Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

« Le choc des tibias dans les salles de banlieue. »

publié le 13/10/2006 | par Jean-Paul Mari

Il n’y a pas de combat facile. Et Julien le sait. On lui a annoncé pour ce soir un adversaire blond et pâle, sans expérience du ring, un gamin de dix sept ans qui va livrer son premier combat dans la vie, un jeunot au sourire de lait, inconnu du service du baston de banlieue. C’est presque trop beau. Julien n’aime pas ça, il est inquiet. Sur le papier, ce n’est qu’une soirée de gala de plus, trois petits rounds et puis s’en va, une prime de cinq cent francs dans la poche. Il n’a plus un sou, le combat tombe bien. Ici, personne ne doute de lui. Julien est le meilleur de la salle: il a vingt deux ans, un corps en béton, la tête froide, le poing lourd et l’expérience d’un titre de champion de France de Full contact, délicate discipline où l’on s’exprime pieds et poings déliés, histoire de s’assommer des quatre membres. Ce soir, le champion sait parfaitement ce qu’il faut faire: un, se planter au centre du ring, laisser l’autre courir et dévoiler tout ce qu’il sait; deux, chercher le point faible et guetter le premier souffle un peu court; trois, envoyer quelques coups de massue, évaluer les dégats. Et puis en finir. Julien sait tout cela. Et plus encore.
Il a grandi entre les cordes de la banlieue de Fontenay avec ses pavillons refermés sur eux-mêmes, ses rues sans café à partir de vingt heures et ses chauffeurs de bus un peu las et très méfiants. La ville est coupée en deux: d’un côté, Val de Fontenay, ses cités, l’accumulation verticale des hommes, la nourriture massée à l’horizontale et le parking en sous-sol; de l’autre, Fontenay sous bois et le dédale des petites maisons plus argentées, plus frileuses. A côté, Vincennes la chic se donne le frisson au carrefour en frottant ses bourgeoises fesses à l’arête brute du béton des cités. Ici, on ne se mélange pas. Les uns courent le dimanche au bois; les autres trainent au centre commercial de Rosny-2. On ne se cotoie pas, quand on se touche, on s’écorche. La vie de Julien a commencé à saigner dès l’age de quatre ans quand son père s’est envolé de la maison. C’était le temps où l’on découpait chaque semaine une plaquette de beurre en sept tranches, une par jour; le temps où la mère courait le pays pour essayer de décrocher une formation d’éducatrice spécialisée; où elle se privait pour envoyer Julien à la montagne. Pour éviter l’inévitable: Julien dérive. A 14 ans, il abandonne l’école pour le squatt de banlieue et traine sa crête de punk sur les bancs publics où on le retrouve, au matin, sa bouteille d' »Eau écarlate » à la main, défoncé au trichlo. A 16 ans, il est fichu, condamné à l’errance et aux petits boulots pour renifler sa vie. Le trou noir. Sa mère est toujours là, « ferme mais présente, elle ne m’a jamais laché ». Elle lui trouve une place dans un lycée technique. Julien a 17 ans, l’amour de la rue, quelques copains de galère et une haine commune des durs aux crane rasé, les skins d’extrême-droite qui tiennent le pavé, arborent des croix gammmées et cassent du punk à coups de manches de pioche. Face au Skins, Julien et ses copains se transforment en Red-Skins, les « Red Warriors ». Terreur contre terreur. « On a décidé de renverser la vapeur. Cette fois, c’est eux qui allaient flipper. » Alors commencent trois années folles de violence, de virées en voiture, le samedi soir, casquette rouge sur la tête, machoires serrées et battes de base-ball sur les genoux. On court de Fontenay à Paris, de Créteil à Bobigny. Cavale en surface sur les trottoirs et les parkings; cavale en sous-sol le long des couloirs de métro…On ne prévient pas, on chasse et on frappe. Pour faire mal. Il y a du sang et des fractures de part et d’autre. Julien en garde les deux arcades étoilées, une myriade de cicatrices sur le visage et le souvenir de quelques séjours à l’hôpital. Certains en sont restés handicapés à vie: « Moi, j’ai eu de la chance.. » dit Julien qui a surtout le sens de l’esquive. Le 28 novembre 1986, il fête ses dix huit ans; le 1er janvier, la police le ramasse dans une boite de Skins où son groupe a tout démoli. Amendes, garde à vue prolongée, prison avec sursis…La mère court les commissariats.
