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« Le chemin de la tragédie »

publié le 03/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Ce film est une leçon d’histoire. De celles qu’on a attendu en vain pendant trente cinq ans. La guerre d’Algérie aurait du occuper plusieurs pages de nos manuels d’histoire, nourrir de grands livres, de longs documentaires, un débat historique. Peut-être un million de morts en terre française, un million d’exilés, une génération de soldats et de civils bourreaux ou victimes, abîmés par une décolonisation dans le sang, la torture, le chaos? La belle affaire! Pour répondre à ce tourment de la civilisation, on ne nous a proposé, malgré quelques tentatives individuelles et désespérées, qu’un immense trou noir. Pour soigner un gros traumatisme, les psychiatres savent qu’il faut le faire raconter au malade, et raconter encore, jusqu’à ce qu’il puisse apprivoiser la chose qui l’a écrasé. Nous avons préféré parler des « évènements d’Algérie » pour une guerre qui, jusqu’au bout, n’a pas voulu dire son nom. Et pendant trente cinq ans, la seule méthode retenue a été celle de l’amnésie post-traumatique. Les algériens eux-mêmes se sont raconté une histoire « familiale », comme disait Sigmund, une histoire belle et fausse, où tous étaient unis, chaleureux, héroïques. Chez nous, les soldats n’osaient pas parler, les victimes pleuraient en silence et les algériens immigrés occupaient sagement leur poste d’assemblage chez Renault. Pour le reste, silence. Dommage. On aurait peut-être compris la leçon d’histoire. Le film en deux parties d’Yves Courrière et Philippe Monnier nous montre quel est le meilleur chemin pour arriver à la tragédie. Comment il suffit de piétiner résolument toute idée de justice, de refuser de céder un pouce de terrain, de mépriser l’autre, de tenir coûte que coûte à ses privilèges et d’être fort…pour en arriver à l’échec politique et à la défaite. Comment creuser sa propre tombe avec le sang des autres. La plus grande partie de la guerre d’Algérie a été la victoire de ceux qui croient qu’il n’y a de solution que par la force, et que la force ne peut s’exprimer que par la violence. Le résultat laisse pantois. Pendant sept ans, on n’a cessé d’accumuler les victoires et les succès militaires éclatants! Jusqu’à la déroute.
Au début était l’Algérie de 1954 et un bus pris en embuscade dans les Aurès un jour de Toussaint. On tue un couple d’instituteurs européens et un caïd musulman. Quinze autres points du territoires sont attaqué, ce n’est donc pas une révolte locale. Une seule réaction: la répression. Comme dix ans plus tôt à Sétif où on abattu au moins quinze mille algériens pour punir le massacre de cent quatre européens; comme à Philippeville où après l’assassinat de soixante et onze européens, des soldats et des milices exécutent froidement des bergers devant leur tente ou des ouvriers sur le chemin. Images terribles. Cette fois encore, on choisit la violence contre la violence, l’horreur pour effacer l’horreur.
François Mauriac prophétise: « L’horreur de ce qui va se déchaîner doit-être tout de suite adoucie par une offensive contre le chômage, l’ignorance, la misère. Il faut des réformes de structures et, coûte que coûte, il faut empêcher la police de torturer. » On ne l’écoutera pas. Tout au long de ce conflit, on ignorera ou on assassinera tous ceux qui tiendront ce genre de discours. Qu’importe le chômage endémique, l’exode rural, les soixante quinze pour cent d’enfants musulmans qui ne connaissent pas l’école! Qu’importe qu’une voix européenne vaille trois voix musulmanes! Pierre-Mendès France propose des réformes de structures. Il est de gauche, juif et libéral donc suspect aux yeux des ultras d’Alger. Il sera renversé.
Sur le terrain, la population ne suit pas encore les maquisards. Le FLN emploie alors la terreur:
