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Le Caire: Attentat contre un prix Nobel

publié le 22/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Negui ne tremble pas. Il marche lentement, la main droite dans sa poche, les doigts serrés sur le manche de son couteau à cran d’arrêt. Il a fallu renoncer au revolver. Trop bruyant. A cent cinquante mètres de là, il y a un grand hôpital entouré de villas de notables et l’endroit est toujours bourré de policiers. Et puis, le couteau, c’est mieux. Fort, silencieux, symbolique. Lors de la dernière réunion du groupe, les cinq islamistes étaient tous d’accord: « Il faut l’égorger! »


Hier, une première tentative a échoué quand Negui et un autre membre du commando ont joué les admirateurs et sonné, au 172 rue El Nile, les bras chargés de fleurs et de chocolat. En vain. L’écrivain était absent.
Cette fois, le voilà! Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature, quatre vingt-deux ans, la silhouette cassée et le regard obscurci par l’âge, à moitié sourd, mince, si fragile. Sans aucune protection mais toujours avec un grand sourire à offrir aux passants qui lui embrassent les mains. Negui règle son pas, laisse le temps à « ce chien, fils de chien, romancier blasphémateur et apostat », de s’asseoir dans la voiture qui l’attend pour le conduire vers son club littéraire du vendredi, au bord du Nil. Negui a vingt-cinq ans, il est musclé, entrainé: « J’ai frappé deux fois. De toute la force que Dieu m’a donné. J’ai entendu le long soupir de l’homme. J’étais sûr que l’hémorragie le tuerait. » Il s’en va. Le couteau de vingt centimètres est resté planté dans la gorge. Le chauffeur réagit, enlève la lame, plaque sa main sur l’artère tranchée et fonce en marche arrière vers l’hôpital tout proche. « Ne t’inquiète pas, mon ami.. » lui souffle Mahfouz. La blessure est large de quatre centimètres, on lui transfuse dix neuf litres de sang.
Un mois plus tard, il est là, dans la chambre 912 du même hôpital, enveloppé dans un grand peignoir bleu nuit, un grand pansement sur le cou, son antique Sonotone à l’oreille et, toujours, ce grand sourire aux lèvres. Ses vieux amis du club littéraire défilent et l’embrassent, les larmes aux yeux. Lui souffle: « je suis très fatigué.. » Déjà, au printemps, il avait confié que le monde lui devenait extérieur: « En vérité, mes jours se ressemblent chaque jour un peu plus. » Aujourd’hui, c’est un vieillard blessé, épuisé. Mais vivant. Les islamistes du Gamaat Islamiya voulaient une cible facile et spectaculaire. Ils ont perdu. Quand les policiers les ont encerclé dans un café de Ains Chams, quartier populaire du Caire, Negui et les autres ont jeté des grenades. Deux hommes ont été blessés, le chef du commando est mort et Negui, l’estomac troué par une balle, risque la pendaison. Aujourd’hui, il raconte qu’il est venu de Haute-égypte jusqu’à la capitale où les prêches des mosquées de Ains-Chams l’ont éclairé. Sa foi est devenu forte et dure comme un diamant. Mahfouz est toujours sous le coup d’une fatwa de mort depuis son prix Nobel et le Cheikh Omar Abdel Rahmane, aveugle et emprisonné aux Etats-Unis, a fait passer l’ordre de son exécution: il fallait obéir à ce devoir sacré. Il dit aussi qu’il n’a aucun sentiment de pitié, aucun regret et que, s’il le pouvait, il recommencerait. Il dit enfin qu’il n’a jamais lu un seul livre de Mahfouz l’égyptien. Il a tort.
