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Le Faucon afghan

publié le 29/10/2006 par Olivier Weber

Quand on franchit le portail de Torkham, au-delà de la passe de Khyber aux murailles ocres, au-delà d’une ligne de chicanes en béton, on discerne une horde de chameaux sur le bas-côté droit, dans un méplat de poussière jaune, à moins que ce ne soit du sable transporté par le vent des montagnes sur les sommets desquelles on peut apercevoir des fortins vieux de l’Empire des Indes. Les caravaniers afghans chargent sur leurs bêtes de somme de lourds paquets, des magnétoscopes, des caisses de shampooing, de la pacotille vendue dans les bazars du Pakistan, de Peshawar à Lahore. Sur ce bas-côté, le long duquel déambulent des femmes voilées suivies de près par leur mari ou leur père, sous le regard scrupuleux des talibans, les contrebandiers ne s’embarrassent guère de principes et ne se soucient pas le moins du monde, pour ne pas dire se contrefoutent, de l’interdit religieux concernant les postes de télévision, les magnétoscopes, les appareils de radio.

Extrait de Le Faucon afghan
Olivier Weber, Robert Laffont, 2001

Quand on franchit le portail de Torkham, au-delà de la passe de Khyber aux murailles ocres, au-delà d’une ligne de chicanes en béton, on discerne une horde de chameaux sur le bas-côté droit, dans un méplat de poussière jaune, à moins que ce ne soit du sable transporté par le vent des montagnes sur les sommets desquelles on peut apercevoir des fortins vieux de l’Empire des Indes. Les caravaniers afghans chargent sur leurs bêtes de somme de lourds paquets, des magnétoscopes, des caisses de shampooing, de la pacotille vendue dans les bazars du Pakistan, de Peshawar à Lahore. Sur ce bas-côté, le long duquel déambulent des femmes voilées suivies de près par leur mari ou leur père, sous le regard scrupuleux des talibans, les contrebandiers ne s’embarrassent guère de principes et ne se soucient pas le moins du monde, pour ne pas dire se contrefoutent, de l’interdit religieux concernant les postes de télévision, les magnétoscopes, les appareils de radio.
Pour celui qui n’a pas embarqué à bord d’une voiture enregistrée en Afghanistan, c’est-à-dire non immatriculée, les plaques d’immatriculation semblant ne plus exister sitôt franchi le piteux portail de fer, il convient de passer la frontière de Torkham à pied, les bagages dans une brouette, devant des douaniers pakistanais perplexes voire profondément attristés par la quête de l’étranger pour ce pays proche du néant, si loin du leur, reliquat de l’empire des Indes, avec sa bureaucratie, ses coups de tampon, son État qui survit tant bien que mal. Dans sa cahute aux murs jaunes, devant un défilé de camions que des policiers s’efforcent de dépouiller de quelques sacs de farine, un douanier me demande ce que je compte trouver en Afghanistan. Je lui réponds que j’espère repérer les traces du faucon peregrine, lequel, si la capture continue à ce train, sera bientôt rayé de la carte d’Afghanistan.
Le douanier me scrute avec des yeux ronds et son visage se déride en un étrange rictus, comme s’il devait adopter une attitude de commisération. Puis je me dirige vers les gardes barbus, de l’autre côté du portail de Torkham, cette frontière un peu brutale dont on peut se demander si ce qui survient en face, au-delà de la guérite des talibans affairés autour d’une théière légèrement rouillée, ne constitue pas un no man’s land à l’échelle d’un pays, en tout cas un no woman’s land, une terre interdite aux femmes, si l’on compte le nombre de représentantes du sexe féminin qui osent encore s’aventurer au dehors.

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Alors que le portefaix qui pousse la brouette s’échine pour une bonne somme à ne pas faire tomber le chargement dont un sac qui porte malencontreusement le nom d’un whisky, Chivas Regal, je dépasse des commerçants enfoncés dans des containers genre SNCF reconvertis en échoppes et qui représentent autant de fours à haute température par une chaleur pareille, malgré le vent des montagnes et l’altitude. Des hommes aux visages fermés que rehausse à peine une ligne de khol déambulent, sous un panneau fraîchement peint d’une main tremblotante et qui trahit un goût étrange et immodéré des maîtres de céans pour l’immolation: « Aux croyants, le pays du sacrifice souhaite un accueil chaleureux ».

