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Le scandale des enfants aborigènes

publié le 03/09/2007 | par Florence Décamp

Ne faîtes pas les cow-boys. C’est le conseil du leader aborigène Noel Pearson au gouvernement australien qui a envoyé, hier, une dizaine de policiers fédéraux à Darwin, les premiers à partir pour une opération sans précédent dans l’histoire australienne. Sauver des centaines d’enfants aborigènes battus, violés, prostitués dans les communautés oubliées du Territoire du Nord qui ont sombré dans « des torrents d’alcool » .


Dans un dernier rapport de 320 pages, encore plus accablant que les précédents, la description de ce qu’endurent les enfants est si terrible que la plupart de ceux qui en parlent publiquement y font référence en évitant de s’attarder sur des exemples précis « dont les détails sont à vous rendre malade…» déclarait, la semaine dernière, le premier ministre australien.
Sans attendre, John Howard a décidé de donner l’assaut et annoncé un plan de bataille « radical, détaillé et hautement interventionniste ». Pour avoir les coudées franches, il s’est d’abord emparé des pouvoirs du gouvernement du Territoire du Nord dans le domaine des affaires aborigènes et il prendra bientôt le contrôle d’une soixantaine de communautés pour y faire appliquer une longue liste de mesures : Alcool et matériel pornographique interdits sur les terres aborigènes, vente de l’alcool contrôlée ailleurs, visite médicale obligatoire pour tous les enfants de moins de 16 ans pour déterminer si ils ont subi ou non des violences sexuelles, suspension des prestations sociales si les enfants ne vont pas à l’école, augmentation du nombre des policiers, éventuelle intervention de l’armée…. « Des mesures exceptionnelles pour affronter une situation exceptionnellement tragique » a commenté le premier ministre qui a immédiatement reçu l’accolade du leader de l’opposition, le travailliste Kevin Rudd. Ce dernier s’interroge aujourd’hui sur le nombre de médecins et de policiers qui seront nécessaires pour mener à terme cette opération mais réaffirme son soutien au gouvernement. « Nous ferons ce qu’il faut pour protéger ces enfants. »
Un engagement qu’aucun gouvernement australien -libéral ou travailliste- n’a pu, jusqu’à présent, respecter. Les conditions de vie des Aborigènes restent désastreuses comme le confirme, une fois de plus, ce dernier rapport. Mais c’est la réponse de John Howard –et non pas l’exposé du drame de ces enfants- qui a déclenché, en Australie, un immense tumulte fait de fausses rumeurs et de véritables inquiétudes, d’espoir et d’incrédulité. Le plan d’urgence de Canberra a réveillé des souvenirs assez récents pour que des milliers d’Aborigènes en souffrent encore. Ceux sont les enfants métis qui furent enlevés à leur mères, dépossédés de leurs noms, placés dans des orphelinats à fin d’être « sauvés » et plus facilement « intégrés » dans la société blanche. Hier, dans la communauté de Mutijulu, dans l’ombre d’Uluru, l’immense rocher rouge qui marque le coeur australien, il a fallu rassurer les gens, leur dire que cette génération d’enfants ne serait pas volée comme la précédente. Mais déjà, à travers tout le pays, courait la rumeur, plus tard démentie, que les Aborigènes s’enfuyaient dans le désert pour échapper aux envoyés du gouvernement…. Les infirmières en poste dans ces endroits si reculés qu’il faut parfois plusieurs jours de voiture pour atteindre un village, voudraient croire que le gouvernement va ouvrir des dispensaires, l’équiper en matériel nécessaire et y installer des médecins. Elles qui, en toute illégalité, doivent souvent faire des diagnostics, prendre des décisions dangereuses et pratiquer des actes médicaux compliqués parce qu’elles sont seules et qu’elles se refusent à voir mourir leurs malades…. Il y a ceux qui condamnent la rapidité avec laquelle le premier ministre est passé, sans concertation, à l’action. Et les autres qui fustigent sa lenteur, parce que durant des années, ils n’ont pas été écoutés alors qu’ils décrivaient le drame des Aborigènes. Ils dénoncent le temps perdu et annoncent l’échec des mesures pour lesquelles ils n’ont pas été consultés. « Comment peut-on souhaiter l’échec de ces actions qui vont apporter un peu de soulagement à des enfants vulnérables ! » s’énerve Noel Pearson qui, de tous les leaders aborigènes, est celui qui soutient le plus vigoureusement le plan de John Howard à condition, dit-il, que les policiers et les soldats travaillent « avec humilité et sans arrogance »avec les habitants des communautés du Territoire du Nord.
La situation des Aborigènes du Queensland, de l’Australie de l’Ouest ou du New South Wales est tout aussi dramatique. Mais si John Howard a le pouvoir d’agir dans un territoire, il ne peut pas intervenir dans les états, seulement se contenter de les inciter à suivre son exemple. 40 ans après le référendum qui reconnaissait aux Aborigènes une existence légale et quelques mois avant les prochaines élections fédérales, le premier ministre australien ne s’est pas privé d’une petite leçon d’éducation civique à l’égard de ces états, tous travaillistes, qui ont répondu avec un enthousiasme mitigé aux exhortations de John Howard qui, depuis onze ans qu’il dirige l’Australie, ne s’est jamais autant personnellement impliqué. « Je prends la pleine responsabilité du succès ou de l’échec de ce plan… » Après les discours et les professions de foi, le travail sur le terrain commencera aujourd’hui dans cinq communautés aborigènes avant de s’étendre ensuite à tout le Territoire pour un coût déjà estimé à plusieurs milliards de dollars australiens.
Instaurer et maintenir la sécurité dans des campements où l’anarchie est la règle, regagner la confiance de ceux qui ont été abandonnés trop longtemps et tenter d’apaiser le tourment des enfants torturés est un travail si lourd et si délicat à la fois que personne, aujourd’hui, ne se risque à en fixer les délais.

Tous droits réservés, Florence Décamp, « Libération »

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