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La vérité sur la tuerie de Louxor

publié le 11/10/2006 | par Jean-Paul Mari

Après le bain de sang du 17novembre devant le temple de Hatchepsout, la population locale a empêché les islamistes de faire de nouvelles victimes dans la Vallée des Rois. Jean-Paul Mari a interrogé les survivants égyptiens et reconstitué l’itinéraire sanglant des terroristes de la Djamaa Islamiya


Il suffit de claquer une fois dans ses mains pour comprendre. Le son, sec, va buter contre les murs de calcaire rose du temple, rebondit comme une balle vers la paroi de la montagne qui le renvoie, en écho, aux quatre coins de la Vallée des Morts. Une simple détonation ressemble à une rafale. Une fusillade, à l’enfer. Pour arriver jusqu’au pied de l’écrasant temple de Hatchepsout, fille du roi Thoutmosis I, la seule reine-pharaon qui portait la barbe, des vêtements d’homme et qui épousa son demi-frère, il faut laisser le grand parking, à 500mètres de là, juste avant les échoppes des commerçants, marcher jusqu’au guichet d’entrée et grimper les rampes d’accès jusqu’à cette troisième terrasse. Là, malgré ses blocs de pierre, ses colonnes et ses statues, la masse du temple semble être avalée par les flancs de la montagne, ces falaises en arc de cercle, de 100mètres de hauteur, à pic, sans issue. Un cul-de-sac bordé de ravins, de champs de fouilles et de barbelés. Une embuscade géologique. Et quand, dès les premières déflagrations, les touristes, en tee-shirts et bermudas, ont abaissé leurs appareils photo pour regarder derrière eux, ils se sont retrouvés seuls, nus, face à un soleil aveuglant et aux armes de guerre du commando islamiste. Piégés. C’était une opération implacable, lâche, sauvage. Et elle a duré une bonne demi-heure, ce matin du 17novembre dernier.
Combien étaient les tueurs et qui étaient-ils? Terroristes professionnels ou jeunes désespérés suicidaires? Qui les a envoyés ici, ce jour-là, dans ce temple du silence, si loin du Caire et des convulsions de la Haute-Egypte? Avec quels ordres? Tuer, égorger, mutiler, violer comme les GIA algériens? C’était il y a un mois à peine. Reprenons… «Ils sont arrivés du parking en marchant lentement, habillés de vieilles vestes noires, à fermeture Eclair , se rappelle Taïeb, un commerçant installé près de l’entrée du temple. Ils étaient six, l’air étrange, le regard tourné vers le sol…» Sur le seuil de son magasin, minuscule, encombré de bibelots, Taïeb observe ce groupe bizarre, ni touristes ni villageois, qui s’est scindé en deux: «Quatre hommes ont marché vers l’intérieur du temple, les deux autres sont restés face à l’enceinte…» Quand les premières détonations secouent toute la vallée, Taïeb voit devant lui un terroriste abattre un policier. A l’intérieur, au guichet, trois fonctionnaires ont demandé leur billet aux visiteurs; en guise de réponse, les hommes en noir ont ouvert leur veste, sorti leur kalachnikov à crosse courte et lâché une rafale. Un policier et un employé s’écroulent.
Déjà trois morts. Ne restent que deux vieux gardes champêtres, en chèche et gallabieh traditionnels, encombrés de gros pistolets poussiéreux. L’arme du premier s’enraie au premier coup; le deuxième tire, rate sa cible et se fait coucher d’une balle dans l’épaule. Un guide égyptien venu du Caire, très connu à Louxor, s’interpose, sans arme: «Arrêtez de tirer! Il y a des touristes ici!» Un islamiste le met en joue: «Recule!» L’autre ne bouge pas: «Je ne vous laisserai pas faire…» Une balle en plein front le tue aussitôt. Il n’y aura plus de morts égyptiens; les hommes en noir ne sont pas venus pour eux, mais pour les touristes. Les islamistes enlèvent leurs vestes et se retrouvent en uniforme noir de policier. Sur le front, ils mettent un bandeau en lettres rouges: «Bataillon de la mort et de la destruction». Puis ils regroupent les touristes, dos aux colonnes, de part et d’autre de la deuxième rampe d’accès, et le massacre commence.
Le premier commerçant qui osera s’approcher découvrira 58corps éparpillés, criblés de balles, dans la tête et au ventre, ou poignardés. Ou les deux à la fois. Il n’y pas eu de touristes égorgés, décapités ou mutilés. Ni, contrairement à ce qui a été dit, de viols. Mais il y a eu «acharnement répétitif à tuer», confirme un diplomate qui a examiné les corps. Des tueurs, pris par l’hystérie du sang, levaient les bras au ciel en criant «Allah!» . Exaltés mais méthodiques. A la fin, une guide entendra les tueurs s’interpeller: «Tu as fini? – Oui. Ça va. J’ai fini. – Bon. Allons-y!»
