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Le journaliste qui défie Castro

publié le 26/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Avril 1995, La Havane, Cuba Dans une maisons décatie, lépreuse et belle, un petit groupe d’hommes aux airs de conspirateurs avance le long d’un couloir obscur et frappe trois petits coups à une porte… Une ombre entrouvre prudemment, jette un rapide coup d’oeil alentour et vous fait pénétrer dans un petit salon meublé de quelques chaises et d’un unique ventilateur. La lumière de la cour éclaire des hommes, minces et secs, en habits simples des ouvriers de La Havane; le plus âgé, jambe cassée et bras en écharpe, se déplace en chaise roulante. Il est 17 heures et ils n’ont encore rien mangé de la journée. Comme d’habitude. On leur tend une tasse de café noir et sucré. Sourires. La réunion secrète peut commencer. «Aujourd’hui est un jour historique!», annonce l’homme sur sa chaise roulante. Nestor Baguer est un vieux journaliste de 73 ans. Deux mois plus tôt, un homme l’a projeté à terre, en plein centre-ville, sans mot dire. Il y a trois ans, c’est un autre incon-nu à bicyclette quilui a décoché une manchette de profes-sionnel. Bilan: cinq points de suture sur le crâne. Les agressions sont signées. Les durs du régime n’appré-cient pas son Agen-ce de Presse indé-pendante de Cuba, l’APIC, une soixan-taine de journalistes clandestins qui es-saient tant bien que mal de recueillir des informations en dehors du système officiel. Pour lors, les autorités les tolèrent. Ils ont peu de moyens: deux téléphones, un fax et un ordinateur fournis par une organisation humanitaire; ils ont surtout l’assurance, pour ceux qui se font reconnaître, de ne plus avoir de place dans les médias du pays et le risque constant, à la moindre erreur, de se faire interdire, arrêter ou emprisonner. La presse à Cuba est un des points noirs du régime, un secteur dévasté par des années de verrouillage médiatique, un modèle d’archaïsme. Comme le quotidien «Gramma», 400000 exemplaires, qui continue à parler de récoltes mirifiques et n’en finit plus de commémorer le passé glorieux, si résolument hermétique qu’il ne reflète même pas le nouveau discours des dirigeants. Journaux, hebdomadaires, radios ou télés, tous se ressemblent même si on relève dans «Trabajadores», journal du syndicat officiel, ou «Bohemia», le magazine culturel, quelques éditoriaux intéressants et de prudentes critiques. Aujourd’hui le régime, désireux de changer son image, hésite à infliger de longues peines de prison pour «propagande ennemie». On préfère le harcèlement, la pression psychologique, la menace ou l’invitation à quitter le pays: l’exil. Ah, l’exil! Arriver de l’autre côté de la mer des Caraïbes, vers la Floride, la Californie, Miami, Los Angeles… Les Etats-Unis! Pour les plus pauvres, c’est un rêve, une fuite éperdue vers le bonheur, la traversée individuelle de la mer Rouge; pour les autres, intellectuels et journalistes, cela prend le goût de l’échec. Se taire ou accepter d’être banni, c’est toujours renoncer, ultime forme de la soumission. Ils s’en vont, et que reste-t-il? Une dissidence exsangue, vidée de ses meilleurs éléments, et souvent, trop souvent, morcelée et divisée. Pourtant, le pays change: tourisme, politique des visas, dollarisation, marchés agricoles privés, économie…, tout avance peu ou prou. Sauf la presse, condamnée à la stagnation volontaire. Comme si le régime se méfiait par-dessus tout des mots. Comme s’il voulait évoluer sans le dire. On est loin de l’or du passé, quand le premier correspondant de l’agence Prensa Latina, créée par Che Guevara, s’appelait Gabriel Garcia Marquez.