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L’anguille a surnagée

publié le 05/03/2009 | par benoit Heimermann

L’intéressé prend bel et bien l’eau. Mouline et frappe comme il peut. Seul au monde au cœur de la piscine olympique de Sydney. Victime désignée. Proie facile. Qui, au-delà de la farce, éveille de vieux fantômes : la lutte des faibles face aux puissants, l’émulation victime de la compétition, la faillite de l’égalité par le sport. Le lendemain, Albert Jaccard, philosophe, s’émeut : “ Ne nous trompons pas de cible : les vrais bouffons ce sont les autres, ceux qui exhibent leurs médailles et agitent leurs drapeaux… ”
Eric Moussambani est à mille lieux du débat qui, aujourd’hui encore, prévaut. Si loin, que dix bons mois ont été nécessaires pour le localiser et le rencontrer. Un temps signalé en Espagne, où vivent ses frères et sœurs, puis aux Etats Unis, où il a suivit une formation, il a, au final, retrouvé la Guinée Equatoriale, son pays d’origine. La qualité de la première conversation téléphonique est mauvaise, mais pas son propos : Eric encourage l’échange mais prévient que l’administration de son pays réclame – doux euphémisme – quelques formalités administratives et douanières en échange.
La rencontre tant attendue démarre dans un contexte ubuesque. Au gré d’une capitale – Malabo – située sur une île, à 35 km du Nigéria, mais à 300 km de la partie continentale du pays. Dans des rues où l’on parle pitchi et espagnol, mais où les échanges commerciaux se font en francs CFA. A la lisière d’un territoire entièrement contrôlé par les compagnies pétrolières américaines. Sous le regard de multiples uniformes dont on comprend vite qu’ils n’obéissent qu’à un seul homme, l’omnipotent Obiang Nguema, installé au sommet de l’Etat depuis vingt-huit ans.
Eric est exact au rendez-vous. Peut être plus enveloppé et plus rond qu’imaginé. Garant d’une histoire, qu’il confesse n’avoir jamais vraiment racontée. Ou par bribes. Dans la foulée de son aventure australienne. Peut être parce que, à l’image du pays où il vit, elle flirte avec d’invraisemblable.
“ Tout a débuté par un simple message sur les ondes de la radio nationale qui invitait ceux qui le désiraient à subir un test de natation. ” Le lieu de rendez-vous ? La piscine de l’hôtel Ureca, située en plein centre de Malabo. Où précisément nous sommes. Sauf que le bâtiment est, aujourd’hui, à l’abandon ; le bassin vide et l’ensemble fréquenté par une dizaine d’ouvriers démotivés.
En janvier 2000, huit mois avant les Jeux de Sydney, le Président du Comité National Olympique, celui de la Fédération de Natation, créée pour l’occasion, et un journaliste aux ordres “ auditionnent ”, bien plus sérieusement, une trentaine d’apprentis nageurs. Eric n’est pas le plus entreprenant, mais, bon point, le seul à être arrivé à l’heure.
Réalité du sport africain : ses édiles ne détestent ni les subventions que les instances internationales leur octroient ni les invitations qui les accompagnent. Quitte à lever un contingent de pseudo athlètes le cas échéant. Eric acquiesce : “ Sur le moment, je ne me suis rendu compte de rien. Mais, pour l’essentiel, j’ai servi de prétexte. Il n’y a pas une piscine de 50 m dans toute la Guinée et il n’y en a toujours pas. Malgré les promesses et les engagements. ”
Au terme de sa première baignade, le nageur débutant est invité à s’entraîner derechef. L’hôtel ménage quelques horaires à la carte. “ Au bout de deux mois, on a fini par me demander quatre photos d’identité. Quinze jours encore et j’avais un passeport. ” Déjà la délégation équato-guinéenne est en route pour Sydney. Via Libreville, Paris et Hong Kong. Eric n’a jamais voyagé ou presque, il n’a surtout jamais entendu parlé des Jeux. Une collègue nageuse (Barila Bolopa), aussi inexpérimenté que lui, et un coureur de 800 m (James Ebatela), plus aguerri, complètent le tableau encadré par huit officiels au total.
Au pied de l’avion, le Ministre des sports remet à chacun 100 000 Francs CFA [150 euros] d’ “ argent de poche ”. Pour la cérémonie d’ouverture, le groupe entier doit compter sur l’organisation qui lui concède des vestes et pantalons trop longs. Intimidée, la petite Barila refuse de s’entraîner. A l’inverse d’Eric qui, faute de mieux, s’ébroue en bermuda. Une heure avant sa course, le 19 septembre, un Sud-Africain lui cède un maillot et un Canadien une paire de lunettes.
Un Takijistanais, Farkhod Oripov et un Nigérien, Karim Bare, pareillement désemparés, partagent sa série. Eric n’a jamais nagé cent mètres d’affilée de sa vie, ni plongé d’un plot, mais, négligence coupable, aucun membre de sa délégation n’a daigné rallier le Centre Nautique pour l’encourager. Tétanisé, il évite le faux départ fatal à ses deux voisins et boucle, tant bien que mal, son exercice en 1’52’’72. A 1’05’’ du record du monde !
Début du quiproquo. A peine rentré au village, “ Eric the eel ” [Eric l’anguille] est bousculé à l’envie. Par les journalistes en quête d’originalité et les organisateurs en mal d’authenticité. “ Spontanément un athlète m’a offert son baladeur. Marion Jones et Maurice Green se sont fait prendre en photo avec moi. Une entreprise immobilière m’a remis 5 000 $. Et Speedo fait signer un contrat. ” A l’heure des combinaisons hydrodynamiques et des bonnets en Lycrex, le “ bon nageur ” (comme on écrirait “ bon sauvage ”) plonge le big-business olympique dans un inespérée bain de jouvence.
Sous l’auvent de sa belle-mère, les bras chargé par sa toute récente progéniture, Eric se pince encore : “ Sur le moment vous ne réfléchissez pas. Vous profitez. Le seul problème c’est que je ne prenais pas la natation à la légère et que j’avais envie de continuer. ”
Speedo pousse à la roue. Invite sa nouvelle “ attraction ” en Europe, aux Etats Unis, au Brésil. Qui se prend au jeu et dispute les Championnats du Monde à Fukuoka en 2002. “ Je n’étais toujours pas très bon, mais je faisais des progrès. ” Satisfaction supplémentaire : il décroche un brevet d’informatique, un stage à Houston et un emploi à la Equato Guinea Liquefield Natural Gas, prestataire du géant Exxon. Une aubaine qui induit un supplément de programme : le nageur comblé rêve de participer à nouveau aux Jeux. Moins pour glaner une impossible médaille que pour gagner un peu plus de considération.
Las, à la veille du rendez-vous d’Athènes, sa Fédération, curieux effet du hasard, égare une pièce essentielle de son dossier et n’obtient pas son passe droit. “ J’aurais aimé aider les jeunes, faire partager mon expérience, mais, c’est écrit, il n’est pas toujours facile d’être prophète dans son pays… ”

Benoît Heimermann


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