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« Le Nord, c’est pire que le Far West ! »

publié le 14/01/2016 | par Erik Bataille

Lumière douce et bien-être! Ce pourrait être le slogan du nouvel aéroport de Tirana, une des quelques adresses aéroportuaires qui offrent calme et sérénité au voyageur. L’éclairage sophistiqué s’accompagne de tons pastels dans un espace ouvert et végétal. Après les formalités expédiées avec sourires et simplicité, l’opulence affichée dans le hall continue sur le parking complet de modèles hauts de gamme de marques allemandes.

En quelques mètres, on intègre la circulation fluide de l’autoroute qui louvoie entre des zones industrielles à l’esthétique soignée et des jardins luxuriants aux grilles ruisselant de glycines mauves, de grappes de vigne rouge et de de massifs de roses multicolores. Grandiose sur son tertre imposant à la pelouse immaculée, un château-hôtel néo-baroque attend son inauguration.

Quelques minutes suffisent pour rejoindre l’avenue principale Xhosa, jusqu’à la place Skanderberg, longtemps le cœur révolutionnaire de la capitale. Je ne reconnais rien de la ville sinistre et glauque qui m’avait tellement troublé lors de mon premier voyage. C’était il y a une vingtaine d’années. Le monde politique albanais, selon la vision illuminée d’Enver Hoxha, le dictateur local, venait de s’effondrer avec la fin de l’URSS. Sali Berisha, cardiologue du précédent et francophone, est élu premier président. Il ouvre alors les frontières d’une contrée inaccessible pendant un demi-siècle. Aussi mystérieuse et totalitaire que la Corée du Nord, c’était le pays de tous les fantasmes.

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En cet automne 2015, Tirana est douce à vivre. Le bleu du ciel qui éclaire les immeubles immaculés gomme le gris de mes souvenirs. La circulation est ordonnée. Dans les rues lumineuses, les façades de verre teinté ont remplacé les murs écaillés et lépreux, les vitrines de grandes marques occidentalers, les anciennes échoppes misérables protégées par des grilles.

A flâner dans Blloku, l’ancien quartier interdit du Politburo et de la nomenklatura, j’en oublie mes souvenirs obsédants d’ambiances balkaniques, lourdes et policières. Sous les plaqueminiers, les terrasses sont bruyantes et dégagent des senteurs de cuisine du sud. Ça sent la sauge et le laurier, puis vient le fumet iodé des coquillages, vite noyé sous les parfums plus lourds des dorades et des calamars qui crépitent sur la braise.

Comme si le pays avait renié son côté balkanique pour afficher son héritage méditerranéen. Quelques touristes sont attablés chez Enid le brasseur artisanal, devant d’immenses choppes de bière embuées, d’autres s’ enhardissent dans les nouvelles galeries d’art et boutiques de mode sur Pashko Vasa et Janos Hunyadi. L’ambiance est détendue, on se croirait en Grèce, un jour d’été !

Berenger, un Français d’à peine trente ans, s’est installé en Albanie pour développer le tourisme. Il me propose de l’accompagner chez un de ses collaborateurs en charge du « far north», la région la plus austère et isolée du pays. Mario gère une petite entreprise autour du lac de Koman, une immense retenue d’eau formée par un barrage sur le Drin. Sur près de cinquante kilomètres, la coulée vert turquoise serpente dans une vallée étroite et spectaculaire entre les montagnes du Dukajïn et le Kosovo. Parfois la gorge se resserre jusqu’à n’être qu’un goulet exigu entre des parois calcaires hautes de plus de mille mètres.

Après avoir commencé avec une simple carcasse de bus bricolée sur une barge rouillée, Mario possède maintenant plusieurs bateaux qui font la navette sur le lac. Il a aussi aménagé une austère bâtisse de pierre en hostellerie, sur la berge ouest. Le succès est foudroyant et la moindre grange se négocie maintenant au prix du marché parisien.

Quelques fermes isolées s’accrochent sur les pentes qui mènent aux hauts plateaux. Un terrain de maquis et de rocaille, quadrillé par des sentes à peine visibles, excepté pour les fermiers locaux et depuis peu, la nouvelle clientèle des randonneurs expérimentés. On y croise parfois des mules solitaires trottinant sous de volumineux ballots. Ignorantes des frontières et des règlements douaniers, elles alimentent les marchés locaux en marchandises diverses, légales ou prohibées. On entre alors dans un territoire à la réputation longtemps sulfureuse. Celui des princes de Dukajïn.
La région m’avait profondément déstabilisé lors de mon premier voyage organisé par le jeune député local, Kole.