«Aujourd’hui, 27 avril 1995, est un jour historique…», répète le vieil homme dans sa chaise roulante. Autour de lui tous approuvent de la tête. Venus de tout le pays, ces hommes en habits simples sont chacun responsables d’un syndicat «libre», c’est-à-dire clandestin. «Nous allons proclamer et signer ensemble la constitution du SNP, le premier Syndicat national de la Presse!» Une feuille imprimée passe de main en main, chacun la signe, on se lève, on s’embrasse un peu ému, répétant: «Un jour qui fera date. Quelle chance d’assister à ça!» Journée historique ou simple virgule de l’histoire de la dissidence à Cuba? Seul l’avenir le dira. Mais pour lors tous se taisent et se recueillent en pensant à un homme, déclaré à l’unanimité membre d’honneur du tout nouveau syndicat: Yndamiro Restano Diaz, 47 ans, journaliste, poète, et formidable tête de mule, qui continue à refuser l’exil doré de Miami et à lui préférer la prison du Combinado del Este, premier étage, bâtiment 1, section 45, où, en ce mois d’avril 1995, il porte depuis trois ans et demi le matricule 1145.«Il l’ont arrêté le 21 décembre 1991, vers 4 heures de l’après-midi, tout près d’ici, face à l’Alliance française», se rappelle la mère d’Yndamiro. «Deux voitures lui ont coupé le chemin, des hommes l’ont poussé à l’intérieur d’un véhicule, précise son père, mais il a eu le temps de crier qui il était pour qu’on vienne m’avertir.» Nous sommes à deux pas de la place de la Révolution. L’appartement familial est grand, bourgeois, avec des dalles de pierre blanche sur le sol, quelques beaux tableaux sur les murs et une forêt de plantes vertes qui tamisent le soleil et le bruit de la rue. Le père, ancien journaliste, a 73 ans, moustache et cheveux blancs, le teint rougeaud et des yeux très verts; la mère, visage doux, cheveux gris et lunettes cerclées de métal, est un ancien professeur d’histoire révolutionnaire. Leur histoire et celle de leur fils Yndamiro se confond avec celle de Cuba. Le père a rejoint le Parti communiste à 18 ans; la mère à 19. Ils se sont connus en militant, se sont aimés et battus pour obtenir la Constitution de 1940. A l’heure de la révolution, ils n’ont pas hésité à rejoindre «Il Monte», les montagnes de l’ejercito rebelde, pour combattre la dictature de Batista. Avec Fidel et le Che, ils font partie intégrante du mythe fondateur de Cuba. A leurs côtés, un gamin de 11 ans, doux mais têtu: Yndamiro. Avec la victoire de la révolution et le retour à la ville, le gamin se révèle un pur-sang du communisme; en vacances, il court collecter le café ou couper la canne à sucre dans les champs. Il sort premier de l’Ecole d’Instruction révolutionnaire, et on le découvre sur une photo de l’époque adolescent solide, grand front intelligent, le regard éclairé d’une belle flamme. A 20 ans, il est journaliste, diplômé d’histoire de l’art, écrit des poèmes et commence à avoir un regard critique. C’est l’heure des premières grandes discussions avec les parents sur le système, ses contradictions et ses perversions. Yndamiro parle d’«erreurs» mais croit encore à la sincérité de la révolution. En 1971, le journaliste de Radio-Rebelde édite un premier bulletin clandestin qu’il affiche sur la vitrine de Coppelia, un grand magasin de crèmes glacées. Puis il distribue un manifeste dans la rue. C’est son premier acte d’insubordination, il a 30 ans, et se retrouve aussitôt dans les locaux de la police politique, la célèbre Villa Marista. Sa famille est connue et respectée; l’officier qui le ramène chez lui peu avant minuit rassure ses parents: «Nous lui avons parlé. Je crois qu’il a compris. Vous devez l’aider à changer. Lui apporter la lumière.» On discute beaucoup dans la maison familiale. Et peu à peu… ce sont les parents qui commencent à changer d’avis. «Quand j’ai lu dans « Life » qu’on tuait des gens en URSS, j’ai crié à la propagande! raconte la mère. Ensuite j’ai vu ici les premières arrestations arbitraires, les persécutions. Je disais à Yndamiro: « Ne tire pas de conclusions trop rapides. Tu verras, cela va changer. » Et lui répondait: « Non. C’est la nature même du système qui est comme ça! »»Elle soupire: «On s’est tant battu dans les montagnes. On a cru en tout ça. Notre déception a été terrible.» Sourire triste: «Vous savez, les communistes dans l’opposition sont formidables! Et puis on l’a encore arrêté. Lui et d’autres. J’ai compris. Il avait raison.» La suite est l’histoire d’un combat perpétuel.
