Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Le poison afghan

publié le 27/08/2009 | par Jean-Paul Mari

Les Afghans désignent leur nouveau président. Un scrutin à haut risque, sous la menace constante des talibans, et qui ne devrait pas modifier le cours d’une guerre de plus en plus sanglante.


Et si cette élection présidentielle, tant attendue, tant menacée, tant redoutée, dont l’enjeu est un scrutin honorable ou un simulacre de vote, une victoire ou une défaite de la démocratie, si cette élection ne servait strictement à rien ? Si Karzaï II n’était que la pâle continuité de Karzaï I, si Obama ne pouvait rien changer à la mauvaise donne laissée par George Bush ? Et si, en un mot, le sort de l’Afghanistan s’était joué dès le premier jour, quand les troupes occidentales ont passé la frontière ? Et si, finalement, le seul acte majeur devait être à terme le départ de tous les soldats étrangers du pays ?

Nous autres, Occidentaux, croyons à la magie toute-puissante des élections démocratiques. Le sort des urnes en Iran, en Irak ou ailleurs, a montré que la potion n’est pas infaillible. Sept ans après la chute des talibans, cinq ans après l’élection démocratique d’un président soutenu par les Américains, certains n’hésitent pas à parler d’un «nouveau Vietnam». Un rapprochement tentant mais un brin démesuré. Le Vietnam, c’était dix ans de guerre totale et, côté américain, plus de 700 000 soldats et 58 000 morts.

En Afghanistan, 90 000 soldats étrangers sont présents, dont «seulement» 68 000 Américains. Ils affrontent de 8 000 à 10 000 talibans combattant à plein temps, sur 30 000 à 40 000 insurgés potentiels. Tant que les Américains sont là, Kaboul ne tombera pas. Le «scénario noir» pourrait donc ressembler davantage à un film soviétique dont les tanks contrôlaient avec peine, à la fin de la guerre, les villes principales et les grands axes. Les Russes sont partis en misant, eux aussi, sur IV afghanisation» d’une armée communiste. Elle a quand même tenu deux ans après leur départ.

Il n’empêche. Il y a sept ans, les talibans étaient en déroute, battus, poursuivis, décrédibilisés, honnis, menacés de prison ou collés contre un mur. On disait que le mollah Omar, borgne maléfique, avait dû fuir Kandahar sur une simple Mobylette. Aujourd’hui, le bilan ne prête plus à sourire. Constat : «Les talibans ont pris le dessus»… Qui dit cela ? Le général Stanley McChrystal, commandant en chef des forces américaines en Afghanistan. La méthode : les attaques sophistiquées, d’un style inédit, combinent kamikazes, bombes artisanales et guet-apens tendus par des taliJ bans lourdement armés. Et le général ajoute : «L’ennemi est très agressif. Nous devons stopper sa dynamique. Un dur labeur.»

Selon Anthony Cordesman, emment expert du CSIS, Centre d’Etudes stratégiques internationales, les insurgés contrôleraient désormais 160 districts afghans sur 364, contre seulement 30 en 2003. En six mois, les attaques des talibans ont augmenté de 60%. Le mois de juillet a été le plus sanglant de tous avec 44 Américains tués. .. Au total, les forces américaines ont déjà perdu près de 800 hommes. Chaque jour, il meurt un soldat occidental, quatre policiers afghans et au moins huit civils.

Encore plus inquiétant, la résistance semble changer de nature. Les rangs des insurgés, traditionnellement pachtounes du Sud et de l’Est, sont rejoints par des Ouzbeks et même des Tadjiks du Nord. Le visage de l’insurrection ressemble de moins en moins à celui du djihad international d’Al-Qaida pour se rapprocher d’un mouvement nationaliste de résistance à l’étranger, comme les moudjahidin d’antan, profondément divisés mais toujours unis contre l’occupant d’alors, le diable soviétique.

Résumons : les talibans avalent sans cesse de nouveaux territoires – près de la moitié du pays ! -, ils sont plus organisés, plus agressifs et plus meurtriers que jamais. Dans cet Afghanistan «fossoyeur d’empires», à l’image historique de l’Empire britannique et de l’ogre communiste, le géant américain patauge. D’où l’inquiétude du secrétaire à la Défense Robert Gates : «Nos troupes doivent impérativement montrer des progrès au cours de l’année prochaine.» Un sursaut militaire ? Oui. Encore faut-il y croire. Déjà confrontés à six ans de guerre en Irak «les troupes sont fatiguées, le peuple américain aussi».

Dans ces conditions, organiser des élections est un cauchemar. 17 millions d’électeurs, inscrits dans 7 000 bureaux, votent entre montagnes et déserts. Un recensement aléatoire, la fraude et la négligence ont permis de nombreuses inscriptions multiples, même dans la capitale, Kaboul. Pour transporter les millions de bulletins, il a fallu trois gros hélicoptères militaires, 3000 véhicules et… 3 000 ânes sur des sentiers perdus. La population est illettrée à 77%, et 37% des électeurs sont des électrices, cachées derrière des burqas bleues, inviolables, de quoi dissimuler toute personne inscrite par son mari ou ses parents.

