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Le cinéma porno de …Peshawar.

publié le 10/11/2014 | par Emmanuel Duparcq

Trois fois par jour, sourds aux appels des mollahs, les corps s’y dénudent, inondant d’un plaisir honteux des dizaines de barbes pakistanaises hébétées par le haschich: bienvenue au Shama, cinéma porno depuis plus de 30 ans dans le repaire taliban de Peshawar.


Trois fois par jour, sourds aux appels des mollahs, les corps s’y dénudent, inondant d’un plaisir honteux des dizaines de barbes pakistanaises hébétées par le haschich: bienvenue au Shama, cinéma porno depuis plus de 30 ans dans le repaire taliban de Peshawar.

Le ballet des pécheurs démarre chaque après-midi sur les trottoirs sales et embouteillés du marché de Badshah Khan, entre le marché aux chèvres et la gare routière desservant certaines des rudes et rigoristes zones tribales du nord-ouest. Pétrifiés à l’idée de se faire surprendre par une connaissance, ils se voudraient invisibles sur la route du péché.

Faute de mieux, ils s’enfouissent souvent le visage dans une couverture ou un grand foulard pour traverser la très masculine foule des laborieux en longue chemise traditionnelle affairés tout autour, longer le mur d’enceinte blanc et franchir le portail en fer du cinéma Shama.

Là s’achève la Peshawar bien connue, instable marche de l’Afghanistan, carrefour de tous les trafics et base arrière clandestine essentielle du jihad fondamentaliste des rebelles talibans et de leurs alliés d’Al-Qaïda.

Car le Shama est, depuis plus de 30 ans, l’insubmersible distributeur de fantasmes pornographiques sur grand écran de Peshawar la bigote. Trois séances quotidiennes dans la discrète salle de derrière, le grand hall étant lui réservé aux films grand public, les seuls affichés à l’extérieur.

Avec la complicité bien huilée des employés, quelques secondes suffisent aux clients « classé X » pour payer 200 roupies (1,6 euro), essuyer une très sommaire fouille corporelle par un garde bardé d’une kalachnikov, traverser la cour et gagner la salle des plaisirs au bout d’une coursive de béton.

L’antre baigne dans l’obscurité et dans un épais nuage de volutes de haschich à l’odeur tenace qui flotte au-dessus des 220 places, une vingtaine de rangées de fauteuils métalliques recouverts d’une moleskine fatiguée.

Plus de la moitié sont occupés ce jour-là par des ouvriers, paysans, étudiants et autres venus échapper pour quelques heures à leur promiscuité quotidienne, ces villages ou quartiers conservateurs où les familles et voisins ont l’œil sur tout. « Pour eux, le Shama est le seul moment de liberté », explique un journaliste local, en rappelant que dans ces milieux, un homme ne découvre jamais l’intimité féminine avant le mariage. Quant au haschisch, « il ajoute au plaisir et à la détente rares du moment ».

La majorité sont arrivés seuls et veulent le rester, chacun s’arrangeant pour ne pas avoir de voisin direct. Si le public compte quelques jeunes, certains en petits groupes, sa moyenne d’âge semble dépasser ce jour-là les 40 ans, relevée par la présence de plusieurs « barbes blanches » claudicantes.

Tous sont bientôt happés dans l’intrigue du film X du jour, « Dostana » (« Amitié »), une œuvre semi amateur produite pour le Shama à Lahore, dans le Pendjab (est), région réputée bien plus libérale que Peshawar.

Le scénario est pour le moins ténu: le héros, un bellâtre torturé et velu nommé Shah Sawar (« le Cavalier » en langue locale), ne sait s’il doit prendre pour épouse Gulpana, sa favorite, ou Doa, sa cousine choisie par sa famille.

Volontaire et pragmatique, il décide, entre deux séances de danse plus ou moins habillées, de faire passer des entretiens intimes aux deux prétendantes, deux trentenaires potelées à la longue crinière brune.

L’intrigue s’étirera sur deux heures qui verront le Cavalier cravacher dur en d’interminables plans séquence. Silence religieux de bout en bout dans la salle, n’étaient quelques grincements frénétiques dans certaines travées.