Aujourd’hui, c’est fini. L’ennemi Skin a abandonné une partie de la rue et l’extrême-droite violente préfère des habits plus civils, » l’heure n’est plus au baston mais au bulletin de vote » dit Julien. Les vieux copains sont toujours là. L’un a réussi son Capes de Maths, l’autre est magasinier, le troisième a eu un enfant et quelques uns continuent à dériver, perdus. Julien lui se bat toujours. En semaine, il est à la Fac où il prépare une licence d’histoire-ethno; le week-end, il travaille dans une cave à vins. Entre les examens, il fait le siège des boites d’intérim, devient livreur ou déménageur, histoire de payer le loyer de son quinze mètres carrés. Avec quelques amis, il a fondé une association de graphistes, « Underground Tribal Painters ». Et la nuit, il répète à la basse avec son groupe, « Totem »…Il court Julien. Au point qu’il lui arrive de se retrouver les jambes douloureuses à l’heure de l’entrainement dans la salle municipale de Fontenay.
Trois sacs de sable, une horloge, un ring et un plancher tout nu…c’est peu et c’est beaucoup pour les gamins de la cité qui ne peuvent pas se payer un club privé. La plupart n’ont pas de chaussons aux pieds et attendent un an avant de pouvoir s’acheter une paire de gants ou une coquille de protection. L’entrainement de Tae-Kwondo-Do vient à peine de se terminer. Ceux qui s’en vont portent le kimono blanc et le visage pâle, garçons assez sages pour saluer la photo du maître et répéter à l’infini des mouvements parfaits dans le vide. On entends déjà les cordes siffler et les boxeurs souffler: ceux qui arrivent pour le Full Contact sont plutôt Black ou Beurs, avec la fringale du réel, du concret et de l’immédiat, face au sac de sable ou mieux, face à l’autre, entre quatre yeux, machoire serrée sur le protège-dents.
Dans la cité, on ne s’étonne plus de voir des gosses de douze ans trainer au bas des cages d’escaliers à l’heure de l’école. Quinze jours plus tôt, il a fallu arrêter une bagarre générale à coups de boules de pétanque: les « guerriers » avaient quatorze ans. Comme la trentaine de gamins, bloqués en novembre dernier par les CRS du treizième arrondissement, et qui partaient à l’assaut d’une autre bande, armés de cutters, de cable de téléphone et de clubs de golf. Trop jeunes?
– « Hé! Vous y allez un peu fort les gars! » gronde l’entraineur. Sur le ring de Fontenay, les deux gosses bougent comme des chats. Ils sont noirs, filiformes, élégants, efficaces. Ils ont à peine un mois d’entrainement, trop peu pour avoir appris à la salle cette façon de se battre sans jamais quitter son adversaire des yeux. Bien trop peu pour expliquer cette absence totale d’appréhension en plein baston. Sur le ring, l’entraineur sourit, admiratif, en voyant la qualité des coups de pied que s’envoient les deux jeunes blacks:
-« Doucement les gars…Vous avez l’habitude de vous filer des gnons comme ça? »
– « Ah oui! « rigole le petit boxeur. Et il envoie aussitôt vers le ciel un coup de pied fouetté, retourné. Splendide.
-« Celui là, c’est dans la rue que tu l’as appris! » dit l’entraineur en éclatant d’un grand rire.
Dans un coin de la salle, Sébastien Péloponèse éponge sa sueur sacrée. Il a quatorze ans, un nom grec, la peau noire et un copain blanc, Frédéric, avec qui il partage de fraternelles raclées. Ils vont au même lycée, regardent les mêmes émissions de TV et adorent le Rap. « Avec Sébastien, on s’entraine tous les soirs après l’école, » dit le petit blanc.Et Sébastien Péloponèse a un joli sourire d’enfant: « Si on nous attaque dans le RER. Par exemple pour nous dépouiller. Nous, on saura comment faire. Tu vois? » Ces deux-là ont trouvé leur chemin; il passe par la salle, loin des petits dealers qui font une halte et repartent, sourire méprisant au coin des lèvres. Ou des autres, les plus durs, ceux qui cherchent un engagement physique à leur mesure.
