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Le piège du « superintendent » Vickers

publié le 11/10/2006 | par Jean-Paul Mari

Pour abattre la triade 14K, l’une des plus violentes de la ville, le chef de la section des enquêtes spéciales avait son idée: surtout ne pas attaquer de front cette bande extrêmement dangereuse. Mais l’infiltrer et la faire imploser. Plus facile à dire qu’à réaliser…


La journée avait très mal commencé. Dès son arrivée, Steve avait trouvé le dossier posé, bien en évidence sur son bureau, barré d’une inscription: «Snafu!» En argot policier du bureau du Special Investigation Unit de Hongkong, c’était la pire des qualifications pour une affaire: «Snafu… Situation Normal All Fucked Up!» En clair, une très mauvaise nouvelle. A l’intérieur, un mot de son adjoint: «Salut Steve, regarde-moi ce dossier… C’est gros et ça pue. Trop gros pour moi. Bon travail, boss!»Le superintendent Steve G. Vickers se servit une tasse de café noir, sans sucre, monta sur un escabeau pour accéder à la dernière étagère de son armoire en fer, en retira un cigare Davidoff 2000, compagnon de grands stress ou de grandes joies, l’alluma et regarda par la fenêtre Hongkong qui s’éveillait. Il était 7 heures du matin et l’air était déjà saturé d’humidité. De gros nuages noirs dégoulinaient du haut de la montagne en direction de la mer, accrochant les balcons des gratte-ciel de cinquante étages. Dans Arsenal Street, devant la façade bleue de l’immeuble colonial de la police, le flot habituel de taxis, de bus à impériale et de limousines à air conditionné était déjà figé dans un énorme embouteillage. Il allait pleuvoir. Sur l’immense escalier mécanique qui remontait toute la colline, des employés chinois se rendaient à leur travail, humanité à petits pas, effacée, disciplinée. Le ciel se mit à gronder. Il pleuvait.Steve se plongea dans le dossier. Un sergent et un détective avaient été attaqués à l’arme blanche par trois truands, dans un restaurant japonais de Kowloon, à 4h40, dans la nuit du 2 février 1985. Les flics, blessés aux mains et aux bras, avaient dégainé et ouvert le feu. Le problème était la présence à leur table d’un homme présenté comme un indic nommé Ma Chi-Cheung. Steve le connaissait. A 38 ans, il était le chef des commandos de la 14K, la triade la plus agressive de Hongkong, celle qui multipliait les assassinats pour s’assurer le monopole du jeu, des courses, du racket, du chantage, du trafic de drogue, de la prostitution, de la pornographie… bref, de tout ce qui pouvait rapporter de l’argent dans un port de 6 millions d’habitants. «Ma Chi-Cheung… un gros poisson», pensa Steve. Pas le genre à jouer les balances au service de petits flics. Cette «attaque» était obscure. Elle puait l’altercation entre truands de la 14K et flicsvéreux. Steve, rageur, referma le dossier. Sonadjoint avait raison: «Snafu!»Pendant les trois semaines suivantes, Steve ne se sépara plus du dossier. L’histoire l’obsédait comme s’il pressentait qu’il tenait quelque chose. Mais quoi? L’«affaire du restaurant japonais» ne pouvait pas rester sans suite? Parfait. Il allait l’utiliser pour obtenir carte blanche de ses supérieurs. Steve n’aimait pas travailler sur les triades, mais Hongkong lui murmurait toujours la même histoire. A l’origine, en 1674, les triades étaient des sociétés secrètes formées pour renverser les Mandchous et restaurer la dynastie Ming. Elles croyaient en une trilogie, Terre-Air-Homme, avaient une divinité, un langage et une écriture secrète. Au fil des siècles, elles étaient devenues des organisations criminelles redoutables. Hongkong abritait 57 triades, fortes chacunede 100 à 20000 membres, comme la 14K, la plusviolente, en compétitionavec la Sun Yee On, puissance émergente. Steve détestait les mauvais garçons, d’où qu’ils soient. Son père, un ancien de l’Air Force, avait envoyé son gamin dansune bonne écolede Liverpool. Puis quelques difficultés financières avaient obligé Steve à fré-quenter