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La vie derrière le voile

publié le 24/09/2006 | par Jean-Paul Mari

TéléObs – «A propos des garçons, des filles et du voile» : le titre annonce l’intention de ne pas se laisser emprisonner dans un débat sur le voile…

Yousry Nasrallah. – Absolument. L’idée première est une enquête sur l’amour au Caire. Je voulais savoir comment les gosses font aujourd’hui pour se rencontrer, tomber amoureux et avoir des rapports malgré les contraintes de l’ordre moral. Par contraintes, j’entends bien sûr le voile. Quelle est sa signification? Le port du voile est-il une façon d’annoncerla couleur, religieuse ou politique? Ou plutôt, comme je le pressentais, une façon pour une fille d’échapper à la surveillance permanente d’un homme chaperon, grand frère ou père, fiancé ou mari, qui la suit pas à pas dès qu’elle met le pied dehors. Aujourd’hui, en Egypte, beaucoup de filles entre 18 et 25 ans préfèrent mettre un bout de tissu sur la tête… et pouvoir sortir toutes seules.

Et vous les suivez une caméra sur l’épaule…

– [Rire…] Il n’était pas question de traiter le voile, en vrac, mais des personnes. La caméra suit d’abord Bassem, un aspirant comédien qui a déjà joué de petits rôles dans mes films. Dans la vie, il a 23ans, travaille comme instituteur et rêve de devenir acteur. Même si tout le monde, autour de lui, le presse de se marier. Il me conduit vers ses amis, sa sœur, sa famille, son école, son quartier populaire de Gizeh, près des pyramides, et même dans son village d’origine, Mansoura, sur le delta du Nil. Ce sont tous des paysans fraîchement installés en ville, ne l’oublions pas. Tout au long du film, Bassem est le vecteur qui me permet de raconter la petite bourgeoisie égyptienne, sa conception du travail, du mariage, des enfants, de la maison, de la morale, et donc du voile. Les jeunes filles portent beaucoup le voile au Caire. Et c’est nouveau. Dans les années 60, les Egyptiennes le portaient très peu.

Qu’est-ce qui s’est passé?

– En 1919, une célèbre féministe égyptienne avait déjà fait scandale en enlevant publiquement son voile. Le culte de la virginité, le tabou de l’amour avant le mariage ont toujours fait partie intégrante du tissu moral égyptien, et arabe. Puis est venu le grand rêve nassérien d’une société moderne et libérale. Sur une photo de l’époque, on voit les parents de Bassem: le père, en complet-veston; la mère, sans voile, bras nus et jupe courte. Aujourd’hui, sa fille, la sœur de Bassem, porte le voile. Entre-temps, le grand rêve de l’Egyptemoderne du xxe siècle s’est effondré, victime de l’inefficacité des régimes arabes et de l’échec de la bataille, mal menée, au nom de la modernité. Reste que la plupart des femmes égyptiennestravaillent et que leur salaire fait vivre bien des foyers. Du coup, les hommes, tenants de l’idéologie machiste, n’ont plus les moyens financiers de nier le rôle de la femme. Concurrencés, frustrés, en crise, ils sont devenus très agressifs. Croyez-moi… Se promener dans la foule du Caire, ses rues et ses bus bondés, n’est pas très agréable pour une femme!

Le voile deviendrait-il donc une protection?

– Celle qui le porte veut dire: Moi, femme, je me réfugie dans la «décence» de mes origines paysannes. Pas religieuses. Et, cachée derrière cet uniforme «modeste», j’essaie de trouver une solution à mes problèmes… Dans le film, une fille voilée dit: «Je dois être plus élégante que les autres. Pour pouvoir séduire, sans être scandaleuse.» Celles qui font des défilés de mode voilées ne sont pas des hypocrites mais des femmes, très humaines, qui éprouvent un besoin de liberté et cherchent à contourner l’obstacle de l’ordre moral.

Pour vous, le voile n’a pas forcément une connotation politique, intégriste?

– Non. Et pourtant, il n’est pas toujours innocent?

– Bien sûr que non! Une femme portant le tchador, ou qui tient un discours politique sur le voile, est une militante islamique. Dans le film, une des filles, en tchador, dénonce «l’Occident abominable». Mais les autres, pourtant voilées, en rient et se moquent gentiment d’elle.

Qu’il soit le résultat d’une modernisation, de la crise économique, de la pression sociale ou d’une poussée intégriste, le voile reste une contrainte.

– Sans aucun doute. Il ne traite la femme que comme un objet de séduction, un être faible et sans défense contre la convoitise des hommes. Une partie honteuse qu’il faut cacher! Le film montre le côté oppressif du voile avec des images «carcérales», des portes qui se referment. Il ya l’histoire d’Hanan, jeune fille à la tête nuequi finit par céder à la pression sociale, et parse voiler. Parce qu’il est temps de se marier. Ou l’exemple de Hind, qui affirme avoir choisi «en toute liberté» alors qu’on comprend qu’en réalité elle s’est voilée pour ne pas être considérée comme une paria. Et c’est terrifiant! L’oppression est évidente. Mais ce n’est pas le sujet de mon film. Le sujet, c’est de saisir comment les jeunes gens résistent à cette oppression. Dans la rue, les conversations fourmillent de blagues politiques et les fêtes religieuses sont toujours très sensuelles. Au grand dam des intégristes! Je voulais raconter comment ces filles luttent, sous leur voile, malgré lui, contre la vision intégriste de la femme. C’est cette résistance qui est merveilleuse. Derrière le voile, il n’y a pas le grand Satan mais des problèmes très humains.

– Aujourd’hui, compte tenu du contexte, de la symbolique du voile en Europe et de la montée d’un islamisme radical, est-ce le pire ou le meilleur moment pour réaliser ce genre de film?

– C’est le pire et le meilleur à la fois. En tout cas, c’est le seul moment où l’on peut, où il faut le faire. Pour décoder le problème du voile?

– Pour le traiter, sans hystérie, en sociologue. Et non pas comme un tabou, religieux et politique. Moi, je suis chrétien mais je parle d’êtres humains, pas d’idéologie. Avec une grande liberté de ton, qui est d’ailleurs celle des personnages du film. Voilà peut-être pourquoi Arte a cru en ce projet et l’a soutenu.

Quelle est la conclusion de cette longue enquête?

– Ce qui émane du film est très clair: le voile pose un problème, même à celles qui le portent. En Egypte, contrairement à ce que l’on peut penser, le voile n’est pas une affaire classée!

Propos recueillis par Jean-Paul Mari


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