Pour les trouver, il faut aller jusqu’à Nanterre. De Fontenay, la ligne de RER saute d’une banlieue à l’autre, enjambe l’Université et s’arrête face à une majuscule inscription: « Agence nationale pour l’emploi. » Au moins, les choses sont claires. Un peu plus bas, le gymnase de l' »Ecole des Provinces Françaises » est bourré, comme tous les soirs, à raison de deux séances quotidiennes. Au programme: boxe thaïe. D’entrée, les regards sont différents, les visages plus tendus, concentrés sur l’effort. On ne parle pas, on ne traine pas. On martèle. Six sacs de sable, deux hommes par sac, un coup toutes les trois secondes. Une sonnerie rythme le choc des pieds nus. On travaille dans une atmosphère de camp de préparation au combat. L’entrainement a commençé par trente minutes – dix rounds!- de saut à la corde. Pieds, poings, genoux, prise au corps…Tout est travaillé plus longtemps et plus fort qu’ailleurs, avec méthode et acharnement. Témoin les cris, le souffle rauque, les grimaces, les corps en nage et les visages marqués. Ici, on peut accrocher l’autre, le faire décoller du sol pour lui bourrer les côtes à coups de genoux, apprendre à lui donner des coups de coudes dans les tempes ou lui envoyer le fameux « low-kick »…Une horreur et une merveille d’efficacité, un coup de tibia à répétition qui fait souffrir celui qui le donne mais bleuit les cuisses de l’adversaire, jusqu’à la paralysie. Un seul low-kick bien appliqué et la douleur est si forte qu’elle vrille le cerveau et vous abat pour le compte. La seule parade est de choquer tibia contre tibia, avec un bruit de tôle qu’on cloque. Vainqueur comme vaincu, il y a un acharnement à faire mal et à endurer: « Tous viennent ici pour en baver… » dit Kouider l’entraineur. Toute sa vie s’inscrit dans un seul lieu: le gymnase et son enceinte. Il a grandi ici sur les bancs de cette école, a suivi ses premiers cours de gymnastique, a gouté du Judo et s’est initié à la Boxe Française avec Robert Paturel le champion. Jusqu’au jour sombre où il a vu son maitre affronter un boxeur thaï et grimacer dès le premier round, meurtri et douloureux, jusqu’à l’abandon. Aujourd’hui, à 41 ans l’élève Kouider est devenu professeur de boxe thaïe. Dans le même lieu, près des mêmes cités où il passe désormais son temps à rattraper du bout des gants des gosses au bord de la drogue et de la délinquance. « Les jeunes ont changé. Ils sont impatients, explosent pour un rien. Ils veulent la compétition et le combat. Tout de suite. » L’entraineur a vu des débutants qui voulaient monter sur le ring après seulement trois mois d’entrainement… »Et ils gagnaient avec leurs tripes. Ces mômes ont la rage au ventre! » Comme tous ceux qui sont là.
