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la vieille dame de Bagdad

publié le 25/05/2007 | par Jean-Paul Mari

Elle a rencontré Ismail, son mari, au bal de l’hôtel Lutétia. Il était jeune, beau, irakien et peintre. Elle avait dix-huit ans et rêvait d’Arabie. Ils se sont aimés pendant cinquante ans.


La parisienne, née rue Saint Denis, a grandi à l’école de la rue Dussoubs qui enseignait aux filles les maths, le civisme et la couture. Après l’Exposition Coloniale en 1931, Suzanne couvrait déjà ses cahiers de palmiers, de mosquées et de dunes. Elle avait le trait sûr et aimait la géométrie, comme son père ouvrier chez « De Dion bouton ». En pleine occupation allemande, la jeune femme prend des cours de théâtre, de chant, de piano. Le Service Cartographique de l’Armée, rebaptisé par l’envahisseur « Institut Géographique National », lui demande des cartes en relief. Elle réalise un Mont Blanc en plâtre de cinquante centimètres de hauteur sur quatre mètres de large, « avec des fenêtres aux maisons, des arbres et des glaciers, jusqu’à la frontière italienne » qu’elle va elle-même installer à la Maison des Guides de Chamonix. La paix revient et Paris essaie d’oublier en dansant. Suzanne rencontre Ismail, boursier des beaux-Arts. Nommé professeur à Bagdad, il doit repartir quatre ans plus tard et jure de revenir la chercher. Promesse tenue. En 1953, les jeunes mariés partent vers la Mésopotamie. D’abord l’Orient-Express pour Venise, puis un bateau blanc jusqu’à Bari, – « Je me souviens de son nom… l’« Adriatica » »-, la traversée vers Alexandrie et soudain, Beyrouth au pied de montagnes enneigées, avant deux jours d’autobus sur les pistes du désert. A Bagdad, sa belle-famille l’accueille, un peu inquiète sur la capacité d’adaptation de « la Française » à l’approche d’un été brûlant à plus de cinquante degrés.
Trois jours plus tard, Suzanne enseigne le dessin et le piano aux gamins dissipés de l’Ecole des Sœurs de la Présentation. Le père d’Ismail a fait construire une maison neuve, « avec lit, fauteuils et coiffeuse… j’étais gâtée ! » La rue est en terre battue, la capitale sans monuments, la salle de classe sans ventilateur et, à la maison, un tuyau percé goutte sur un cactus pour vaporiser un peu de fraîcheur. Mais Suzanne circule seule, dans une ville sans crimes, saute dans les bus, entourée de femmes sans voile, court le grand cinéma « Mansour », ses films hollywoodiens, égyptiens, et elle se perd avec délice dans les souks aux tissus, aux tapis et aux cuirs. A Bagdad , les artistes ont crée la « S.P », la « Société Primitive » qui danse chaque vendredi soir autour d’un tourne-disque, organise un pique-nique champêtre dans les palmeraies ou monte des expositions. En 1963, L’Affaire de Suez provoque la rupture des relations diplomatiques avec Paris. Désormais, « la Française » irakienne doit, chaque été, aller chercher son visa en Jordanie, pour pouvoir retrouver ses parents, Paris ou les plages de Biarritz. Ismail et la « S.P » deviennent célèbre et le Premier ministre Jacques Chirac vient jusqu’ici inaugurer une exposition aux Beaux-Arts. Les rues, couvertes d’asphalte deviennent des avenues à quatre voies, les bidonvilles disparaissent, les palmeraies aussi, laissant place à de grands hôtels, des ponts, des monuments. Seule note grave en pays arabe : Suzanne n’a toujours pas d’enfants mais le couple est indestructible. Ils sont heureux. Et la guerre Iran-Irak éclate.
Huit ans, un million de morts et la télévision qui, chaque soir, diffuse des images de tranchées, de boue et de sang. Parfois, un Scud iranien détruit tout un pâté de maisons : « Désagréable .. » souffle la vieille dame qui se rappelle aussi cette Biennale d’Arts Plastiques, trois cents artistes réunis à Bagdad, en plein conflit armé. D’une guerre du Golfe à l’autre, les raids américains frappent l’Irak en 1991. La nuit, dans l’obscurité, elle voit, par la baie vitrée du plafond, le ciel rougir au passage des missiles Tomahawks. Sur le pont voisin, la DCA irakienne claque d’un bruit d’enfer. Suzanne a un voisin, marié et père de six enfants qui a conduit sa famille à Amiriya, un abri collectif réputé, trois étages de béton en sous-sol, de l’air, de l’eau, une télé et des dessins animés pour les enfants. Cette nuit là, les deux explosions, -un missile pour percer, l’autre pour tuer -, a été entendue par toute la ville. Plus de quatre cents morts. Suzanne, horrifiée, fait une jaunisse. Après la guerre, l’embargo force Ismail, cardiaque et insuffisant rénal, à courir Bagdad chercher des médicaments au marché noir. Quand il en trouve, il rentre, épuisé. Il est mort l’année dernière.
« Treize ans que cela dure… Une guerre encore, pourquoi Bon Dieu ? …Quelques missiles et beaucoup de pétrole. » Le soir, tout le monde se rassemble, guette le ciel et les informations à la télévision. Parfois, la vieille dame s’indigne : « Pourquoi est-ce que les Américains ne font-ils rien pour ces Palestiniens qu’on massacre chaque jour ? » Par expérience, la famille, sa nièce, ses enfants et les voisins ont commencé à faire des stocks : un générateur d’électricité, des réserves d’eau, des médicaments, du riz, du sucre, du thé et des légumes secs. Certains ont même creusé un puits dans leur jardin. « Tout le monde essaie de vivre, malgré l’angoisse qui nous dévore…. Nous vivons sur un volcan. » Pourtant, c’est décidé, elle restera : « Ici, c’est chez moi. Et puis je me ferais bien trop de souci pour les miens ! » Elle regarde au-dessus du piano, le portrait peint d’un homme mince, aux cheveux blancs : Ismail. Pour la première fois, une ombre creuse son visage: « J’aurais tant aimé fêter mes noces d’or avec lui. »

Jean-Paul Mari


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