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Le déchirement des chiites

publié le 18/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Les chiites d’Irak ont payé un lourd tribut à la dictature de Saddam. Ce qui ne les a pas empêchés de se battre contre leurs frères d’Iran. Que feront-ils lorsqu’il leur faudra choisir entre le régime de Bagdad et cette armée d’infidèles prêts à fouler le sol de leur patrie ?


C’est un éblouissement. Tout brille, l’or pur du tombeau, l’argent massif des grilles, la verrerie des lustres et les murs recouverts d’éclats de cristal. Une débauche de lumière piquée de petites ampoules rouges et vertes qui redonnent un peu d’intimité à cette pierre précieuse de l’islam. Nous sommes à Kerbala, dans le saint des saints, au cœur du tabou, lieu farouchement gardé par des colosses moustachus en tarbouche rouge, entouré du bandeau vert de l’Islam.
Pas un pouce de libre. Les hommes prient, debout ou à genoux sur l’épais tapis, le front appuyé sur un carré d’argile pure qui les sépare de la saleté du monde. Autour passent des nuées de femmes en abbaya, le voile noir pincé au coin des lèvres, cyclopes de tissu aux plis flanqués d’enfants. On avance vers le mausolée d’un des deux imams sacrés de Kerbala, Hussein, fils d’Ali, le gendre du prophète. Ali, père fondateur du chiisme, celui que Mahomet aurait désigné comme son successeur, assassiné en 661.
Soudain, un frisson parcourt l’assemblée, grande vague qui monte, enfle et meurt en moussant de bulles de prières. Les fidèles se collent aux grilles usées par les baisers, bouche en avant, aimantés, à quelques dizaines de centimètres de la relique. Certains se jettent, les bras écartés, s’accrochent, glissent, leurs doigts traçant des sillons humides sur le marbre. D’autres accrochent leur keffieh au sommet du mausolée, saisissent les grilles, les secouent en balbutiant, comme s’ils voulaient convaincre l’âme de l’imam, le forcer à écouter leur supplication.
On vient ici prier et se purifier, manger et dormir, s’abreuver à cette source spirituelle. On vient ici pour remercier Allah de ses miracles, comme Oudaï, le fils terrible de Saddam Hussein, sunnite mais survivant d’un attentat, le corps criblé d’une trentaine de balles, qui a offert un lustre monumental en cristal désormais accroché à la verticale du saint. On vient surtout pour mourir près de Dieu. Puissants ou miséreux, ils accourent du monde entier, d’Iran, du Pakistan, d’Indonésie, du Canada, du Royaume-Uni, des frontières de l’ex-empire russe et d’Asie, comme cet homme aux yeux bridés, pommettes hautes, Azzara venu de Mazar-I-Sharif en Afghanistan, méprisé là-bas, heureux ici, au royaume des chiites.
Tout le chiisme irakien s’est construit sur une tragédie, à la fin du VIIe siècle, celle d’Hussein le pur, fils d’Ali. Appelé par le peuple pour lutter contre le khalifat des Omeyyades, il a tenu dix jours, entouré d’une poignée d’hommes, face à toute une armée. Trahi, vaincu, Hussein a été décapité et tous ses enfants massacrés, sauf un, malade et épargné, qui rétablira la lignée. Chaque lettré chiite connaît par cœur plusieurs poèmes sur le martyre de l’imam, à Kerbala. Dix jours, « Achoura » en arabe, un calvaire vieux de 1 358 ans, devenu une fête morbide, interdite en Irak, où les chiites se flagellent jusqu’au sang pour se punir d’avoir abandonné Hussein.
La tragédie, on la lit à chaque page de l’histoire des chiites d’Irak, berceau du mouvement religieux. Un cinquième de la population irakienne est arabe sunnite, un quart est kurde, mais plus d’un irakien sur deux (plus de
13 millions de personnes) est de confession chiite. « Etre chiite, c’est d’abord une culture particulière, une culture marquée par des siècles d’exclusion du gouvernement ainsi que par la prédominance du clergé », a écrit Pierre-Jean Luizard, spécialiste de l’Irak. Le milieu clérical a façonné des générations entières, autour de la figure de l’Ayatollah, homme saint, guide des fidèles, inspirateur et prêcheur. Les écoles, les lieux sacrés, les ayatollahs, la colonne vertébrale du chiisme, c’est ici, entre Kerbala et Najaf où Khomeyni a séjourné de longues années, une région que le pouvoir accuse de vouloir devenir une autre « Mecque ».
Cinq mille personnes par jour dans chacun des mausolées, al-Hussein et al-Abbas,4 millions de visiteurs pendant l’Achoura, un revenu de 350 millions de dollars : « La religion est une rivière en or », a dit un ministre. L’Iran chiite, proche, fournit chaque année 250 000 fidèles. On les reconnaît aux femmes, gantées et bottées de noir, sans une once de chair apparente, et aux hommes, barbe rase et geste noble. Ces derniers jours, ils sont devenus rares. A l’approche de la guerre, l’Iran a fermé le poste-frontière d’Al-Munderia. Les autres traînent dans les souks couverts, dans l’odeur forte de la viande et des épices, parmi les marchands de gâteaux au miel, les vendeurs de tapis de prière, de chapelets et de porte-bonheur.