Aujourd’hui, Ahmed Salem Badawi, malgré un gros pansement sur sa jambe droite, réalise qu’il a eu de la chance. Quand il arrive au volant de son taxi à Hatchepsout, son fils malade de 3ans à côté de lui, deux hommes en noir l’arrêtent et l’arrachent de son siège: «A plat ventre!» Lui croit avoir affaire aux habituels policiers locaux, incompétents mais pleins de morgue, qui passent leur temps dans les cafés de la ville, harcèlent la population et exigent de la nourriture, des bakchichs… une plaie. Ahmed Salem veut protester mais un islamiste lui tire dans les pieds. Il s’écroule, saigne, rampe vers le temple, croise les autres membres du commando qui ont fini leur tâche. Il les supplie: «Ne faites pas de mal à mon fils dans la voiture… – Ferme-la!» Dehors, le commando prend un autre taxi en otage, roule à peine 200mètres et croise un bus de tourisme de l’agence Isis, conduit par Haggag al-Nahas, 37ans, un chauffeur connu et respecté dans la région. Il habite sur l’autre rive du Nil, dans un petit quartier de Louxor, mi-village paysan, mi-banlieue, avec des ruelles étroites, des gosses morveux, des murs troués bouchés avec de la paille et une mosquée en construction.
Haggag est aujourd’hui un homme blessé, malade, sonné. Chaque nuit, il fait le même cauchemar: «Ces hommes en noir, aux yeux injectés de sang, qui tirent sur mon bus, se jettent à l’intérieur et me mettent un canon sur la tempe…» Haggag essuie son front en sueur. Surtout ne pas s’y tromper: Haggag est un homme remarquable. Sans son courage, les tueurs du commando auraient probablement exécuté des dizaines d’autres touristes.
«Emmène-nous à la Vallée des Rois! Tout de suite!», ordonne l’islamiste qui le tient en joue. La Vallée des Rois! A 4kilomètres de Hatchepsout, c’est un autre cul-de-sac fréquenté en saison par… 2000 à 3000 touristes. Sans plus de protection qu’à Hatchepsout! Haggag n’hésite pas longtemps: «Je me suis dit: « Je suis un homme mort. Soit! Mais je ne les laisserai pas massacrer des touristes dans la Vallée de Rois »…» Il a remarqué que les hommes ont l’accent d’ailleurs, d’Assiout, qu’ils semblent ne pas connaître le chemin. Alors, à l’embranchement vers la Vallée des Rois, à gauche, il s’engage résolument… à droite, vers l’hôpital et la sortie de la ville. Et pendant une demi-heure, sur un rayon de 4kilomètres, il va faire tourner les tueurs en rond! En espérant tomber sur une patrouille. Jusqu’au moment où dans le bus le talkie-walkie volé aux policiers de Hatchepsout se met à grésiller: «Attention à tous! dit une voix, le bus a pris la direction de l’hôpital.» Cette fois, les tueurs du commando ont compris. Fou de rage, l’un d’eux frappe Haggag à coups de crosse dans la tête et l’épaule:«Tu nous trompes… Fils de chien! Demi-tour! Vers la Vallée des Rois!» Haggag doit obéir. Il ne sait pas que déjà toute la population du village de Gourna court les collines. A l’annonce du massacre, les femmes sont sorties en hurlant et en s’arrachant les cheveux comme si elles pleuraient la mort de leurs proches. Les gens de Gourna, anciens découvreurs de trésors et pilleurs de tombes, devenus aujourd’hui commerçants, guides, artisans ou chauffeurs de taxi défendent les sites pharaoniques comme des paysans défendent leurs terres. Mais ce sont aussi des gens paisibles et hospitaliers, bouleversés par cette tuerie, par la vue du sang de ces touristes qu’ils accueillent toute l’année.
Aussi, quand le bus du commando arrive au carrefour vers la Vallée des Rois, il essuie une volée de pierres et trouve le chemin coupé par des voitures, des motocyclettes et des dizaines de villageois qui font barrage de leurs corps. Les islamistes ont beau tirer en l’air. Rien n’y fait. La foule reflue mais ne cède pas. Et Christian Leblanc, un archéologue français installé à Gourna, écarquille les yeux en voyant un bus filer en direction de la Vallée des Reines, poursuivi par une escouade de véhicules du village. Toujours au volant, Haggag, bien que groggy, s’obstine à vouloir faire arrêter les tueurs en les conduisant droit vers un barrage placé à l’entrée d’une piste de terre: «J’ai fait des appels de phares pour avertir les policiers en poste.» Après? Des coups de feu sont échangés, deux policiers sont touchés, le bus stoppe, un pneu crevé, et Haggag s’évanouit. Mission accomplie.
