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Le calvaire Libyen des migrants

publié le 17/06/2018 | par Fabien Perrier

C’est finalement l’Espagne qui pourrait accueillir les 629 migrants qui se trouvent à bord. Mais la route vers l’Espagne est longue et certains migrants ont besoin de nourriture… Ce dernier épisode illustre les difficultés croissantes du bateau affrété par SOS Méditerranée et Médecins sans frontières pour secourir les migrants.


Le 31 mai, en une seule opération, l’Aquarius a sauvé les 158 passagers du rafiot. « A son bord, ils étaient agités, inquiets. Quand ils ont compris que nous allions les aider, tout s’est bien passé », explique Edouard Courcelle. Ces migrants, qui avaient quitté la Libye depuis plus de huit heures, étaient épuisés, déshydratés… et apeurés. L’objet des craintes ? Les gardes-côtes libyens. Ces derniers sont, apparemment, à l’image de la Libye d’aujourd’hui : désorganisés et souvent gangrénés par des milices.

A différentes reprises depuis l’an passé, l’Aquarius, qui patrouille à l’extérieur des eaux territoriales libyennes (12 miles des côtes) et même des eaux contiguës (24 miles) a dû affronter des intimidations, voire des tirs de semonce de ces gardes-côtes.
Quant aux migrants, « ils ne sont pas sauvés par les gardes-côtes, mais interceptés », précise François Redon, logisticien de MSF : « Ces migrants sont ensuite ramenés en Libye, puis enfermés dans des centres de rétention contrôlés par les autorités où ils vivent un véritable enfer. »

Les migrants revivent alors ce qu’ils y ont déjà connu quand ils ont traversé la Libye du sud au nord avant de s’embarquer sur un bateau pour tenter de gagner l’Europe. Jeffrey*, 20 ans, montre les cicatrices encore vives sur ses bras. Le regard plongé dans le vide, il déroule son récit dans un flot continu de paroles :
« Dans le centre de détention où nous étions enfermés, nous n’avions quasiment rien à manger. Un jour, il y a eu une visite du HCR [Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies, NDLR]. Les gardiens ont trouvé que nous avions trop parlé. Pour nous punir, ils nous ont forcés à mettre nos bras autour de fils barbelés. Puis ils ont lancé de l’électricité. » Sa sortie de la prison, il la doit à une rébellion interne au cours de laquelle lui et quelques centaines d’autres détenus ont pris la fuite.

Rose*, une Nigériane de 20 ans, raconte
 :
« j’ai tenté une première fois de passer, mais le canot a été intercepté par les gardes-côtes libyens. Ils nous ont jetés en prison. Les gardes m’ont rouée de coups… Puis ils m’ont obligée à appeler mes parents pour qu’ils versent de l’argent à un interlocuteur… » 

Ses parents s’endettent, versent la rançon. Elle est libérée. « Le HCR m’a alors renvoyée au Nigéria, dans le Nord, chez mes parents. Mais nous n’avions même plus de maison. Boko Haram a tout pillé, a tué beaucoup de gens… » Elle retraverse la Libye et tente de nouveau la grande traversée vers l’Europe.

Sur l’Aquarius, Rose se livre à de douloureuses confidences. « Lors du premier voyage pour la Libye, une femme, au Nigéria, m’avait promis que je pourrais travailler un peu dans un salon de coiffure afin de payer la traversée… Mais une fois arrivée en Libye, elle m’a demandé beaucoup plus d’argent que ce qui était convenu. Elle m’a forcée à me prostituer. »
Lors de son deuxième passage en Libye, Rose subit d’autres violences. « Cette fois, j’ai travaillé pour une famille libyenne. Je faisais le ménage. Ils ne me payaient pas. La mère me punissait pour rien. Elle me mordait même… » Sur ses bras, les sillons creusés par les dents sont visibles.

« Le chauffeur du pick up a reçu une liasse de billets, m’a demandé de changer de véhicule… Puis j’ai été forcé de travailler dans une ferme. »

Sur l’Aquarius, tous les migrants parlent de racket, d’esclavagisme, de violences voire de torture en Libye. « Ces actes commencent dès qu’ils franchissent la frontière de leur pays d’origine. Agadez, au Niger, est un point de passage quasi-obligé où les migrants sont souvent vendus », souligne ainsi Craig Spencer, médecin de MSF à bord de l’Aquarius.

Et quand les routes migratoires changent, sous la pression des autorités elles-mêmes soumises à celle des Etats européens comme la France, les méthodes restent les mêmes.

C’est à Tamanrasset (Algérie) que Ben D., 15 ans, a « compris en Algérie qu’il devenait esclave ».
Le jeune ivoirien a assisté à sa propre vente : « le chauffeur du pick up dans lequel j’étais avec quinze autres Africains a reçu une liasse de billets, m’a demandé de changer de véhicule… Puis j’ai été forcé de travailler dans une ferme. » A peine nourri, il doit travailler dans les champs, s’occuper des animaux sans être payé. Il a subi de nouveau cette exploitation quand il a réussi à gagner la Libye, pays en plein chaos.
« La Libye est devenu un enfer pour nombre d’entre eux et ils voudront le quitter au plus vite tant que cela restera le cas. »

« Les principales raisons du départ sont la guerre et l’insécurité d’une part, le chômage et un avenir sans perspective de l’autre », explique Rony Brauman1, co-fondateur et ancien président de MSF. Aujourd’hui professeur à l’Université de Manchester, il rappelle que, « jusqu’en 2011, la Libye absorbait une partie significative des migrants qui y trouvaient du travail, ce qui n’est plus autant le cas.