Yndamiro le «contre-révolutionnaire» est licencié de Radio-Rebelde. Par égard pour son nom, on l’envoie dans une radio locale à Sancti-Spiritus, où il découvre la réalité économique du pays, les statistiques mensongères, les privilèges des caciques. Yndamiro dénonce tout en bloc, et «se fait aussitôt éjecter comme un bouchon de champagne», dit son père, admiratif. Retour à La Havane, à Radio-Ciudad. Il envoie anonymement un de ses poèmes à un concours littéraire, obtient un prix, qu’on refuse de lui remettre dès qu’on découvre son identité. Il réussit à imprimer ses vers, les distribue à la porte des églises. Parce que, en plus, il est croyant! Lui, le fils de communistes athées. Cette fois tous les médias lui ferment leur porte. Il sera laveur de vitres dans un hôpital – enfin, la transparence! – pour peu de temps, celui de donner une interview à la BBC et de se faire renvoyer, tabasser dans la rue, arrêter, interroger et relâcher. Très vite il rejoint la Commission des Droits de l’Homme de l’opposant Elisardo Sanchez Santa-Cruz. Gorbatchev, l’homme de la perestroïka, arrive à Cuba; on met Yndamiro le gêneur en prison, histoire de ne pas troubler la visite officielle. «On espérait que Gorbatchev allait convertir Fidel au changement, dit sa mère. Quelle désillusion!» Pour Yndamiro le chemin est tracé. Dès 1989 il crée son agence de presse et organise le premier syndicat libre de Cuba, puis le MAR, Mouvement de l’Harmonie, «mouvement pluraliste à tendance sociale-démocrate, à portée sociale mais d’inspiration chrétienne», comme il le définira lui-même. Il choisit une couleur étendard: le bleu. Au prochain match de base-ball, ils sont 53 sympathisants à afficher un foulard, une chemise ou un chapeau bleus. Et 102 autres, journalistes, intellectuels, ouvriers, à faire un sit-in devant l’église Sainte-Rita dans le quartier huppé de Miramar. La police charge matraque haute, et le sang coule. Que faire de ce rebelle pacifique, prosélyte, dérangeant, organisateur de syndicat et de mouvement politique, remuant et obstiné?
La réponse survient sous la forme d’une Lada noire au coin d’une rue, d’hommes qui le poussent à l’intérieur du véhicule de police et d’une inculpation pour rébellion. Yndamiro s’attendait à être arrêté, il pensait écoper de quelques mois de prisoni, il va en prendre pour dix ans et passer 1257 jours dans les cellules d’une révolution qui perdu son âme.

Juillet 1995, Paris
Le voilà, les traits un peu tirés, amaigri par la prison,une prothèse neuve pour remplacer les dents perdues à cause de la malnutrition, mais un moral intact et une joie profonde d’être libre.
«Une fois arrêté et poussé dans la Lada noire, un des inspecteurs m’a dit: « Dis donc, Yndamiro, tu as pris quelques cheveux blancs à force de lutter. » Cet inspecteur était le fils de celui qui m’avait arrêté la première fois en 1985», raconte Yndimaro. On le jette dans une cellule de la Villa Marista, seul, une lampe néon allumée jour et nuit. On l’interroge pendant deux mois. «Ils savaient déjà tout de moi, de mes activités. L’instruction ne visait qu’à construire un dossier d’accusation.» Au jour du procès, qui durera quinze heures, Yndamiro fait front, rejette le tribunal, démontre que le système «socialiste» n’est plus qu’une bureaucratie, une nomenklatura qui a confisqué le pouvoir au peuple. On le laisse parler, longuement. Avant d’appeler dix-neuf témoins à charge à la barre. Aucun d’eux ne parle de violence, «et trois témoins se sont même rétractés devant le président. C’est la première fois que les Services n’ont pas réussi à trouver un mouchard pour accuser un dissident!», ironise Yndamiro. Le procureur n’est pas très brillant et le dossier mal ficelé. L’officier politique qui l’a interrogé se retrouvera destitué, reconverti en magasinier dans une quincaillerie de La Havane. Pour lors le procès piétine. Le procureur a beau rappeler qu’un «pacifiste peut être dangereux, comme Gandhi qui a réussi à faire chuter l’Empire britannique», le président ne retient pas la «préméditation d’attentats contre dirigeants» passible de la peine de mort et se contente du délit de «contre-révolutionnaire»: dix ans de détention.