un établissementmédiocre. Les petits caïds n’avaient pas aimé les bonnes manières dece gosse correcte-ment habillé. Ils l’avaient tabassé tous les jours pendant un an. Jusqu’au moment où Steve leur était rentré dedans, avec une fureur qui les avait laissés pantois et violacés. Depuis, dans la police, il s’était retrouvé quatre fois l’arme au poing dans des fusillades, avait été blessé à deux reprises, mais son unité avait envoyé 11 truands dans l’au-delà. Au QG d’Arsenal Street, les flics avaient appris à respecter ce drogué du travail bien fait, les cheveux blanchis dès l’âge de 27 ans, le front et la mâchoire solides, les lèvres fines et, surtout, derrière les yeux bleus intelligents, ce regard perçant, tour à tour méfiant, dur ou chaleureux comme un gamin blessé. Ce type était fait pour l’attaque, pas pour par la défense.Le superintendent savait comment s’y prendre avec les triades. Ne pas les attaquer de front mais de l’intérieur, créer un vide, un trou noir, les faire imploser. Il rêvait de porter aux triades, à leurréputation d’invulnérabilité, le coup le plus dur, le plus spectaculaire, le plus énorme qu’elles aientjamais reçu! Pendant ses nuits toujours blanches, il avait mis au point une arme secrète, un instrument au maniement dangereux mais à l’efficacité redoutable: l’infiltration. Pour l’instant, silence! Il lui fallait d’abord définir la tactique, trouver les hommes, constituer une task force.Il décrocha son téléphone: «Roger? C’est Steve. Tu peux venir un instant?» Roger, l’inspecteur en chef Roger Booth, originaire du nord de l’Angleterre, était le policier le plus calme et le plus méthodique du monde. Steve en avait besoin à la base de la pyramide qu’il bâtissait. L’inspecteur Booth écouta Steve en silence, leva un demi-sourcil devant l’énormité de la tâche, mais accepta d’un imperceptible mouvement de la tête. Il suggéra deux noms de plus. D’abord Michael Yu, un Chinois, ami personnel et enquêteur hors du commun, qui n’avait peur de rien, même pas des triades. Et Henry Chan, l’inspecteur qui avait travaillé avec Steve sur la Sun Yee On, le genre d’homme qui savait se couler dans le Kowloon des triades. Henry Chan accepta, avec un petit sourire, entre excitation et jubilation. Ce soir, autour de la table d’un grand restaurant de Wan Chaï, tous les «incorruptibles» étaient là! Des flics, bien sûr, mais aussi Kevin Egan, le procureur, un géant australien champion de ball-trap, amateur de mer et de rugby, un homme de loi qui était à la justice ce que Steve était à la police. Tous étaient bien décidés à mener la chasse aux tueurs de la 14K, et à les envoyer d’abord sur les bancs d’un tribunal puis directement en enfer en passant par la case prison. Tout, absolument tout, devait rester ultraconfidentiel. L’opération allait durer un an et demi. Nom de code: «Opération Otterhan».Quelques mois plus tard, Steve descendait Queen’s Pier. Un lourd rideau de pluie masquait les immeubles de la baie. A quai, le ferry-boat était balancé par des grosses vagues. Steve attendit que le mouvement se calme pour monter sur le bateau. Arc-boutés sous leurs parapluies, les passagers bavardaient en chinois cantonnais, langue que Steve parlait couramment. Dans le détroit boueux, d’énormes paquebots blancs frôlaient de fragiles jonques de bambou. De l’autre côté, la ligne de métro passait par Jordan et Yau Teï, avant d’arriver à Mongkok, le fief des triades, le quartier le plus peuplé du monde, où les ouvriers se ruinaient pour dormir dans d’étroites cages d’acier. Mongkok… ses marchés d’Asie où on vend des fruits du dragon, du thé, des ordinateurs dernier cri, des soupes au nid d’hirondelle, et de gros poissons qui gigotent, coupés vivants en deux, – crac! –, d’un grand coup de machette. Mongkok, ses écoles de mah-jong, ses karaokés et ses night-clubs où des poupées de porcelaine, prostituées pâles sous les néons, chantent d’une voix mielleuse et discordante. Steve savait qu’on pouvait disparaître au milieu de