assassinats, interdiction du tabac, de l’alcool, des jeux; on égorge, on coupe le nez, les lèvres ou les oreilles de ceux qui ont goûté à l’interdit… »Tous ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous.. » Jusqu’à la fin, tout Algérien sera interdit de neutralité, sommé, sous peine de mort, de devenir sympathisant actif du FLN, fellagha ou collaborateur du colonisateur, c’est-à-dire, traître, harki. Pour les Français, tout musulman deviendra un suspect, un terroriste en puissance.
Le FLN décrète la grève générale et fait sauter des bombes à Alger. Aussitôt, on lance les paras dans la bataille d’Alger. Ratissages, arrestations massives au coeur de la Casbah, tortures, bavures et résultats… »Nous sommes là comme des croisés », affirme Bigeard, « Pour défendre l’Occident. » Succès de l’opération: à coups d’électrodes et de baignoire, les paras obtiennent l’organigramme complet du FLN à Alger. L’organisation terroriste bat en retraite vers les frontières. On le poursuit. Quand il cherche à s’infiltrer, on construit une ligne de barbelés électrifiés, la « ligne Morice ». Pour un fellagha qui passe, dix autres sont tués. Encore un succès. Quand les politiques parlent d’arrêter le bain de sang en proposant  » l’intégration », les ultras d’Alger prennent le bâtiment du « Gouvernement Général », c’est le coup du 13 mai 1958. Paris recule. C’est la victoire des durs. L’armée dicte sa volonté. Un mot d’ordre: « rendre partout la vie impossible aux fellaghas! » Ratissage du moindre douar, patrouilles de chasse, mitrailleuses, blindés, hélicoptères, avions de combat…Encore une victoire! Le FLN est asphyxié, au bord de l’écrasement militaire!
D’où vient alors que, désormais, l’immense majorité des musulmans soutiennent les maquisards, refusent l’intégration et exigent l’indépendance? D’où vient cette force politique du FLN qui arrive à mobiliser les Algériens de France, à faire des attentats, à lancer de grandes manifestations? Ils sont brisés. Alors d’où vient cette dynamique? La réponse est peut-être dans ce flot de sang qui sépare désormais les deux communautés.
Ensuite, il y aura De Gaulle qui, très vite, oubliera le slogan de l' »Algérie Française » et suivra le chemin politique obligé. Un putsch manqué, des ultras de l’OAS, fervents partisans des vertus du sang qui ne feront qu’achever un processus de décomposition, une conférence d’Evian qui restera en partie lettre morte, une « paix » consentie après 2696 jours d’horreur et peut-être un million de morts, le soulagement des Français de métropole d’être débarrassé du fardeau algérien et, pour les pieds-noirs, une seule obsession dictée par la peur: ne pas voir l’indépendance, franchir la méditerranée. Fuir.
Cela fait un beau gâchis humain et quelques questions sans réponse. Qui avait raison? Ceux qui voulaient l’intégration? Dans une France d’aujourd’hui où un Français sur trois serait algérien? Ceux qui voulaient une indépendance au nom de la liberté, de la dignité, de la modernité et de la paix? Oui, bien sûr, comme une évidence historique. Dommage que cette terre soit à nouveau en proie à la violence, à l’islamisme, à la répression, à l’inégalité, à l’horreur. Ceux qui disaient que l’indépendance ne pouvait que conduire à l’exode d’un millier de pieds-noirs? Et qui, en accumulant le sang, ont provoqué ce qu’ils prétendaient éviter. Qui avait raison? Qui avait toute la vérité? Sans le sang, l’exode, le drame?
C’est une question d’histoire. On n’en a pas débattu pendant plus de trente ans. Dommage. Cela nous aurait peut-être appris à regarder aujourd’hui, de l’autre côté de la méditerranée, avec plus de prudence, de circonspection, moins de certitudes pour ne pas retomber dans l’hystérie. Que nous reste-t-il de l’Algérie? Un flot de sang séché, un tas de cendres, une montagne de cicatrices mal refermées. Ce film est une leçon, un début de remède à une trop longue amnésie.

JEAN-PAUL MARI.


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