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T.E. Lawrence, dit Lawrence d’Arabie, séjourna dans ces montagnes en 1928 avec précisément une volonté sacrificielle. Il avait quitté sa garnison de Karachi sous le pseudonyme de « caporal aviateur Shaw », un changement de nom entériné par son notaire Edward Eliot afin de fuir un officier qui commençait à lui casser sérieusement les pieds et se réfugier dans un petit fort du Waziristan à tours acérées et rempart crénelés, avec des mâchicoulis pour les mitrailleuses et les projecteurs, des portails de fer sous des vantaux en arcade, à neuf cents mètres d’altitude, sous une couronne de neige, à la recherche du plus parfait anonymat.
Le fortin de terre séchée se situe non loin de la frontière afghane. Pour les autres officiers et sous-officiers britanniques qui côtoient T. E. Lawrence, le séjour à Miranshah ressemble à une peine de prison, sans femmes, sans boutiques, sans distractions hormis la vue sur les collines ocres, quelques parties de tennis et l’écoute de disques sur un gramophone. Pour le caporal Lawrence, de la Royal Air Force, qui s’apprête à fêter ses quarante ans, c’est « comme un coin de paradis ». Il s’arrange pour être nommé secrétaire et taper ses rapports avec la plus grande tranquillité dans sa chambre aux murs de glaise orangée. Le temps se dilue et au bout de quinze jours Lawrence croit qu’il séjourne à Miranshah depuis des lustres, un sentiment idéal pour répondre à son voeu de solitude. Il trouve auprès des Afghans qui entourent le fort une certaine sérénité. « Les gens sont amicaux mais sur leurs gardes: ce qui caractérise aussi notre propre attitude. Une vigilance armée. » Il ne songe plus à écrire des livres, il veut oublier ses fouilles archéologiques, ses campagnes militaires, il fuit les journalistes, à nouveau sur ses basques depuis que la biographie de Robert Graves, Lawrence et les Arabes, inonde les vitrines des libraires londoniens. Le caporal Lawrence n’a plus un sou en poche, hormis sa solde. Ses livres se sont pourtant vendus comme des petits pains en Angleterre et aux États-Unis mais il a dû régler quelques dettes, notamment pour payer l’édition privée des Sept Piliers de la Sagesse, et a légué le reste à une fondation d’orphelins de la R.A.F.
En pays rebelle, alors qu’il réécrit les brouillons qu’on lui tend, humble dactylographe qui dédaigne les promotions, pendant que les centaines de soldats indiens de la garnison s’en vont le coeur joyeux mater les tribus félonnes, Lawrence d’Arabie, que l’on pourrait nommer à ce moment Lawrence d’Afghanistan, réalise que sa vie prend un autre tour, comme Rimbaud en Abyssinie. « Il est certain, écrit-il dans son taudis, que la course contre la montre est terminée ». Il craint que les Sept Piliers de la Sagesse n’aient été une orgie exhibitionniste et veut découvrir auprès des terres afghanes un huitième pilier, celui de l’oubli, comme il se doit. Dans une missive, il confie au rédacteur en chef du Civil and Military Gazette, ce journal qui compta Rudyard Kipling dans ses rangs: « Voici maintenant de nombreuses années que je n’ai rien fait qui mérite publicité: et j’ai l’intention de faire de mon mieux, désormais, pour n’en point mériter. Elle me contrarie. »
Mais la notoriété ne le laisse pas tranquille. Un soupçon de révolte à Kaboul est la cause d’un nouveau tumulte. Un médecin britannique jure qu’il a aperçu l’insaisissable Lawrence en Afghanistan. La presse aussitôt s’empare de l’affaire. Un Rouletabille du quotidien anglais Daily News signale la présence de « l’homme le plus mystérieux de l’empire » dans les parages de la frontière afghane, le Sunday Express évoque « une mission secrète afghane de Lawrence d’Arabie », on le rend responsable de tous les complots en Afghanistan, on l’accuse de vouloir renverser le roi Aminullah, on le soupçonne de manipuler quelques tribus contre des autres, des militants anticolonialistes se rassemblent à Londres pour brûler son effigie et exiger son départ, la Chambre des Lords porte le cas Lawrence à son ordre du jour tandis que la Pravda, à Moscou, commence à se mêler de l’affaire, digne selon elle des plus grandes intrigues impérialistes. Mais le Leading Air Craftman (caporal) Lawrence, « le roi non couronné du désert arabe » selon l’expression de l’Evening News, ne fomente point de sédition: il s’évertue simplement, aux portes de l’Afghanistan, le pays du sacrifice et de l’oubli, entouré de tribus hostiles qu’au fond il aime bien, à traduire lentement les chants II et III de l’Odyssée pour une édition de luxe à paraître chez l’imprimeur d’art Bruce Rogers, traduction qui lui demanda, on le comprend, une abnégation certaine dans sa pièce aux murs de terre, sous les couronnes de neige des montagnes afghanes.