Une bonne moitié des spectateurs s’éclipsera avant la fin, passant pour certains par les toilettes attenantes, à la saleté infâme et jonchées de préservatifs usagés, avant de disparaître dans la rue.

La recette fait du Shama l’un des cinémas les plus florissants de la ville, quand nombre d’autres ont mis la clé sous la porte.

L’islamisation des années 1980 est passée par là, instillant dans nombre d’esprits que le grand écran était une dépravation pour l’âme de tout bon musulman. L’essor de la vidéo et d’internet ont ensuite accéléré le déclin du cinéma familial et populaire. Sur la quinzaine de cinémas recensés à Peshawar il y a 20 ans, il n’en reste plus que sept, dont trois qui diffusent du porno, parfois en douce dans des clips cachés au milieu de films grand public du style « Terminator ». Et le Shama, le plus connu du trio, fait régulièrement salle comble, avec des billets trois à quatre fois plus chers que dans les cinémas classiques.

Clé de son succès, il diffuse des films porno locaux, bien plus difficiles à trouver à Peshawar et plus populaires que les films X occidentaux. Venu voir « Dostana » pour la seconde fois, Khaliq Khan, 30 ans, l’admet: « Comme beaucoup de monde ici, je préfère les films avec des filles pakistanaises. C’est mieux, ça paraît amateur, plus réel ».

Et en matière d’amateurisme, « Dostana » est une perle qui voit notamment les acteurs, après quelques minutes de prise, se tourner systématiquement vers la caméra le regard interrogateur, en quête de directives pour la suite.

Côté son, les dialogues sont doublés en pachto, la langue de Peshawar, avec la gouaille enthousiaste et chambreuse locale, pas du tout raccord avec des acteurs qui semblent ânonner leur texte pendjabi original confits d’ennui.

Janus Khan s’en satisfait très bien. Après la séance, ce jeune ouvrier de 22 ans à la barbe fine admettra venir régulièrement au Shama « pour (se) faire plaisir, seul ou avec un ou deux amis ». Sans se sentir coupable: « Je ne suis pas très pieux, mais pas non plus un violeur ou un infidèle », dit-il.

La résilience du Shama a de quoi choquer plus d’un mollah de la République islamique du Pakistan, et ils sont nombreux, notamment au sein de la Jamaat-e-Islami (JI), le plus grand parti religieux du pays, à avoir réclamé la fermeture de ce « temple de la perversion ». En soulignant que le Coran interdit notamment, hors du cadre conjugal, de regarder les parties intimes d’autrui pour ne pas risquer de détourner son esprit de la pensée religieuse.

Mais comme souvent au Pakistan, la politique n’est jamais loin des incantations religieuses. Car le Shama appartient à la famille Bilour, l’une des familles les plus puissantes de Peshawar, pilier du parti nationaliste pachtoune, l’ANP, réputé pro-occidental et libéral, et à ce titre ennemi juré de la JI.

Par deux fois ces dix dernières années, des militants islamistes, dont des étudiants de la JI, ont attaqué le Shama. Mais à chaque fois, le phénix de l’érotisme peshawari renaît de ses cendres. Incendié pour la dernière fois en septembre 2012, il a rouvert un mois après, tout pimpant et rénové. Juste à temps pour la grande fête musulmane de l’Aïd al-Adha, suivie de vacances où le Shama version X fait généralement salle pleine.

Mais comment ce cinéma a-t-il pu être épargné par les talibans, qui ont détruit des magasins de CD et DVD par centaines ces dernières années, comme par la censure, qui fait couper aux diffuseurs les baisers et scènes même légèrement dénudées, ou la police des mœurs? Mystère. En privé, des responsables locaux évoquant immanquablement la richesse et le large entregent des Bilour, toujours utile dans un pays éclaté et corrompu.

Sur l’écran, « Dostana » tire vers la fin, et ça se gâte pour le héros Shah Sawar, tellement indécis qu’il en sombre dans l’alcool. Tel un Pachtoune déchiré entre sa morale religieuse et ses escapades coupables au Shama, il n’arrive pas à choisir. Dans un dernier baroud d’honneur, le Cavalier convoque ses deux prétendantes pour un ultime entretien, en trio cette fois. Un succès: à la fin, il les épouse toutes les deux.


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