L’administration a promis une encre bleue résistante à tous les détergents où le citoyen plonge son doigt, histoire d’éviter la noria des votants. Ce doigt marqué d’un bleu indélébile, les talibans ont promis de le couper. Imaginez un bureau de vote ouvert en rase campagne, une école au carrefour de trois villages, la route nue, déserte et le paysan ou sa femme en burqa plissée qui marche 2 bons kilomètres vers l’urne et revient, son index bien bleu, sous l’oeil des talibans locaux !

Les choses se sont encore aggravées samedi dernier avec une annonce spectaculaire de l’insurrection face à l’entrée du quartier général des forces de l’Otan en Afghanistan. A moins de cinq jours de l’élection, un kamikaze fait exploser son 4×4 bourré de 500 kilos de TNT. L’énorme mur de protection vole en éclats à l’heure où les employés arrivent au travail. Bilan : 7 morts, 91 blessés. Tous civils. En plus du message publicitaire traditionnel – «Nous frappons où et quand nous voulons» -, les talibans ont voulu préciser qu’ils allaient «utiliser de nouvelles tactiques visant les centres de vote».

Hasard malheureux du calendrier, l’élection coïncide avec le début du ramadan, 21 ou 22 août, perçu par tout bon taliban comme la période privilégiée pour mener le djihad, le combat sacré. Il faudra au moins deux semaines pour avoir une idée exacte de la participation et du résultat des urnes. Si leur bureau était ouvert, si la route n’était pas coupée, s’ils ont osé braver l’interdit taliban, les Afghans ont pu choisir entre une quarantaine de candidats dont quatre favoris.

Le seul sondage, fait par un organisme américain, donne l’actuel président Hamid Karzaï en tête avec 45% d’intentions de vote. Derrière lui, le Dr Abdullah Abdullah, 48 ans, à moitié pachtoune mais considéré comme tadjik, ex-ministre des Affaires étrangères, ancien proche de Massoud, est son concurrent le plus sérieux. Ashraf Ghani, 60 ans, brillant intellectuel de nationalité américaine, a beaucoup fait pour la reconstruction du pays mais, avec 3% des intentions, il a raté sa campagne. Reste Ramazan Bashardost, 44 ans, membre de l’ethnie Hazara. Il a vécu vingt ans en France et rejoint le gouvernement comme ministre du Plan avant de claquer la porte. Avec 9% d’intentions de vote, il n’a aucune chance mais il a le mérite de clamer haut et fort ce que la plupart des Afghans grommellent les dents serrées.

Le député n’a pas de voiture, pas de maison, pas de femme, pas d’enfants et reverse l’essentiel de son salaire aux défavorisés. Dans une tente de toile plantée face au Parlement, les pieds dans la boue, Bashardost reçoit tout Kaboul. La corruption endémique, l’énorme gaspillage, le pillage de l’Etat, la gabegie des ONG, l’insécurité galopante, la démission politique du président, les bavures des raids aériens américains, la mainmise des seigneurs de la guerre… tout y passe. A l’écouter, le bilan de Karzaï I se résume à un énorme gâchis, un échec historique.

En 2004, son élection – plus de 54% des voix, 75% de votants – autorise l’espoir. Les Américains sont là, ils annoncent l’équivalent d’un plan Marshall, promettent la paix, la santé, l’éducation et l’électricité pour tous, une économie boostée par la reconstruction du pays. Et une démocratie, une vraie ! De belles promesses évaluées à 30 milliards de dollars. Depuis, il y a bien eu quelques avancées mais le résultat est là : l’électricité arrive péniblement dans la capitale, le pays n’est riche que d’armes et d’opium. Ses routes sont dangereuses, les ONG inconnues pullulent et mènent grand train. La manne internationale n’arrive pas ou disparaît à 80% dans les poches des intermédiaires du pouvoir, l’Afghanistan est le cinquième pays le plus corrompu du monde.

Politiques, militaires, affairistes se gavent. Et les pauvres sont toujours très pauvres. «Les lignes entre le bien et le mal, le problème et la solution se sont brouillées», écrit un journaliste à Kaboul. La rue murmure qu’il y a trois sortes d’Afghans : «les al-qaida», les combattants, les «al- faida», les enrichis, et les «al-gaida», les floués. Sur le seuil de sa tente, le député Bashardost ne cesse de mettre en cause la clique des seigneurs de la guerre, l’immense plaie du pays : «Des chefs de bande qui vendent de l’opium pour payer leurs combattants.»