Il y a Patrick, 28 ans, dépanneur à Sancerre qui passe de trop longues journées à conduire.. »ça me rends fou »; Bashir, 24 ans, vrai champion mais chômeur sans papiers qui veut « tenir la forme et monter le plus haut possible »; et Ahmed, 19 ans, animateur de loisirs ébranlé à force de se frotter aux tours de Nanterre et qui vient ici « retrouver sa tranquillité »; et Farid « la machine » fasciné par cette « bagarre de rue avec des juges et un arbitre ». Et ce gamin de 14 ans, timide, renfermé, presque muet et qui lâche entre les dents: « ici, il n’y a pas de limites. Tout est possible. »
Full Contact, Kick Boxing, Boxe Thaïe…Partout, les nouvelles salles sont bondées. Ce sport là est le leur. Parce qu’il est dur, qu’il fait mal, sans artifices, sans faux semblants. Parce qu’il est brut, anguleux, comme le béton, violent comme un shoot et dangereux comme la vie alentour. Parce qu' »en baver, c’est l’époque » dit Kouider, « les jeunes n’en peuvent plus de la cité, de son ennui, de la Tv qui leur montre ce qu’ils n’ont pas, des copains qui se piquent ou arrachent les sacs. Les gosses en ont marre de toute cette merde! » Ce sport là est à eux. Parce qu’il est l’amalgame de toutes leurs doléances. Ils enragent quand on s’applique à séparer les « gentils lycéens », les « mauvais casseurs » et les « pré-délinquants » alors que tous -blacks, blancs,beurs- vivent sur le même palier et parlent le même verlan. Ils enragent et n’attendent plus la grosse bavure pour légitimer leur violence et se jeter sur les vitrines: « le seuil de tolérance est de plus en plus bas. Aujourd’hui, il suffit d’un concert annulé, d’une petite bagarre ou d’une grosse chaleur…et tout peut exploser, » explique Julien, observateur toujours attentif. « Le Paris-doré a un collier de ghettos autour du cou, qui peut se transformer un jour en collier-étrangleur ».
La ville est malade. Bien sur, ce n’est ni le Bronx, ni Brixton mais ceux qui hantent nos banlieue ne cassent plus par conviction, ils ont abandonné les slogans et ne croient pas qu’on change le monde en fumant quelques joints; ils ne provoquent même plus les bourgeois, n’écrivent pas « No Future » sur leurs blousons déchirés. Ils enragent froidement. « Ce sont des sauvages! Durs et mal-élevés. De vrais chiens…mais je les aime » sourit Dominique Veret. L’ancien baba cool est devenu libraire spécialisé en bandes dessinées puis boxeur et organisateur de galas de boxe thaïe. Lui croit que la culture du béton, le Rap, les tags, la bande dessinée et la boxe disent la même chose… »Ecoutez leur language, ils ne parlent que de « plan », d' »embrouille », de « tactique » et de « stratégie ». Et surtout de « défi! » On leur parle sécurité, retraite, assurances et eux filent sur un ring mettre leur intégrité physique en jeu, rêvent d’aventure vraie, se défoncent à la violence, dépouillent les mous, les « bouffons », étudient les pièges du métro et jouent à cache-cache avec les agents de la RATP, histoire de tagger un mur de leur signature mille fois renouvelée. Ils sont convaincus que rien ne changera, que le monde restera ce qu’il est, que l’emploi sera longtemps interimaire, qu’il faut simplement savoir se battre, s’endurcir, pour être le plus fort. Génération défi. Alors, Dominique le libraire enrage lui aussi quand il faut mendier des subventions pour un gala de boxe, quand on lui conseille doctement d’emmener plutot les gosses à la piscine…Les casseurs potentiels n’iront jamais faire trempette! Les casseurs? Ils sont là dans le gymnase du collège de Bondy transformé pour un soir en gala de Full Contact à trente francs l’entrée. Il y a des tags pleins les murs, un jeune flic en civil et blouson clouté assis discrètement sur un banc et une bande de blacks qui se glissent en douce par une porte dérobée… »le vice des gars des cités » soupire un organisateur. Au bord du ring, une vingtaine de coupes, la pub d’un sponsor de banlieue -« Restaurant le Caveau-Grill »- et des grappes de supporters, nez bisutés, pommettes gommées et arcades épanouies. Au premier combat, on a mis un bon quart d’heure à dénicher un speaker; au deuxième, on a fini par retrouver le gong; au troisième, Julien le champion est monté sur le ring. Il avait raison de se méfier. A la place du jeunot annoncé comme adversaire, il a vu arriver un solide garçon au regard de légionnaire. Julien a préféré prendre les devants et son talon droit a fait un superbe arc de ciel avant de finir avec un bruit mat sur la machoire de l’autre. l’arbitre a a préféré arréter le combat. Et Julien est allé recevoir sa prime: deux cent cinquante francs, la moitié de ce qu’il espérait. Ce vendredi là, la soirée de boxe était bonne mais la recette médiocre.

Jean-Paul Mari


COPYRIGHT LE NOUVEL OBSERVATEUR - TOUS DROITS RESERVES