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Le Caire : une rencontre avec les Frères musulmans

publié le 21/05/2025 par Jean-Paul Mari

Au début des années 80, les chefs Frères musulmans rencontrés au Caire annonçaient qu’ils prendraient le pouvoir en Egypte. Ce qu’ils ont fait en juin 2012. Avant d’être renversé par un coup militaire

 » Le grand mérite qu’il faut reconnaître aux islamistes est qu’ils disent ce qu’ils font et qu’ils font ce qu’ils disent. Pour connaître leur programme, il suffit de savoir les écouter.

Ce soir-là, j’étais au Caire, attendu à dîner par les chefs clandestins des Frères musulmans. En ce mois de juin 1986, il fait une chaleur d’enfer. Le ramadan en plein été est un calvaire le jour, une débauche la nuit. Dès midi, la bouche sèche, les fidèles respirent avec peine et parlent peu. La privation sacrée interdit l’eau et la nourriture, le tabac et les femmes. Enfin, à l’heure où le soleil caramélise les façades, les premières ombres glissent vers le quartier de la mosquée El-Hussein. Là, loin du vacarme de la rue, ils peuvent, dans la fraîcheur du silence, appuyer leur tête contre les colonnes de marbre et se prosterner sur les épais tapis. Mendiants, fellahs aux pieds cornés, hommes d’affaires en cravate, flics en uniforme et indics en civil, toute l’Égypte fête le ramadan sacré.

Dehors, on a lavé le sol à grande eau. En terrasse des restaurants, à l’heure de la rupture du jeûne, des familles entières attendent, stoïques, devant des montagnes de viande en brochettes. Sous les arcades flotte l’odeur mêlée du café turc, de l’anis en grains et du thé à la menthe. Fête du corps, gloutonne, fête païenne des Mille et Une Nuits. Au fond d’une impasse, la foule s’agglutine autour des violons, des tambourins et des cymbales de la musique des soufis. Le tabac sucré des narguilés brouille l’esprit, des femmes voilées de noir s’aspergent de lourds parfums, fument comme des sapeurs, et des liasses de livres égyptiennes passent de main en main à l’attention de l’orchestre. Le ramadan n’est pas conçu pour la transe, mais la musique va trop fort et, sur leur chaise de velours, de superbes matrones se déhanchent, l’œil vague et leurs seins lourds offerts au ciel.

Dans la pénombre, mon voisin ironise en prédisant que, avec la charia, ces femmes-là recevraient le fouet. En ce temps-là, l’Égypte que nous aimions était pieuse, certes, mais sensuelle. Un défi aux tenants d’un nouvel islam rigoriste bien décidés à mettre un terme à la débauche. Déjà, les inquisiteurs poussaient les jeunes filles à s’envelopper dans leur voile, dénonçaient la moindre esquisse de baiser dans les feuilletons télévisés impies et exigeaient, devant les tribunaux, la mort pour les apostats osant abjurer leur foi. Sous la pression, EgyptAir venait de renoncer à servir de l’alcool sur ses lignes et un grand quotidien national avait rapporté, sans en sourire, l’histoire de la poule qui avait pondu un œuf frappé du nom d’Allah.

La bataille idéologique ébranlait la Foire du Livre annuelle où, d’année en année, les ouvrages scientifiques reculaient devant les textes du Coran, la carte postale islamique et les boussoles orientées vers La Mecque. Les fascicules complotistes se vendaient à même le trottoir, dénonçant le Mal venu de l’Occident, et ses armes, la contraception, l’avortement et le sida inoculé par « les diablesses blondes porteuses de maladies ». Dans la rue, de plus en plus d’hommes, crâne rasé et pantalons courts, exhibaient une marque noire entre les yeux : Allah était sur tous les fronts. Entre l’Égypte de la chair et les enfants sévères de la charia, la guerre faisait rage. Et j’étais venu jusqu’ici pour tenter de comprendre qui pouvait l’emporter.

« Écrivez », ordonne poliment mon hôte.

Dans ce quartier populaire, loin des fastes de la mosquée El-Hussein, une ampoule nue éclaire mon dîner clandestin chez les Frères musulmans. Chaleur de hammam. Lui est à jeun, sec et sobre ; moi, gavé de café et de tabac, je dégouline de sueur, le nez rouge, lamentable. Question d’habitude. Le salon se réduit à un bout de terrasse en ciment coincé entre deux façades aveugles et l’unique mur repeint de frais regarde vers La Mecque. Le dénuement contraste avec le luxe de ce téléphone blanc portatif – technologie inédite à l’époque – qui permet de rester en contact avec les « Frères » de l’étranger.

Hassan Gamal offre lui-même la galette et les fruits rafraîchis. Il est l’un des premiers huit députés des Frères musulmans au parlement égyptien. À ses côtés, deux « Frères », un ingénieur, barbe et galabieh blanche, voix forte et carrure imposante, et un conseiller municipal d’Alexandrie, attentif, mais silencieux. Lui ne parlera qu’une seule fois, pour dénoncer les « juifs malfaisants ». Tous ont connu la prison et la torture de la police du régime, tous portent sur le front cette large tache sombre et tuméfiée, hématome que les bons musulmans entretiennent en raclant le sol lors des cinq prières quotidiennes.

Ils disent ce qu’ils ont déjà accompli : prendre en main la société offerte par l’État démissionnaire, trop content de voir les religieux l’aider à démolir l’opposition de gauche.

Ce qu’ils font : noyauter les associations, les écoles, les syndicats, les partis, l’État. Et ce qu’ils feront : prendre le pouvoir, quand il tombera comme un fruit gâté.

À quatre cents kilomètres au sud, à Assiout, j’en ai vu les premiers résultats : les coptes doivent dissimuler leur croix, les barbus interdisent cinémas, concerts et voyages mixtes, des adolescents meurent poignardés pour avoir parlé à une fille et les barbus ont défoncé la bouche d’un artiste à coups de barre de fer pour avoir osé chanter de la musique religieuse. Plus grave, la nuit, les intégristes, maîtres de la rue, ouvrent le feu à l’arme automatique contre un poste de police ou une église. À Assiout, le sang coule.

D’un geste ferme, Hassan a interrompu ma complainte humaniste. Tous les musulmans d’Égypte forment les bataillons d’une même armée. Le Caire ou Assiout, salafistes ou Frères musulmans, tous vont dans la même direction, par un autre chemin. En quittant Le Caire, je m’accrochais au rêve éveillé de mon ami Yousry Nasrallah, cinéaste égyptien, élève de Youssef Chahine, qui croyait à la sensualité de son peuple, sa vulnérabilité et son goût irrésistible pour la fête : la force de la chair.

Le rêveur se trompait bien sûr. Et les islamistes égyptiens, plus pragmatiques, ont fait exactement ce qu’ils avaient dit. »

Texte extrait du livre « Oublier la nuit », Jean-Paul Mari, Editions Buchet-Chastel, 2022