En 2001, ces warlords se cachaient pour ne pas être jugés comme criminels de guerre. «Dès son arrivée, Karzaï les a intégrés au pouvoir pour mieux contrôler le pays. Aujourd’hui, ils sont ministre de la Culture, président de l’Assemblée nationale ou haut responsable de l’armée !» En position de force au Parlement, les criminels de guerre se sont empressés de décréter une «auto-amnistie» au nom de la «réconciliation nationale». Que dit le président Karzaï ? Rien.

Il fait de la politique. Dans son entourage, un de ses frères, l’un des Afghans les plus riches, possède l’unique fabrique de ciment du pays et détient le monopole de l’importation des voitures japonaises. Son autre frère, opulent notable de Kandahar, soupçonné par les Américains de dealer l’héroïne du sud du pays, passe une partie de son temps à distribuer des valises de billets aux chefs de clan pour assurer sa réélection à la tête de l’Etat. Tout porte à croire que Karzaï II sera le nouveau président, les Américains n’ont pas de meilleur choix. Et Karzaï II appliquera les mêmes recettes politiques.

Peu avant l’élection, il rétablit Dostom l’Ouzbek, le plus brutal des warlords, à la tête de l’état-major de cette armée que les Américains veulent transformer en rempart de la nation. Comme candidat à la vice-présidence, il choisit un autre seigneur de guerre, Mohammad Fahim. Et pour satisfaire les chefs des chiites Hazaras, il laisse passer une loi infâme : toute femme réfractaire à une relation sexuelle avec son mari n’aura «plus le droit à la nourriture». Une façon de légaliser le viol conjugal. Une loi réactionnaire, la stagnation comme politique, la régression pour horizon… on est bien loin du Parlement conçu comme la «tête de pont démocratique» du pays.

Militairement, les Américains ont tenté de nettoyer le Sud en lançant 3 000 hommes dans les montagnes. L’opération Griffe de Panthère s’est refermée sur du vide. La guérilla talibane a refusé le combat, quitté le terrain et les GI ont sauté sur les routes truffées de mines artisanales. Morts pour rien. Envoyer plus de soldats, pour plus de combats et plus de morts… tous les analystes s’accordent à dire que cela ne sert pas à grand-chose. Ils répètent que la solution, politique, doit gagner le soutien du peuple afghan.

Le drame est que l’administration Obama n’arrive pas à inventer une véritable stratégie. «Personne n’a de plan pour ce pays… alors, on continue comme avant…», ironise un expatrié à Kaboul. Les élections n’ont pas pour vocation de bouleverser la politique du pays, seulement de servir de «landmark», de jalon historique. Pour montrer que la marche en avant continue, prouver que la coalition et le pouvoir maîtrisent toujours la situation.

Après la chute des talibans, quand tout était possible, quand le pays était en ruine et la population enthousiaste, si l’Amérique illuminée de Bush avait renoncé à se lancer dans la guerre sainte contre l’Irak pour se consacrer à la construction d’un Afghanistan nouveau, alors, peut-être…
Sept ans plus tard, à quoi sert cette élection ?

Les seigneurs de la guerre

Le plus brutal
Dostom

Dostom.jpg

55 ans, ouzbek, seigneur de Mazar-e-Charif, fortde50000 miliciens recrutés dans sa propre ethnie. Ancien plombier, procommuniste, il débute sa carrière de warlord contre les moudjahidin. Assassinats, viols, torture… Rien ne l’arrête. Il est accusé d’avoir laissé mourir des milliers de talibans enfermés dans des conteneurs au soleil.

Le Lion d’Hérat
Ismaël Khan

ismael_khan.jpg

Tadjik, 62 ans. Combat les Soviétiques puis les talibans, qui l’emprisonnent à Kandahar. Aujourd’hui gouverneur de Herat, qu’il gère comme une propriété privée, il est en perte de vitesse.

L’indestructible
Mohammad Fahim

MohammadFahim.jpg

52 ans. Rejoint Massoud à la chute du régime communiste, puis devient ministre de la Défense. Suspecté de crimes de guerre pendant la guerre civile (1992-1996), il a survécu à plusieurs tentatives d’assassinat.

Le plus fanatique
Gulbuddin Hekmatyar

hekmatyar.jpg

La soixantaine, fondateur du parti Hezb-al-Islamiya, ultraconservateur et adversaire acharné des Russes, de l’Occident et de Karzaï. Pendant la guerre civile, ses roquettes détruisent la moitié de Kaboul. Il a revendiqué la responsabilité des morts français de l’embuscade d’Uzbeen. Mis à prix par les Américains : 25 millions de dollars.

Le chiite
Mohammad Mohaqeq

mohaqeq128.jpg

54 ans, chiite, le plus puissant chef de guerre de la communauté Hazara. Combat les Soviétiques et les talibans. Fonde le Parti de l’Unité islamique du peuple d’Afghanistan. Obtient 11% des voix à la présidentielle de 2004. Impliqué dans le pillage des organisations humanitaires à Mazar-e-Charif

Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur


COPYRIGHT LE NOUVEL OBSERVATEUR - TOUS DROITS RESERVES