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Le monde par le feu et l’épée

publié le 19/04/2025 par Laurent Perpere

De l’exercice du pouvoir, de Machiavel à Poutine. Sortie du livre de Giuliano da Empoli, l’auteur de « Le mage du Kremlin ». Brillant!

Quand on ne comprend plus ce qu’est le monde, quand on pense perdre tout repère devant son évolution, il n’est pas mauvais d’abandonner la surface des choses, et la fréquentation des historiens classiques est de bonne recommandation.
Giuliano da Empoli a eu la bonne idée de relire Machiavel, et d’autres, et nous livre ainsi une réflexion aussi vivante que vigoureuse sur l’exercice du pouvoir à l’ère de l’intelligence artificielle.

« Avantage à l’offensive et aux princes qui osent élargir leurs royaumes. Avantage à la défensive, qui calme les ardeurs conquérantes.« 

Une constante, en premier lieu : l’alternance, dans l’histoire militaire et donc dans l’histoire du monde, de périodes où prime la défensive, et d’autres où l’offensive est reine. Ainsi, l’invention du boulet en fonte et des bombardes signe la fin des petites et prospères républiques-cités abritées derrière leurs murailles. Avantage à l’offensive et aux capitaines ou princes qui osent se bâtir des duchés ou élargir leurs royaumes. Puis les ingénieurs italiens perfectionnent les fortifications en étoile : avantage à la défensive, qui calme les ardeurs conquérantes.
Ou encore, invention de la mitrailleuse, qui hache les cavaleries et les carrés de fantassins et arrête les attaques (d’où la guerre immobile de 14-18) jusqu’à l’irruption de la cavalerie blindée et de l’aviation, qui donnent un avantage décisif à l’agresseur, nazi ou autre.

On pourrait multiplier les exemples, on comprend qu’à l’offensive correspondent en général des périodes de guerres et de turbulences, à la défensive des ères de statu quo et de calme géopolitique. Et aujourd’hui ?
Il est clair que la bombe nucléaire, d’usage admis comme défensif, a dessiné les équilibres de ces soixante dernières années. La guerre froide est restée froide, malgré des conflits périphériques ou internes aux empires.
Pourtant, l’Ukraine, le Moyen-Orient, viennent de démontrer que cette ère est révolue. Les appétits s’aiguisent de nouveau, le président d’une démocratie majeure peut affirmer sans complexe vouloir annexer le Groenland et son voisin le Canada, tous deux des alliés pourtant ; la Turquie ne cache pas son ambition de recréer l’Empire ottoman ; la Chine se prépare à avaler Taïwan, voire plus. Et la vieille Europe assiste, médusée, à ce déchaînement d’ambitions.
Que s’est-il donc passé ?

« Le chaos n’est plus l’arme des rebelles, mais le sceau des dominants…« 

La thèse de da Empoli est que l’irruption d’Internet, des réseaux sociaux et désormais de l’IA constitue une rupture décisive dans l’art de la guerre. Malaparte a montré comment le succès des bolcheviques en octobre 17 devait tout à la prise de contrôle des centres d’information et de production d’énergie, et bien peu au peuple en armes. Il en va de même aujourd’hui : les Big Tech ont établi un contrôle monopolistique de l’information et de sa diffusion, et il semble trop tard pour leur ôter cet outil de pouvoir décisif ou même le contrôler efficacement.


Comme toujours dans une phase où l’avantage est à l’offensive, le statu quo est ébranlé en profondeur. Vient alors l’heure des prédateurs, les Borgiens comme les appelle da Empoli en référence au modèle du Prince de Machiavel.
Dans un savoureux parallèle, il nous raconte par exemple comment César Borgia liquida, sous prétexte d’un banquet de réconciliation, ses concurrents et anciens alliés avant de bâtir sa fortune, et comment MBS neutralisa définitivement, au Ritz-Carlton de Riyad, les richissimes ministres, frères, cousins et autres qui se partageaient de facto le pouvoir en Arabie saoudite.
« L’apogée du pouvoir ne coïncide pas tant avec l’action qu’avec l’action irréfléchie, la seule à même de produire l’effet de sidération sur lequel se fonde le pouvoir du prince » : c’est du Hitler, du Poutine ou du Trump dans le texte, c’est dans Machiavel.

Ainsi va le nouvel état des choses, qui autorise, voire suscite, les aventures d’hommes (pas de femme apparemment jusqu’ici) décidés à s’emparer du pouvoir, sans considération pour les fondements de l’ancien monde, faits de contre-pouvoirs, de limites juridiques et de diplomatie. « Le chaos n’est plus l’arme des rebelles, mais le sceau des dominants… La disparition de la dernière génération issue de la guerre a permis le retour de démiurges qui réinventent la réalité et prétendent la façonner selon leurs désirs

« À l’époque de Léonard de Vinci, le secrétaire florentin sonne le glas des illusions. »

Il ne s’agit cependant pas que de Trump ou de ses semblables.
La place d’Elon Musk avant puis après son élection, la présence de tous les autres à la tribune de l’inauguration présidentielle manifestent le pouvoir et les ambitions des nouveaux seigneurs de la guerre, les maîtres de l’information. Leur dessein paraît bien d’une autre nature que celle des hommes de pouvoir traditionnels, si disruptifs qu’ils soient : il s’agit de rien moins, pour nombre d’entre eux, que de créer une nouvelle société, ordonnée dans un ordre jamais vu, proche de l’univers orwellien.
Reste à savoir si, et comment, les conquistadors de la tech se débarrasseront des Borgiens dont ils ont favorisé la prise de pouvoir, après avoir terrassé les élites. Peut-être s’accommoderont-ils seulement de l’espace qu’ils leur ont créé. Cette histoire reste sans doute à écrire.

Le constat est noir, la démonstration éclairante, la conclusion pessimiste. « À l’époque de Léonard de Vinci, le secrétaire florentin sonne le glas des illusions. » De même Giuliano da Empoli.
Est-il vraiment trop tard ? Existe-t-il des cordes de rappel ? La résistance locale peut-elle saper l’exercice du pouvoir des nouveaux maîtres ?
À chacun de nous d’inventer le chemin : il sera difficile.

« L’heure des prédateurs » Collection Blanche – Gallimard- 160 pages – Paru le 03-04-2025


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