Il ne sait pas que le roman pour lequel il a voulu égorger le vieillard remonte à près de quarante cinq ans, bien avant sa naissance. « les Fils de la Médina » a la force de la légende, de la Création, de quatre personnages qui personnifient la force, la morale communautaire, la charité et la recherche alchimique, la « magie », cette science qui tuera le héros fondateur. On y voit l’ombre des grands prophètes, Moïse, Jésus et Mohamed et le spectre Nietschéen de la mort de Dieu. L’assassin impie finira mal, bien sûr, enterré vivant. Qu’importe! Dès la parution du livre sous forme de feuilleton dans un quotidien, les censeurs de El-Ahzar, puissante université religieuse devenu Vatican de l’Islam crient au sacrilège. Incarner les prophètes! D’autant que le livre se termine par une impardonnable note d’espoir: « Patience, disaient-ils, tout a une fin, même l’oppression! le soleil finira bien par se lever, et nous verrons la chute du tyran, et l’aube viendra, pleine de lumière et de merveilles.. » Les religieux exigent que Mahfouz renie son ouvrage; il refuse mais accepte la censure. Le temps passe mais les religieux ont la mémoire éternelle. Le prix Nobel en 1988, le premier et le seul pour le monde arabe, gonfle l’Egypte de fierté mais n’efface pas le « blasphème ». Al-Ahzar gronde, les islamistes enragent et la Fatwa tombe comme une condamnation à mort.
Si Negui avait lu la trilogie de Mahfouz et plongé dans l' »Impasse des deux palais », il aurait découvert l’univers intérieur d’un vieillard amoureux fou d’une ville, le vieux-Caire, que le temps lui-même n’a pas réussi à engloutir. Il suffit de marcher, de se perdre dans les ruelles, de Bab-el-Futuh à Bab Zouela. D’abord, il y a la forte odeur de paille et de crottin, les poules, les canards et les ânes, le monde des fellahs installés dans la cité, la campagne et le souk au coeur de la mégalopole. On avance entre le merveilleux et le crasseux, le marbre et l’ordure, le bois précieux et les planches nues, dans la fumée des déchets qui brulent, de l’encens et des épices. Impasse des deux palais..La voilà, cette demeure ciselée de motifs ottomans, surchargée de balcons, de moucharabiehs, de grilles de fer torsadé; facade érodée, grignotée, qui tend ses lèvres gourmandes d’une pierre antique face aux masures populaires de ciment, sâle et décaties. On suit un géant qui passe, personnage de trilogie, bosse pieuse sur le front et chapelet à la main, et qui, à l’heure de la prière, porte une bedaine énorme et triomphante vers la Mosquée Al-Hussein. Sur la grande place, plantée de palmiers, les terrasses de café font la nique aux murs rèches et sévères d’Al-Ahzar. Odeurs du tabac blond au miel des narguilés, de la menthe fraîche, des brochettes qui vous chatouillent le nez et le désir. Puanteur de l’essence, bruits des klaxons des voitures qui fendent au pas la foule comme un bateau ouvre la boue ocre du Nil, plainte syncopée des hauts parleurs des mosquées, comme un coeur qui se remet à battre, une musique rassurante du ciel. Le pavé grouille de vie et de magie. Passe un vendeur de bijoux, la poitrine couverte de boucles d’oreille en or, de mains de fatmas bleues trouées d’un oeil de rubis, de pierres qui renvoient vers l’éther un soleil éblouissant. Passe une vendeuse de pain, plateau sur la tête, nubienne à la peau sombre, toute enroulée de voiles noirs, qui roule des hanches, tend un doigt léger vers une direction inconnue et disparaît, happée par la masse, en laissant, derrière elle, des effluves de musc et de pain grillé. La foule, énorme, se touche sans se heurter; se mêle sans s’affronter. On est loin de de la dureté, de la violence du Maghreb. Le vieux Caire parle d’une foi forte et simple, de sensualité et joie de vivre; il dit que l’Islam peut se réconcilier avec la vie. Voilà ce que Negui n’a pas lu, dans les livres de Mahfouz. S’il l’avait fait, sa main, porteuse du poignard, aurait sans doute tremblé au moment de frapper le vénérable vieillard.