Les hommes du commando abandonnent alors le véhicule et courent droit vers la montagne en traînant l’un des leurs, touché à une jambe. Derrière eux, la chasse s’organise. Il y a un officier de police, armé, et une bonne partie des gens de Gourna, en savates, chèches et tuniques traditionnelles. Les autres policiers arrivent – enfin! -, et les villageois les précèdent, leur indiquent le meilleur sentier, encerclent les collines et coupent la retraite aux fuyards. Le terrain est dur, rocailleux, en pente, le commando doit abandonner son blessé qui est aussitôt achevé par un policier. «Les autres, jeunes et bien entraînés, couraient très vite,mais ils ont fait l’erreur de s’engager dans un petit oued sec, coincé entre deux collines. Nous, on connaît bien le coin… Et il n’y pas de sortie possible!», dit Ahmed Abdel Basset en grimaçant de douleur. On lui a extrait une balle du ventre, et sa blessure le fait encore souffrir.
Ahmed a été l’un des premiers à approcher l’entrée de l’oued, une anfractuosité dans le rocher, large de 1 mètre, longue de 10, en cul-de-sac. Un piège. «Tous les policiers, raconte-t-il, ont ouvert un feu d’enfer sur l’ouverture de la roche, le temps de couvrir la progression de deux autres hommes, bien armés et protégés par des gilets pare-balles. Et quand le tir de couverture a cessé, les deux policiers se sont jetés à l’intérieur en mitraillant tout.» Quand Ahmed pénètre à son tour dans l’oued, tous les islamistes ont été criblés de balles: «J’ai entendu un terroriste, mourant, gémir: « Maman! Aide-moi… » et il est mort. Un autre a réussi à tirer une dernière fois. La balle a frappé le rocher… et j’ai ramassé le ricochet dans le ventre.» Cette fois, les 6 membres du commando sont morts. C’est fini. Et les policiers doivent retenir les villageois en furie qui veulent brûler les corps des terroristes ou les jeter aux chiens.
Un autre homme ne décolère pas. Un mois plus tôt, le 12octobre, le président Hosni Moubarak était assis, rayonnant, face à une scène d’opéra. On donnait «Aïda» de Verdi devant un public en smoking, des membres du gouvernement, des diplomates et des invités étrangers, comme l’acteur Sean Connery. Une soirée réussie, dans un décor truffé de policiers, planté… sur la terrasse du temple de Hatchepsout, aujourd’hui sali du sang de 58personnes. Comme si les islamistes avaient choisi de frapper là où le régime avait voulu briller.
En arrivant sur place le lendemain, Moubarak a tout de suite compris l’incroyable légèreté du dispositif policier. Il invective son ministre de l’Intérieur: «Je veux voir les commerçants de Hatchepsout! – Heu… Impossible. Ils ont fermé leurs boutiques.» Un rugissement: «Je veux les voir! Immédiatement.» Les commerçants disent tout: le premier barrage à près de deux kilomètres du temple, la mollesse des policiers, les terroristes qui prennent tout leur temps pour massacrer… Moubarak le militaire est blême:«Un plan de sécurité, ça? Non! Un plan de clown!» Les sanctions pleuvent: 21hauts responsables de la sécurité sont rétrogradés, le chef de la sûreté de la ville se retrouve simple employé au département électrique de la police. Et le ministre est remplacé par le général Habib al-Adeli, jusqu’alors chef des services de sécurité de l’Etat, qui, depuis un mois, essayait de faire prendre au sérieux ses informations sur… une attaque probable d’islamistes contre un site touristique. On savait! Et il aurait suffi de renforcer le dispositif policier pour éviter la catastrophe: le régime était trop sûr de lui.
Pourtant, depuis 1992, la guerre entre le pouvoir et les islamistes des Djamaa Islamiya est terrible: d’un côté, 1200personnes assassinées, hauts responsables, policiers, chrétiens d’Egypte – les coptes – et 92étrangers; de l’autre, une répression impitoyable, des villes entières de la Haute-Egypte sous couvre-feu, la torture à l’électricité, 16000islamistes détenus, 98islamistes condamnés à mort dont 61ont été exécutés. Et une traque permanente qui a abouti, il y a près de deux ans, à la mort d’un grand chef militaire des Djamaa, Talat Yacine Hamman, tombé avec ses dossiers, ses agents, ses réseaux. Des coups de boutoir qui ont secoué toute l’organisation islamiste des Djamaa. Des treize membres du Madjliss Echoura, le conseil islamique des origines, 6 sont en prison et ne cessent de prôner l’arrêt de la violence. Un septième, le cheikh aveugle Omar Abdel Rahman, détenu aux Etats-Unis, appelle lui aussi à la trêve. Les six autres, éparpillés en exil, se divisent en deux courants principaux: celui d’Oussama Rushdi, basé aux Pays-Bas, très politique, et un autre, militaire et radical, basé dans l’Afghanistan des talibans. Ce courant, dur, est regroupé autour de trois chefs: d’abord, Al-Istambouli, le frère de l’officier qui a mené le commando de mort contre l’ex-président Sadate. Et Rifaï Ahmed Taha, qui signe souvent les communiqués les plus fermes.
