lui renvoie son visage durci. En sortant de l’Hôtel-Dieu, il a renoncé à monter dans l’avion pour Paris, par crainte du vertige. Au croisement d’un autre train, il a failli se jeter sous la banquette. Le kaléidoscope de la montagne lui donne la migraine. La sensation que son cerveau prend du volume, pousse sur les régions pariétales, juste au-dessus des oreilles. Antoine pose ses deux mains sur les tempes, serre en grimaçant mais, devant le regard inquiet de son voisin, les remet aussitôt, bien à plat sur ses genoux.

– « Tu rentres en ambulance ? » avait demandé l’ami professeur.
– « Non, en train. »
– « Qui t’accompagne ? »
– « Je n’ai besoin de personne. »
– « Bien sûr…»

A peine libéré, il avait pris un taxi en direction d’une des brasseries de la place Wilson. Sous les arbres, un manège tournait en musique. La foule de Toulouse passait, chaleureuse. Les hommes s’interpellaient, les enfants riaient, les étourneaux gueulaient. Antoine s’était assis en terrasse malgré la fraîcheur, devant un double express bien serré, sa première cigarette blonde à la main. Dès la première gorgée de café, il avait eu l’impression que son cœur découvrait l’Ecstasy. Et à la deuxième bouffée de tabac, inhalant la fumée de travers, il avait failli s’étrangler.
Jusqu’au quai de la gare, les choses allaient encore. Le convalescent tenait debout. Il avait même retrouvé un minimum de tonus musculaire grâce aux « Une, deux ! Une, deux ! Fatigué, monsieur Mégy ? Alors, on souffle et on recommence… », de ce forcené de jeune kiné qui ne quittait plus sa chambre.
– « Tes maux de tête ? »
– « Ça va. »
– « Fais attention, tu restes fragile », avait prévenu le Professeur. « Tu peux être pris de vertiges n’importe où. »

Dès les premières hauteurs, le blanc coupant de la neige sur le Massif Central l’avait renvoyé vers un de ses nombreux reportages à Kaboul. L’hiver afghan, le jardin givré de l’hôtel, le canon historique face à la réception, les gardiens tapis dans leur guérite, tout était ancien mais clair. Étrangement, son voyage le plus récent, l’été dernier, restait flou. En faisant un effort, il parvenait à se remémorer la ville écrasée par la canicule d’août, la poussière ocre en suspension, l’odeur écoeurante des ordures dans la rivière à sec et les policiers en faction, trempés de sueur sous leur gilet pare-balles. Et partout, le visage de Christ guerrier des Afghans. Il revoyait presque tout. Jusqu’au départ vers la base militaire, isolée dans la montagne afghane. Après ? Plus rien. Le noir.

– « Qu’est-ce qui t’inquiètes ? »
– « J’ai oublié des choses. »
– « Le choc. C’est normal. »
– « Beaucoup de choses… »
-« Tout devrait revenir. »
– « Qu’est-ce que je peux faire pour accélérer ? »
– « Toujours aussi pressé! Tu sais ce qu’écrivait Maurice Blanchot ? « Celui qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli. »
– « On me dit que n’importe qui d’autre m’aurait trépané?»
– « Peut-être que moi je n’avais pas envie de voir certaines choses à l’intérieur de ton cerveau ! »
– « Merci. »
– « Tais-toi. »
– « Dis-moi ? Cette mémoire…»
– « Laisse faire le temps. »

Ballotté par le train, Antoine avait fini par s’endormir. Un sommeil lourd et turbulent. À son réveil, son voisin avait migré de plusieurs rangées. Et un gamin de deux ans serrait son doudou en lui adressant des grimaces. Les changements d’aiguillage secouèrent le wagon, le TGV fendait la mer sale de la banlieue parisienne. Après l’air léger de la Garonne, Paris en novembre lui écrasait la poitrine. Antoine saisit son sac. Le sale gosse lui tira la langue. Sur le quai, deux amoureux retrouvés s’enlaçaient sans pudeur. La gare se vida. Antoine n’avait prévenu personne de son arrivée.

Sa boite aux lettres débordait de prospectus publicitaires et de journaux. Il grimpa six étages le souffle court et posa son sac de toile. Les rideaux étaient tirés, un drap blanc recouvrait le canapé du salon et une odeur d’algues marines flottait dans l’appartement. Le masque africain Senoufo était toujours là, près de l’énorme tête de Bouddha d’Angkor Wat. Entre les deux, il remarqua un espace vide sur le mur : il manquait un tableau. Dans la cave à cigares, les derniers Havanes étaient affreusement secs. Les légumes du réfrigérateur verdissaient de moisissure et les plantes crevées aux fenêtres faisaient un parterre désolé. La femme de ménage s’était lassée.
C’était bien son appartement mais Antoine n’avait pas le sentiment d’être revenu chez lui. Il contemplait les meubles, les objets, les toiles accrochées aux murs, – pourquoi est-ce que ce tableau avait-il disparu ?-, mais il ne retrouvait pas ses repères. Le lieu restait familier mais avait perdu son intimité. D’ailleurs, tout lui semblait étranger depuis sa sortie de l’hôpital. Le monde apparaissait cotonneux, irréel. Il avait la sensation d’évoluer au ralenti, en rupture avec le temps, le mouvement des autres, leur cadence, comme si son horloge interne était arrêtée. En panne. Les sons extérieurs lui parvenaient assourdis, couverts par le tam-tam intérieur de ses organes. Les lumières toujours trop vives le blessaient. Une odeur permanente de pourriture au fond de sa gorge lui donnait la nausée. Et cette impression, étrange, de n’être plus qu’un simple spectateur. La vie retrouvée le dérangeait, l’effrayait.
Au silence inhabituel de la rue, il réalisa qu’on était dimanche. Il referma les rideaux, s’allongea sur le divan, un mouchoir sur les yeux, et s’endormit aussitôt.

La montagne blanchit sous la neige. Antoine marche nu-pieds, un casque de combat sur la tête. Trop serré. Il veut l’ôter mais la jugulaire est bizarrement fermée par un cadenas dont il a perdu la clef. À genoux dans l’herbe, il cherche son trousseau mais un voile lui obscurcit le regard. Ses paupières deviennent lourdes. Une odeur d’ordure brûlée monte de la végétation et il n’arrive pas à soulever les pierres tombales blanches couchées sur le sol. Soudain, une formidable détonation éclate et un projectile le transperce. L’écho brûlant de l’impact se répercute sur les hauteurs glacées. Tout commence à fondre autour de lui. La glace des sommets fond, bouillonne, devient volcan, crache une lave en ébullition. Il brûle.

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