L’esprit du Caire, il est là, dans cette salle de cinéma du centre-ville quand les spectateurs applaudissent, debout, à la fin de la projection de « L’émigré », de Youssef Chahine. Avec un demi-million d’entrées, le succès est déjà énorme. Le film raconte l’histoire d’un nomade du désert qui va chercher la « lumière », la science du travail de la terre, dans l’empire des Pharaons et revient, fils prodigue, vainqueur, malgré les épreuves.. »Je voulais dire à la jeunesse égyptienne qu’il faut garder courage malgré l’incapacité du gouvernement et la morosité des idées, » explique Youssef Chahine. Il parle toujours aussi vite, répond au téléphone en trois langues et vit dans un appartement encombré de livres et de peintures modernes: l’esprit d’Alexandrie, délicieusement ouverte à tous les vents du large. « La lumière des Pharaons de ma jeunesse, c’était le Hollywood des années cinquante.. » Un premier scénario s’appuie sur l’histoire de Joseph dans le désert. Personnifier un prophète? Al-Ahzar se dresse aussitôt. Il s’incline, réecrit l’histoire comme une auto-biographie. La censure gouvernementale lui demande d’enlever quelques phrases du dialogue, comme.. « les femmes, ce sont elles qui gouvernent le monde.! » Et le film reçoit enfin l’imprimatur. Avec le succès, arrivent les premières attaques: la critique virulente d’un journaliste trop pieux, l’intervention d’un avocat islamiste et le verdict d’Al-Ahzar: « Blasphème. » Depuis, Chahine doit se battre en justice pour éviter l’interdiction de son film. « Les islamistes sont très actifs dans le cinéma. Il y déjà une dizaine d’actrices qui portent le voile et un de mes acteurs favoris ne parle plus qu’à coup de formules religieuses.. » dit Youssef Chahine, » Il faut une solidarité internationale. L’occident ne peut pas se contenter de porter un regard « exotique » sur ce qui se passe ici. Cela peut devenir très grave chez vous aussi! »
Cinéma, littérature, peinture; la nouvelle Inquisition brule les sorcières modernes et traque les professeurs hérétiques. A l’université de lettres, toute la cour centrale est occupée par un grand tapis déroulé devant la mosquée. Entre deux cours, les étudiants prient, lisent le Coran ou s’échangent les polycops. En cours, les filles s’assoient à l’écart des hommes et le voile est devenu un uniforme que l’on décline: léger et soyeux pour les frondeuses, terne et sans originalité pour les soumises, serré sous le menton et sévère pour les militantes, visage invisible, tchador et gants noirs pour celles emmurées vivantes par l’intégrisme. Dans la salle des professeurs, Abou Zeid, maître en linguistique, montre la thèse de doctorat qui a brisé sa vie. Après avoir écrit deux livres et onze communications, il a eu le culot sacrilège de vouloir appliquer la méthode d’analyse linguistique universitaire au texte coranique. « J’en déduis simplement que le Coran est bourré de métaphores et d’allégories liées au contexte historique. Evident, non? » Oui. Sauf que le corollaire induit un Islam progressif et un Coran réinterprétable. Plus question d’appliquer et de répéter mécaniquement un texte écrit il y a sept siècles. De quoi heurter de plein fouet le discours intégriste actuel. En lisant la thèse, un des membres du jury est devenu blême et a fait circuler le texte. La réaction a été immédiate: foudres d’Al-Ahzar, violentes attaques des Frêres Musulmans « modérés » et prêches au vitriol dans les mosquées intégristes où l’on exige la mise en quarantaine de l’Apostat, la confiscation de ses biens, la séparation des enfants et un repentir écrit, sous peine de mort. Mieux: les islamistes ont demandé à la justice de prononcer le divorce entre le professeur et sa femme au motif qu’une musulmane ne peut pas vivre légalement…avec un non-musulman. « Leur objectif est clair » explique Abou Zeid, les traits tirés, « si l’état annule mon mariage, il me reconnait apostat, donc mort aux yeux de la loi musulmane. Et les intégristes n’auront plus qu’à m’abattre. Cela s’appelle du terrorisme légal. » En attendant le verdict, Abou Zeid et sa femme ne sortent plus beaucoup, ils préfèrent corriger les copies d’examens où, parfois, une main d’étudiant ose griffoner un chaleureux message de soutien.