Enfin, Moustapha Hamza, un nom à retenir, ce nom que l’on a retrouvé sur un tract laissé par les tueurs de Hatchepsout sur les lieux mêmes du massacre. Hamza? Pour les jeunes islamistes en armes d’Egypte, c’est l’équivalent du Che! Hamza… 40ans, études de commerce, sept ans de prison après l’assassinat de Sadate, condamné deux fois à mort, a lancé la tentative d’assassinat contre Moubarak à Addis-Abeba, rejoint le Soudan qu’il quitte pour l’Afghanistan… Un mythe vivant! Sur place, dans la haute vallée d’Egypte, entre Assiout, Miniah, Quena et Sohag, des groupuscules de combattants, souvent sortis des facultés, font le coup de feu, se réfugient dans des champs de canne à sucre touffus et dorment dans les grottes des montagnes. Voilà deux ans qu’ils courent, traqués, vivant avec la mort ou la torture qui les attend en cas de capture. Ceux-là n’ont plus rien à perdre, ne connaissent pas les chefs historiques emprisonnés et ont des contacts difficiles avec les chefs de l’étranger. Des desperados, engagés dans une course à la violence, livrés à eux-mêmes, suicidaires. Mais qui invoquent le nom de Hamza.
On est loin des actions régulières et ciblées des Djamaa d’autrefois qui abattaient quotidiennement un policier ou un bijoutier copte ici, un haut responsable là. Désormais; on a franchi un degré dans l’horreur, comme avec ces 9gosses mitraillés dans une église en février, au sud de Miniah; ou ces petits policiers arrêtés à de faux barrages, triés, ligotés, criblés de balles. Sauvagerie, désorganisation, violence pour seul discours, tout cela ressemble à une algérianisation d’une partie des Djamaa, une dérive sur le mode GIA. La comparaison s’arrête là, bien sûr: l’Egypte n’est pas l’Algérie. L’inquiétant, c’est cet éclatement de la Djamaa que révèle l’avalanche de communiqués qui a suivi l’attentat de Louxor. D’abord un premier texte maladroit, mal informé, parlant de «prise d’otages» qui aurait mal tourné à cause de la réaction brutale… des forces de l’ordre. Ensuite, un appel à la trêve, sous conditions. Enfin, une proclamation annonçant «la fin des actions contre les touristes» et expliquant que «le commando était formé de nouveaux venus à la Gaamat et qu’il avait agi sans ordres» . Plus d’attentats contre les touristes? On respirait… quand un dernier communiqué a démenti tous les autres en lançant un appel à la guerre! On peut s’y perdre.
Pourtant, l’explication est simple. Des Pays-Bas la tendance Oussama Rushdi, écoeurée par la tuerie, veut faire marche arrière tandis qu’à Londres ou en Afghanistan, les hommes du clan Moustapha Hamza veulent continuer.! D’ailleurs, l’un des membres du commando qui a opéré à Louxor s’appelle Medhat, il avait 32ans, dix de plus que ses complices, anciens étudiants en médecine ou sortis des facs de droit. Lui était déjà responsable d’une bonne douzaine d’attentats depuis 1982. Condamné, emprisonné, libéré, il a fui vers le Pakistan, puis l’Afghanistan, avant de revenir en Egypte par le Soudan. Sans doute avec des directives du clan Hamza. Totalement en contradiction avec les chefs historiques réfugiés en Europe ou détenus au Caire!
Le total désarroi du mouvement, on le lit au Caire, dans les yeux de Me Mountassir al-Zayat, porte-parole des chefs Djamaa en prison, barbu, cravate et bretelles sur des épaules trop larges qui débordent de son fauteuil. Un colosse las, embarrassé, presque craintif aujourd’hui: «Des mois, des années qu’on se bat pour une solution par le dialogue… En vain. Tout s’est effondré avec Louxor.» Le dialogue? La trêve ? On en est loin avec cette flaque de sang qui a taché pour longtemps les murs du temple de Hachepsout, en plein coeur de la vallée du Nil.

JEAN-PAUL MARI


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