cette forêt d’enseignes mystérieuses, de coins et de recoins, d’arrière-cours et de longs couloirs qui butent sur des murs aveugles. Son bureau clandestin était là, posé au sommet d’un immeuble, protégé par des portes blindées, des serrures à chiffre et des miroirs sans tain. A l’intérieur, quatre ou cinq lignes de téléphone sécurisés et un coffre, pour les dossiers qui transitaient aussitôt vers le cabinet du procureur. C’était à partir de ce QG que Steve menait, jour et nuit, sa guerre contre la 14K:«Comment vont nos deux agents?», demanda Steve à l’inspecteur Henry Chan, chargé d’assurer la liaison quasi quotidienne avec les hommes du terrain.«Sandy patauge toujours, mais Rodney avance vite au sein de la 14K. Trop vite, peut-être.» Ses yeux de Chinois eurent un petit éclat: «Il vient d’être intronisé… no49.»Steve accusa le coup. «Sandy» et «Rodney» étaient les pseudonymes civils de deux jeunes flics. Ils avaient été recrutés dès la sortie de l’école de police. On leur avait expliqué leur travail: infiltrer les triades. Une mission longue, très difficile, horriblement dangereuse. Etre découvert équivalait à une mort certaine, lente et agrémentée de quelques supplices façon triades. Rodney et Sandy avaient dû démissionner de la police, officiellement «pour faute grave». Puis on leur avait fabriqué un confortable casier judiciaire. Ils s’étaient laissé pousser les cheveux, s’étaient installés comme vendeurs de rue à Mongkok et avaient, sans succès, pendant des mois, essayé de pénétrer les triades. Puis l’inspecteur Henry Chan leur avait conseillé de s’inscrire à la Ying Fat Sport Association, un club d’art martial utilisé par les triades comme centre de recrutement. Depuis, tout était allé très vite pour Rodney, approché par un petit caïd et conduit jusqu’à un «homme important» qui l’avait apprécié et pris sous son aile de rapace. Steve alluma un cigare en regardant à travers les glaces sans tain la vie bouillonnante d’Argyle Street, au cœur des triades de Mongkok. On avançait! Rodney avait été admis no49 à l’intérieur de la 14K. Avant d’être intronisé, le candidat n’était qu’une «lanterne bleue», comme celle que tenaient les débutants lors du rituel d’initiation des triades. Au rang supérieur, il y avait le no415, le penseur, «l’Eventail blanc»; puis le no426, «le Combattant» et le no432, le messager, «Sandale de paille». Plus haut encore dans la hiérarchie étaient les deux nos438, l’administratif, «le Maître des encens», et le fer de lance, «le Maître des opérations», le fameux Ma Chi-Cheung. Au sommet enfin, était le no489, «la Tête du Dragon», surnommé «Big Nose», Gros nez, mais il était vieux, malade et en phase terminale. Steve avait mis à profit «l’attaque du restaurant japonais» pour rafler quelques truands et mieux les connaître. Ma Chi-Cheung l’avait impressionné par son sang-froid et sa dureté. Il était convaincu qu’il était l’homme fort de la 14K. Et c’est avec lui désormais que travaillait Rodney, son agent! Steve sourit. Il avait atteint le centre de ce formidable nid de vipères! Il frémit au souvenir de «Ricky», cet agent infiltré avec succès, qui avait témoigné à la barre et qu’on avait retrouvé, des années plus tard, dans une rue de Mongkok, le crâne défoncé à coups de marteau et le thorax écrasé par une voiture. L’agent n’était jamais sorti de son profond coma. Steve convoqua toute son équipe à son bureau de Kowloon. Il fallait – encore et encore! – revoir le dispositif et s’assurer de son étanchéité. Côté triades, les truands étaient filés, surveillés et leurs téléphones sur écoute, enregistrés. Côté agent, c’est Henry Chan qui était chargé du debriefing. Tous les deux jours, parfois tous les jours, il gagnait à l’heure convenue une des safe houses, un des appartements loués dans Kowloon. Les rideaux tirés, il suffisait d’allumer la lumière pour enclencher un magnétophone planqué dans un faux plafond. Rodney s’assurait de ne pas avoir été suivi, puis il rejoignait Henry Chan et lui