Que le juge soit favorable aux islamistes ou que le puissant lobby des avocats intégristes gagne la bataille juridique…et Abou Zeid, savant en linguistique moderne, devra choisir entre la peur quotidienne du couteau et une vie d’éternel reclus volontaire. Comme Saïd Al-Ashmawy, lui même grand juriste, ancien procureur à la cour suprême, qui ne survit que protégé par trois gardes du corps. Voilà quatorze ans qu’il ne quitte plus son appartement sombre aux rideaux toujours tirés, entre ses livres, son piano et ses collections de sabres et de pistolets anciens. Depuis le jour où cet islamologue distingué s’est mis en tête de démontrer, Coran et tables de la loi à l’appui, que l’Islam, « le vrai! », se devait d’être moderne et tolèrant. « Dieu voulait que l’islam fût une religion, mais les hommes ont voulu en faire une politique » répète, têtu, le vieux magistrat. Ses livres sont des brûlots. Il a tout démonté: la loi islamique, le système économique, la fausse obligation du port du voile et même le Califat Islamique, domaine privilégié des puissants Saoudiens! « l’Egypte est sous influence » dit tranquillement le vieux magistrat. « Les Saoudiens veulent islamiser le monde. Avec leur islam. Politique. Ici, leur argent a infiltré les journaux, les radios, les télévisions. Ils ont racheté des titres et des maisons d’éditions, implanté des sociétés d’investissement, distribuent cadeaux, pots de vins, invitations royales à la mecque, contrat de travail dans le golfe…Ensuite, ils demandent aux journalistes, écrivains, avocats ou politiques de louer ou de condamner à la demande. D’être aux ordres. » Voulez-vous être bien édité, riche et reconnu? Suivez le guide politique. Sinon…Le vieux magistrat finira sans doute sa vie, dans son appartement clos, surveillé par trois gardes du corps.
Où va l’Egypte? Depuis une vingtaine d’années, elle n’a cessé de s’islamiser. L’argent des Saoudiens et la démission du gouvernement ont permis aux intégristes de parler de plus en plus fort. Al-Ahzar, autrefois simple autorité religieuse, est devenu une sorte de vatican autoritaire qui censure, lance les interdits et marchande son pouvoir à l’état. Longtemps, le gouvernement a cru pouvoir récupérer la montée islamiste, en ouvrant sa télévision aux cheiks les plus rétrogrades, en faisant semblant de ne pas écouter la violence dogmatique des mosquées, en refusant de se battre sur le terrain idéologique. En démissionnant. Le discours religieux s’est propagé dans la justice, l’enseignement, la culture et les milieux politiques. Le pouvoir lui-même s’est islamisé. Alors est venu le terrorisme des Gamaat Islamiya, les meurtres et les attentats contre le tourisme et l’économie. Et le pouvoir a fini par comprendre qu’il était en danger de mort. Depuis trois ans, la repression anti-terroriste est d’une efficacité féroce mais la lutte politique ne fait que commencer. « Les intellectuels sont restés longtemps sidérés, par peur ou par opportunisme, coincés entre le pouvoir et les islamistes » explique Hani Shoukrallah, rédacteur en chef du journal El-Ahram, « mais ils commencent à se ressaisir. » L’attentat contre le vénérable vieillard de la littérature a ulcéré les égyptiens. Son roman interdit, « les fils de la médina », imprimé sauvagement sur les quarante pages d’un magasine, s’est arraché à quarante mille exemplaires. Un journal s’est même emporté contre le prix Nobel, -« Mahfouz, tu nous a trahis! »-, traité de « fonctionnaire conformiste » parce qu’il accepte, aujourd’hui encore, la médiévale censure d’Al-Ahzar. Pour la première fois, l’Egypte bouge en profondeur: « Ce pays a atteint son degré maximum d’islamisation. Le véritable combat idéologique peut commencer », croit Hani Shoukrallah l’intellectuel. Et il vous entraîne vers les bords du Nil, à l’heure où la la lumière devient caresse dorée, exact mélange de la force du soleil et de la légèreté de l’air. On regarde le fleuve comme un être vivant. Il a la peau douce, comme ces filles nues têtes qui montent dans des bateaux où les chansons parlent d’amour. Il est fort, musclé, comme son courant qui immobilise cette barque malgré toute l’énergie du fellah arquebouté sur ses rames. Il a la chair épaisse, comme une mer intérieure à la cité, qui s’étale, tranquille, entre les buildings commerciaux et les tours des grands hôtels. On regarde ce doigt liquide lumineux que Dieu a tracé dans le désert pour en faire une terre humaine. Et on se dit que la force sensuelle de l’Egypte n’est pas encore vaincue.


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