Et puis, entre une carcasse de mouton écorché et un rayon de vidéos religieuses, un magasin d’antiquités, vieilles montres à gousset et une panoplie d’appareils photo à soufflet, du temps de l’occupation britannique. Hossin, le propriétaire, est un chiite exilé du Sud, quand les obus iraniens écrasaient les fins moucharabiehs du vieux Bassorah. D’abord martial, il parle de la guerre qui vient : « Ne croyez pas ce qu’on vous dit. Nous sommes forts. Sans peur ! » Puis soupire : « Même si nous rêvons d’autre chose. Vingt ans de sang, d’embargo, cela suffit… » Lui rêve de photos, du livre qu’il prépare sur le Français Niepce, s’enthousiasme pour internet et brûle d’aller en France, « à cette foire aux photographes, le nom d’une ville du sud… Visa à Perpignan ». Ah ! la photo ! Hossin dit qu’elle fait naître la lumière de l’obscurité, capture l’essence des choses, comme un art religieux, une façon d’approcher Dieu. Nous sommes à Kerbala.
Il était professeur, il s’est résolu à être commerçant, comme beaucoup de chiites exclus des postes officiels. Ce sont eux, pourtant, qui ont implanté en 1952 le parti Baas en Irak. Ils l’ont même dirigé, jusqu’au grand divorce, au lendemain du coup d’Etat contre Kassem, une répression inouïe contre les marxistes et, finalement, d’autres aux cris de : « Plus de communistes ! Plus de Chiites ! » Depuis, Bagdad a essayé d’éradiquer la mémoire des lieux, en brûlant les ouvrages et en détruisant les bibliothèques des grandes familles religieuses.
En 1979, Khomeyni est maître de Téhéran et la répression qui se déchaîne en Irak veut écraser le « péril islamique ». Quand, en 1980, l’ayatollah Mohamed Baker al-Sader lance un ordre de grève générale, le pouvoir le fait enlever et exécuter secrètement, le 8 avril. C’est la stupeur. Pour la première fois, Bagdad a fait mettre à mort une autorité du « Marja », l’équivalent du Vatican local. La guerre Iran-Irak est un bain de sang, les hommes « d’origine iranienne », vivant parfois depuis un siècle en Irak, sont déportés et une partie du Marja s’exile à Qom. On redoute une sécession. Erreur. L’affrontement est politique, pas communautaire ; les chiites s’opposent à la discrimination, au nationalisme arabe, mais ils se considèrent au cœur de l’identité irakienne. Dans les tranchées, face aux chiites iraniens, ils se battent et meurent sous l’uniforme de Bagdad. Mais Saddam ne desserre pas l’étau. En 1985, dix membres de la famille du défunt ayatollah al-Hakim sont exécutés. En 1991, en pleine guerre du Golfe, l’ayatollah Khoï, figure sacrée, est kidnappé et forcé d’apparaître à la télévision face à Saddam Hussein, au moment précis où celui-ci fait réprimer l’insurrection des chiites.
A Bassorah, Amarah, Najaf, Kerbala… au mois de mars 1991, profitant de la déroute des troupes irakiennes au Koweït, c’est le soulèvement général. L’ensemble des villes chiites échappe au contrôle de Bagdad. L’envoi des tanks de la Garde républicaine, la brutalité de la répression, l’utilisation d’armes chimiques démontrent l’importance vitale que le régime accorde à cette région. Dans les villes saintes de Najaf et Kerbala, on se bat maison par maison, à la mitrailleuse lourde, au canon et au mortier. Les habitants se réfugient dans le mausolée d’Al-Hussein ; il est bombardé et littéralement éventré. Le second, le tombeau d’al-Abbas, voit sa façade crevée, son revêtement de marbre éclaté, l’argent et les dorures criblés d’impacts. Il y aurait eu plus de 30 000 morts pour la seule ville de Kerbala. Des quartiers entourant les lieux saints il ne restera rien.
Aujourd’hui, Saddam Hussein a tout fait reconstruire. Le souk est neuf, en briques jaunes, éclairé et décoré de fines arcades qui courent en cercle autour du mausolée. A peine discerne-t-on parfois une trace brûlée, noircie, au mur mitoyen d’un hôtel. Dans les tombeaux, l’entrée de marbre a été remplacée par de l’or pur qui court à hauteur d’homme et jusqu’au ciel. 836 millions de dinars, 16 kilos d’or et 118 kilos d’argent pour « Al-Hussein » ; 50 kilos d’or fin et 150 d’argent pour « Al-Abbas », où une photo du président en prière est incrustée à la base du mausolée…
« Dieu est avec Saddam Hussein !, dit le saden, l’intendant des lieux saints qu’il a mis en place, le président descend directement de la famille des grands saints de l’islam. » Le message de Bagdad est clair : contre moi, la destruction ; avec moi, la magnificence de l’éternel. Cela n’a pas empêché une nouvelle insurrection, en février 1999, quand le régime a mis un terme aux prêches rebelles d’un célèbre ayatollah en le faisant assassiner. Là encore, le cœur profond du pays chiite, s’est enflammé. Après le 11 septembre, les Fakis, sages qui depuis toujours débattent des vertus de la « patience » ou de la nécessité de se révolter contre les régimes athées et les « déviations », ont dénoncé les attentats contre les Etats-Unis et rejeté l’appel à la guerre sainte de Ben Laden et des talibans. Quand la guerre éclatera, il leur faudra choisir entre l’appel à la djihad de Saddam Hussein et cette armée d’infidèles qui foule le sol de leur patrie, l’Irak.

J.-P Mari


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