racontait tout ce qu’il avait vu et vécu. Rodney venait d’être chargé par no438, Ma Chi-Cheung, de piéger une prostituée qui avait osé porter plainte contre une femme de la triade. Il l’avait attirée dans un restaurant avant l’arrivée des autres gros bras qui l’avaient passée à tabac. Un moindre mal. Au départ, il était prévu de la défigurer au vitriol. Rodney avait aussi participé à l’attaque d’un «massage-sauna-parloir». Son boulot était de tout détruire à l’intérieur, à coups de barre de fer. Il l’avait fait. Et Ma Chi-Cheung avait apprécié le travail: «Et si le patron ou un client avait résisté?», avait demandé l’inspecteur au debriefing. «J’avais ordre de les tuer immédiatement», avait répondu Rodney.Les noms, les lieux, les dates, des reçus de restaurant, des centaines d’incidents, de charges… tout était consigné dans un grand cahier rouge et noir, cosigné par l’agent et l’inspecteur et transmis au bureau du procureur. Le magistrat lisait, les yeux parfois écarquillés par le degré d’immersion des agents: «Bon Dieu, Steve! De quel côté sont tes gars exactement?»C’était un des dangers de l’infiltration. A force de vivre la nuit, entouré de voyous, de prostituées, d’alcool, de drogue; à force de se fondre dans le milieu, de parler, d’agir et de penser comme eux, Steve savait que certains agents devenaient dingues, craquaient ou passaient définitivement de l’autre côté de la barrière. D’où l’importance du debriefing régulier, histoire de rappeler à l’agent qui il était. Ou, plus dur encore, d’annoncer à Rodney que son père venait de mourir dans la honte, toujours convaincu que son fils était un ex-policier devenu malfrat. Mais il fallait tenir bon: la récolte était de plus en plus belle. Steve avait désormais une idée précise de la 14K. Mieux, il avait trouvé leur point faible, un secteur énorme mais vulnérable: les paris sur les courses de chevaux. La triade contrôlait Happy Valley, le champ de courses de la colonie, par l’intermédiaire d’une cinquantaine de bureaux clandestins. Les bookmakers utilisaient des lignes de téléphone anonymes, piratées et détournées vers des cabines discrètes où des standardistes pouvaient traiter une centaine d’appels à la fois. Les parieurs investissaient de grosses sommes, parfois à crédit, sans modifier les cotes puisqu’ils ne passaient pas par les ordinateurs officiels du Royal HongkongJockey Club. Un parieur qui perdait à crédit devenait un débiteur, obligé de rembourser à des taux d’usuriers ou de jouer les «mulets» en voyageant vers l’Europe, sa valise bourrée d’héroïne. Rodney avait décrit, sur les bureaux des bookmakers, les puissants aimants destinés à effacer les paris enregistrés sur minicassette ou sur du papier de riz, soluble dans le baquet d’eau toujours à proximité. Steve avait longtemps réfléchi aux pièces du puzzle en place. Il avait les informations, les hommes et les moyens; son arme secrète, Rodney et Sandy; la tactique et le champ de bataille, le terrain de courses… Il lui restait à passer à l’offensive. Mais comment se comporterait la 14K si on attaquait le bookmaking? Y aurait-il des fuites? Des représailles? Steve décida une opération coup de sonde, «to test the water».Au matin du 31 mars 1986, jour de courses à Happy Valley, les deux cents flics qui arrivèrent au QG de police d’Arsenal Street croyaient commencer une journée ordinaire. Ils furent mis au secret. A la fin de la troisième course, chacun d’eux était briefé et engagé dans un des 43 raids simultanés. Sidérés, les bookmakers n’eurent pas toujours le temps de détruire les preuves. Raids éclairs, rafles, interpellations… Trente trois personnes furent inculpées. Steve éplucha les interrogatoires et Rodney confirma que les hommes de la 14K ne se sentaient pas visés. Ils croyaient à une grosse opération aveugle sur le jeu: énorme erreur.Steve décida de porter le coup décisif. Celui dont il rêvait! D’abord en retirant ses agents du panier de crabes, avant – tant pis pour cette superbe