Elle assurait aussi un rôle de frontière externalisée de l’Europe, autrement dit de refoulement en même temps qu’y prospérait le trafic humain. Ce pays est devenu un enfer pour nombre d’entre eux et ils voudront le quitter au plus vite tant que cela restera le cas. »

Un enfer… dans lequel les Etats membres de l’Union Européenne, Italie en tête, souhaitent les renvoyer. Comme ils le font déjà à la frontière orientale de l’UE suite à l’accord avec la Turquie de mars 2016 qui délègue à Ankara le contrôle des frontières. Dans la même logique de contrôle des migrations par des Etats tiers, un mémorandum a été signé en février 2017 entre l’Italie et la Libye, stratégie appuyée dès le lendemain par les dirigeants européens dans la Déclaration de Malte.

Il revient désormais aux forces armées et garde-frontières libyens « de juguler l’afflux de migrants illégaux ». Cette stratégie suscite des critiques, comme celles émises par Conseil économique, social et environnemental (CESE) français qui a rendu le 23 mai un avis dénonçant « l’externalisation des frontières » car elle « constitue un obstacle à l’accès au territoire de l’UE et donc au droit d’asile ».

Avec l’externalisation de ces frontières, la Turquie, la Libye et peut-être d’autres demain sont amenés à jouer un rôle renforcé de sous-traitants de l’UE

Cet accord pose aussi problème au regard du droit maritime qui impose de remettre tous les rescapés d’un sauvetage dans un port sûr. Or aucun port libyen n’est considéré comme tel. Et pourtant, le MRCC (Maritime Rescue Coordination Center, Centre de coordination de sauvetage maritime), autorité italienne à laquelle il revient conformément à la convention maritime de Hambourg de sélectionner le navire de secours à envoyer sur un sauvetage en Méditerranée Centrale, privilégie les gardes-côtes libyens.

Etrangement, ces dernières semaines, ceux-ci sont restés sourds à ses appels. A cause du ramadan ? Par stratégie ? Selon des responsables siciliens, les autorités libyennes estimeraient ne pas recevoir suffisamment de subventions européennes pour effectuer ce travail de garde-frontières de l’UE. Les Libyens veulent-ils alors faire pression sur l’UE au moment où les Etats membres sont très divisés face aux projets de réformes du règlement de Dublin ?

Ce texte européen fait actuellement peser la charge principale de l’asile sur les pays qui se trouvent aux frontières extérieures de l’Union, comme la Grèce ou l’Italie, et qui voient donc arriver le plus grand nombre de migrants.

Les passeurs s’adaptent à la politique européenne

Soixante-huit rescapés, au moins cent cinquante migrants morts ou disparus au large de Sfax, en Tunisie : le drame qui s’est produit dans la nuit du 3 juin est venu rappeler que les migrants ne partent pas uniquement de Libye qui semblait être, depuis 2015, le point de passage obligé pour les migrants. Ainsi, l’OIM a déjà identifié 1910 migrants tunisiens débarquant sur les côtes italiennes entre le 1er janvier et le 30 avril 2018. Ils étaient 231 à la même période en 2017.


Les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla redeviennent aussi une porte de sortie importante vers l’Europe
pour des migrants de toute l’Afrique. Ainsi, le 5 juin, environ 400 personnes ont tenté d’escalader la double clôture haute de six mètres qui sépare l’enclave espagnole de Ceuta du territoire marocain selon la Garde civile espagnole.

Mais les changements de routes migratoires s’effectuent plus en amont aussi. Ainsi, Agadez, au Niger, était ces dernières années une plaque tournante du trafic humain. Mais elle serait aujourd’hui davantage contrôlée par les autorités locales. Du coup, Tamanrasset, en Algérie, paraît prendre le relais. Ces changements tiennent notamment aux politiques migratoires de l’Union Européenne. Celle-ci fait pression sur certains pays pour qu’ils renforcent leurs frontières.

Alors, les réseaux de passeurs s’adaptent et développent d’autres routes.  Mais « elles sont toujours plus dangereuses. Les migrants encourent donc toujours plus de risques en les empruntant », explique Craig Spencer, médecin de MSF et professeur invité à Sciences Po,

Avec l’externalisation de ces frontières, la Turquie, la Libye et peut-être d’autres demain sont amenés à jouer un rôle renforcé de sous-traitants de l’UE. Tout juste nommé vice-Premier ministre et ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, le chef de la Ligue (extrême droite) répète : « l’Italie et la Sicile ne peuvent être le camp de réfugiés de l’Europe. » Il a même tonné : « On va renvoyer les clandestins chez eux, c’est l’une de nos priorités ».

Le nouveau ministre n’a pas tardé à mettre ses menaces à exécution. Le 10 juin, l’Italie a interdit à l’Aquarius de débarquer dans la péninsule les migrants secourus au large de la Libye, estimant que c’était à Malte de les accueillir. Mais ce pays a également refusé. C’est finalement le port espagnol de Valence en Espagne qui pourrait les accueillir à l’initiative de Pedro Sanchez, le nouveau chef du gouvernement.

* Les prénoms ont été changés à la demande des interlocuteurs.


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