C’était alors un univers impitoyable régi par des lois féodales d’une autre époque. C’était il y a vingt ans !

Le premier jour, j’avais aimé ce lever de soleil embrasant les toits de tuiles rouges et les façades ocres de Skhodra, la ville nichée dans les montagnes arides du Dukajïn. Accoudé sur un comptoir incrusté de marqueterie ottomane, j’avais fait connaissance avec mon escorte réunie pour cette virée. Il y avait Peter dans son costume croisé à rayures et ses boots noires et pointues. Né dans ces montagnes, quarante ans auparavant, il avait émigré aux États-Unis où il « opérait » dans l’immobilier.

Après des années d’exil, Il rentrait au pays récupérer les terres familiales confisquées sous l’ancienne dictature marxiste. Il y avait aussi Jon, le nouveau chef de la police locale, accompagné d’un inspecteur tout aussi jeune, à peine vingt ans, et d’un policier-chauffeur imberbe. Tous chapeautés par un ex général des services secrets au costume en cashmere d’une classe folle. Et puis Kole, mon hôte, le jeune député local à l’avenir prometteur.

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Après une ultime tournée de cafés turcs, nous nous étions entassés dans une jeep de fabrication tchèque. Dans l’espace étriqué, chacun avait rangé armes et munitions. Avec leurs barbes de trois jours et les regards sombres, on aurait d’avantage cru à une bande de malfrats sur un mauvais coup que des notables en voyage officiel. Un arrêt à la station service gardée comme une banque par des hommes en armes et nous avions roulé vers le nord et la frontière du Kosovo.

La route défoncée en mauvais bitume louvoyait entre des alignements de petits dômes blancs en forme de gros champignons de Paris. Les bunkers imaginés par l’ancien dictateur, Enver Hoxha. Il en avait fait construire près de 700 000 dans tout le pays, un pour quatre habitants. Après avoir successivement rompu avec les Chinois, les Soviétiques puis les Yougoslaves sous Tito, attendant l’ultime invasion occidentale, il avait bouclé le pays et plongé la société albanaise dans le totalitarisme et la paranoïa les plus extrêmes. Interdisant voitures, musique, chants, poésie…

Dans le véhicule malmené par les profondes ornières, l’ambiance surchauffée exaltait la testostérone. On a chanté des airs martiaux, insensibles à la poussière et aux hématomes sous les coups de coudes virils de mes compagnons. On m’avait pourtant prévenu à Tirana. « Le nord, c’est pire que le Far West ! Que des durs.» Nous n’avions croisé aucun véhicule excepté un antique camion chinois dont la benne débordait de passagers, et des barrages de miliciens patibulaires. « Ne t’inquiète pas, tu es en sécurité avec nous! », me rassurait régulièrement mon voisin.

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J’avais surtout peur de son Tokarev (automatique) qui me chatouillait les côtes à chaque ornière. Nous avons traversé des paysages à la beauté suffocante. Des défilés vertigineux, des lacs bleu émeraude, des montagnes arides, filant au milieu des conifères et des ruisseaux bouillonnants. La route étant longue, nous nous sommes arrêtés dans une auberge aux allures de chalet suisse.

A peine installés autour d’une longue table couverte de salades d’oignons et de poivrons au vinaigre, un montagnard au visage buriné est entré. Il m’ a regardé avec un immense sourire avant de m’ interpeller. « Vous êtes le premier étranger auquel je parle depuis trente ans ! » Suivit un flot ininterrompu de paroles accompagné de gesticulations enthousiastes.

Impossible de le faire taire jusqu’à ce que mon voisin de table dégaine son automatique noir mat, vise calmement le plafond au dessus de l’intrus et vide son chargeur.Tout aussi flegmatique, il a posé son arme sur la table, plongé sa cuillère dans la soupe fumante de légumes et m’a conseillé « mange, cela va refroidir ! ».

Nous avons repris la route.puis entamé une longue montée dans les pinèdes, interminable, obligeant le chauffeur à des pauses fréquentes pour laisser refroidir le moteur. La montagne était somptueuse, résonnant des rumeurs de l’eau s’écoulant en innombrables cascades et des rafales de Kalach tirées par mes compagnons. « Tu entends l’écho ! » Au soir, nous avons longé une vallée étroite et profonde avec quelques lumières vacillantes dans les ténèbres. C’était Thethi, le village natal de Kole.

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