Yndamiro connaîtra plusieurs prisons. D’abord celle de Guanajay, à 70 kilomètres de la capitale, «une nourriture infecte, de l’eau grasse comme soupe, un robinet au-dessus des WC à la turque… On m’a rendu responsable d’une grève des détenus. Ce n’était pas moi, c’était la faim!» Direction Guantanamo, «des gardes intelligents, humains. Au bout de six mois, je commençais à travailler dehors, au jardin, au soleil!» Nouveau transfert à Matanzas: il dit bonjour au gardien, un détenu le tire par la manche: «Fais gaffe! Baisse la tête! Ici t’es pas dans un hôtel pour touristes!» La prison est très dure, les détenus traités comme des chiens et les coups de gourdin pleuvent. Il envoie un poème à un haut fonctionnaire responsable des prisonniers politiques. «Les mains ne sont pas faites pour frapper mais pour caresser l’apparence de l’existence/Les années passent, les mains pourriront mais les oeuvres resteront/Hors du temps.»
Le fonctionnaire comprend, l’accueille dans une nouvelle prison, au Combinado del Este, et lui dit: «Ici, pas de coups. Bonne chance!»
Pendant 1257 jours il ne renoncera jamais. Gymnastique et yoga le matin; lecture d’une biographie d’Albert Einstein et d’un dictionnaire philosophique le soir; protestations, revendications et organisation de grèves le reste du temps, pour améliorer la nourriture, le droit des détenus, leur dignité. «Il faut dépénaliser les idées! explique-t-il aux responsables de chaque prison. Infatigable. «On m’a plusieurs fois proposé la liberté contre mon départ pour l’étranger. J’ai toujours refusé.»
Quand il apprend la visite de Fidel Castro à Paris et la promesse de libération faite à Danielle Mitterrand, de France Libertés, et qu’on lui propose de lui soigner les dents, il comprend. Le 1er juin dernier, on lui rend ses vêtements civils et un officiel l’emmène visiter une des réalisations du régime, un «pôle scientifique» ultramoderne.
«Le régime cubain, diagnostique Yndamiro, c’est cela. Le pire: droits de l’homme violés, la Constitution bafouée, la prison. Et le meilleur: droits sociaux, école, sport et santé pour tous.»
Le soir, enfin, il est chez lui, entouré de sa famille et des journalistes étrangers. «Cette fois, j’étais vraiment libre!»
Plus de vingt ans de bataille, trois ans et demi de prison, quelques agressions, une vie à l’index, et pas une trace d’amertume. «On apprend beaucoup, en prison: à connaître les hommes dans un monde dur, la valeur des idées, la solidarité, la douleur comme moyen de se surpasser. Je n’ai pas l’impression d’avoir perdu mon temps ou gâché ma vie… J’ai eu une expérience riche, et même quelques moments de bonheur.» Yndamiro sourit, regarde son passeport tout neuf et la vie alentour. Il est persuadé que le régime de Fidel évolue vers la tolérance, qu’il va reprendre ses activités. «Pour dénoncer les péchés du système. Sans violence mais sans faiblesse.»
Cet homme est incorrigible et Dieu le Père lui-même devrait s’en méfier. Le jour où il rejoindra le paradis des emmerdeurs tranquilles, il est bien capable d’y créer un syndicat.

JEAN-PAUL MARI


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