La presse anglaise qui poursuit ses fantasmes sur les complots afghans finit par avoir raison de Lawrence. Il est rapatrié à Karachi puis en Angleterre, à bord du paquebot à vapeur S.S. Rajputana. Suprême vexation, il est interdit d’escale à Port-Saïd et n’a pas le temps de savourer le cadeau pour lequel se sont cotisés ses amis, une superbe motocyclette George Brough SS-100 qui devait bien filer son quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure, à condition que le conducteur daigne se pencher en avant. Une embarcation de l’amirauté se dirige vers le paquebot avant même son accostage à Plymouth et emmène l’encombrant passager vers des docks discrets, à l’abri de la presse massée sur les quais, qui le désigne désormais, à l’instar du Daily Herald, comme « le super-espion mondial », alors qu’à la Chambre des Communes le député socialiste Ernest Thurtle se fâche contre le gouvernement, l’accusant de mener des missions secrètes en la personne de Lawrence. Celui-ci, depuis qu’il a délaissé les sommets de la frontière afghane, a sombré dans une profonde mélancolie. A Londres, l’État-major britannique l’interdit de se rendre en France et en Italie, on le tance lorsqu’il rencontre, lui, redevenu simple soldat, des personnalités et un ministre italien. Lawrence d’Arabie est triste: l’Afghanistan, ce désert sans renommée, cette autre Arabie, cette terre de toutes les rédemptions, splendide isolement qui efface les moindres traces, l’a abandonné, lui, l’homme des sables, comme un caravanier perdu loin de son point d’eau.

*

Au coucher du soleil, lorsqu’on laisse derrière soi le portail de Torkham, cette antichambre des talibans rappelant le mot de Soupault qui, en rupture de coteries parisiennes dans les années 50, s’aventura dans les rues de Djeddah, à la recherche du fantôme de Rimbaud: « Femmes musulmanes se promenant dans les rues: zéro ; mouches : cent vingt-cinq millions (chiffre très approximatif) », on entre dans une vallée large que les couleurs du soir enveloppent d’une teinte ténébreuse, telle une brume épaisse. Khalil, le chauffeur qui m’emmène vers Kaboul, était déjà las d’avoir palabré avec les talibans de la frontière. Il s’arrêta pour la prière. Le coeur ne lui en disait pas mais il voulait faire bonne figure devant les talibans. Il craignait que les hommes de la police religieuse ne le repérassent sur la route. Et là, au bord de la piste défoncée où je fus contraint de camper, face à un flot de camions décorés sur les flancs et aux portières de bois, aux pare-chocs desquels étaient accrochées des tresses métalliques comme autant de colliers argentés, sous la montagne noire qui absorbait les derniers feux du lointain, j’aurais donné tout l’or du monde pour une petite faveur, un cadeau qui pourrait paraître infime aux yeux du lecteur et qui tout à coup prenait énormément d’importance: une dernière et bonne cuite.