machine de guerre! – de les «brûler» en les faisant témoigner à visage découvert à la barre d’un tribunal. Il sentait qu’il ne fallait pas trop tarder. Sous peine de tout perdre…«Snafu!» Au bout du fil, la voix d’Henry Chan était anormalement tendue. Une heure plus tard, Steve tenait un conseil de crise. Tous avaient leur mine des mauvais jours. Rodney avait été chargé par son boss Ma Chi-Cheung… d’assassiner un tenancier de boîte récalcitrant. L’équipe avait fait échouer l’opération en créant un accident de voitures, avec flics, barrage de rue et constat, au lieu et à l’heure du meurtre prévu. Mais Rodney devait tenir son contrat! Cela allait trop loin. Va pour un sauna démoli à coups de barre de fer… Mais la vente de drogue dure ou l’assassinat étaient au-delà de la «ligne rouge» d’agents infiltrés: «On les a entraînés à poignarder en tournant la lame au dernier moment, non?, dit Steve. Oui. Ils savent faire. Le type ne sera pas blessé et l’agression aura eu lieu», confirma un des flics de son équipe. Il hésitait: «Il y a plus grave… Rodney m’adit qu’un soir dans un restaurant, un des lieutenants de Ma Chi-Chueng avait regardé tout le mondeen évoquant la possibilité d’un flic infiltré chez eux…»Steve blêmit et donna ses ordres. Au soir dit, Rodney «manqua» sa victime, se fit traiter de maladroit par Ma Chi-Cheung et l’affaire s’arrêta là. Mais la décision de Steve était prise.Le 13 juillet 1987, à minuit, les deux cents policiers du raid contre les bookmakers renforcés par 160 hommes d’élite de l’unité tactique furent regroupés au QG d’Arsenal Street. Là encore, le secret fut total. Steve avait fait préparer des centaines de mandats d’amener et délimiter un espace restreint, avec barrières, bâtiments préfabriqués aux murs bourrés de micros, cantine mobile et toilettes de campagne pour accueillir et isoler les truands à venir. A 3 heures du matin, les raids commencèrent, ils allaient durer quarante-huit heures d’affilée. Cinquante-trois truands furent arrêtés par des flics de choc, poussés dans des fourgons vers Arsenal Street, isolés, interrogés un par un, désignés par des faux indicateurs cagoulés qui les montraient du doigt aux vrais inspecteurs. Pendant que certains craquaient, d’autres se concertaient sous d’invisibles micros… Sept d’entre eux, dont le terrible Ma Chi-Cheung, étaient de gros poissons inculpés pour meurtres, agressions, appartenance à organisation illégale ou trafic de drogue. Le procès dura dix-sept jours. Face au procureur Kevin Egan, les accusés plaidèrent non-coupables jusqu’au moment où le procureur appela à la barre un témoin-policier surnommé «Rodney». Il raconta sa fascinante histoire sans jamais croiser le regard haineux et stupéfait de Ma Chi-Cheung, son boss, et de ses anciens «frères» condamnés à des peines de un à six ans de prison.Chez les hommes de la 14K ou de la Sun Yee On qui crurent à une opération politique globale contre les triades de la colonie, la panique fut mémorable et des centaines d’honorables membres prirent le premier bateau au départ de Hongkong. Les triades avaient perdu la face et beaucoup d’argent. Plus grave, désormais, elles se méfiaient les unes des autres et se déchirèrent avec férocité. De la base au sommet, c’était un tremblement de terre qui ébranla pour longtemps les triades et le mythe de leur invincibilité, de Mongkok à Hongkong, de Macao à Taïwan.A la fin du procès, Steve n’avait qu’un regret: la fuite involontaire d’un cadre de la 14 K, «le Maître des Encens», parti en voyage d’affaires à Taïwan. Une information, pourtant, le consolait. Quelqu’un – mais allez donc savoir qui? – avait fait passer un message aux triades de Taïwan indiquant que c’était lui, le fuyard, qui avait donné ses frères. Peu après, Steve apprit que «le Maître des Encens» devenu suspect avait été sévèrement, – mais très sévèrement –, battu. Et le superintendent alluma un de ses cigares préférés.

Jean-Paul Mari


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