Il convient d’abord de présenter monsieur Ismaïl Bazgar. Sans lui, j’aurais eu plus de mal à pénétrer l’Afghanistan et encore plus à en ressortir. Il m’aura épargné en tout cas des procédures compliquées. En exil à Paris, Ismaïl Bazgar, qui a décidé de rentrer au pays, découvre l’Afghanistan avec des yeux aussi exorbités que les miens. Il a confié à une employée sa boutique peu lucrative de tapis afghans près du Quartier Latin afin de célébrer les funérailles de sa mère, morte trois mois plus tôt. C’est un homme porté sur les armes qui a ferraillé dix-sept ans durant contre les Soviétiques, puis contre les islamistes, avant de se rallier aux talibans, tout en gardant ses distances et son esprit critique, en dépit, ou à cause de son passé d’intellectuel, comme il tient à le souligner dans la jeep qui nous emmène vers Kaboul, pedigree qui se résume à un cursus au lycée français Istiqlal jusqu’à l’âge de dix-huit ans, un âge suffisamment honnête en Afghanistan pour prendre les armes voire le pouvoir comme le firent quelques adolescents au cours des siècles passés, dont certains se sont cassés les dents en oubliant de ménager les ancêtres.
Dans la boutique du Vè arrondissement, aux abords de l’église Saint Nicolas du Chardonnet, bastion de l’intégrisme catholique, ce qui était de bon augure pour se rendre au pays des talibans, j’avais demandé à Ismaïl Bazgar s’il connaissait les faucons afghans. Il s’était empressé de me décrire, entre deux tasses de thé à la cardamome, la capture de la bestiole, capture destinée à enrichir quelques chefs talibans et intermédiaires bien introduits puisque les volatiles, du type falcon peregrinus, étaient revendus une fortune dans les pays d’Arabie à des cheikhs férus de chasse, qui employaient les rapaces à attraper quelque gibier. Combien le faucon? demandai-je à l’ancien commandant de la résistance afghane. Jusqu’à deux cent mille dollars, et même cinq cent mille pour les meilleurs, avait-il répondu, somme qui représente beaucoup de gibier, même au prix du kilo en Arabie Saoudite.

*

Quand le voyageur parvient à atteindre Kaboul par chance, ou par malchance, après avoir dépassé le bourg de Landi Kotal, repère de contrebandiers au regard en coin, pressés d’en découdre, après d’innombrables tractations avec des combattants talibans sitôt le soir tombé, après avoir évité les fondrières, les accidents de camion, les chauffards qui semblent la plupart du temps ivres, impression pour le moins étrange dans un pays où l’alcool est banni, à moins qu’ils ne soient ivres de fatigue, ou probablement de chanvre, après avoir hésité sur la route à prendre, à droite les champs de pavot (« Quels bouquets, chers pavots, dans les flacons limpides », Desnos), à gauche les camps d’islamistes arabes, au-delà, dans la montagne au nord, les citadelles des anciens kafirs, les infidèles, le Nouristan, pays de la lumière, conquis par la force au siècle dernier, là où Kipling campa le décor de L’Homme qui voulut être roi, quand le voyageur entre dans la capitale, si une telle ville en ruines mérite encore le nom de capitale, il doit se rendre au siège de la milice. Deux gardes à la mine patibulaire me scrutent de pied en cap et me demandent ce que je peux bien vouloir chercher en Afghanistan. L’alibi des faucons ne leur paraît guère convaincant. Au mieux je passe pour un hurluberlu, au pire pour un espion, ce qui est nettement plus ennuyeux. Ils finissent par se dérider lorsque je mentionne le nom de mollah Hassan, important dignitaire du régime taliban, gouverneur de Kandahar, le berceau de la milice religieuse, un homme reconnaissable à mille lieues en raison de son embonpoint et de sa jambe de bois, dont on se demande d’ailleurs comment elle peut supporter tant de poids.
Le meilleur sésame demeure une bonne dose de naïveté. Paraître idiot rassure les interlocuteurs talibans, cela paraît même un gage de bonne santé, et vu les trésors de mimiques que je déploie, mimiques destinées surtout à masquer mon énervement devant tant d’attente à moins que ce ne soit un penchant naturel, mes chances de parvenir à mes fins, c’est-à-dire de réussir à dépasser un premier cercle de bureaucrates, augmentent drastiquement.

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