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« L’enchantement du monde »

Livres publié le 15/10/2019 | par Olivier Weber

1479. Après la mort de sa femme, le peintre vénitien Gentile Bellini est invité à Istanbul pour réaliser le portrait du sultan Mehmet II, protecteur des croyants, Lumière du monde et vainqueur de l’Empire byzantin. Alors qu’en terre d’islam la représentation de l’homme à son image est interdite et qu’Istanbul est secouée par des réformes religieuses et les luttes de pouvoir, Bellini parviendra-t-il à peindre ce tableau inédit ? Pour que l’œuvre voie le jour, il devra échapper aux pièges et aux complots fomentés par le grand vizir, le chef des janissaires et la secte des Assassins. À la cour fastueuse du Sultan, Gentile découvre la ruse, la peur, l’amitié, et renoue avec l’amour.
L’Enchantement du monde nous invite à découvrir l’incroyable histoire de ce tableau et de ce périple initiatique qui, en suscitant espoirs, querelles et angoisses universelles, changera le visage de l’islam ainsi que les liens entre l’Orient et l’Occident. Un roman d’aventures qui est aussi une parabole sur la tolérance et contre le fanatisme.

LIRE LE PREMIER CHAPITRE


« C’est si court l’amour et si long l’oubli. »
Pablo Neruda

« Celui qui sait profiter du moment, c’est là l’homme avisé. »
Johann Wolfgang von Goethe

« J’aimais les peintures idiotes.»
Arthur Rimbaud

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Chapitre 1

Je n’ai jamais été doué pour les voyages, et encore moins pour l’amour

Venise,
Place Saint-Marc,
Automne 1479

Je n’ai jamais été doué pour les voyages, et encore moins pour l’amour. Entreprendre des périples depuis Venise m’a toujours ennuyé, ne serait-ce que pour me rendre dans l’arrière-pays de Mestre ou naviguer sur la lagune. Les navigations me font peur, elles me donnent la nausée. J’ai toujours préféré les voyages à pied, crayon en main, les pinceaux dans la poche, un chevalet parfois sur le dos lorsque ce n’était pas le palefrenier qui le portait. Ma famille s’est depuis longtemps sédentarisée. Peindre exige souvent l’immobilité, la contemplation. Croquer les horizons nécessite certes de les avoir aperçus ou pensés, mais aussi et surtout de se poser, quitte à s’enfermer avec ses chimères.

Je contourne la place Saint-Marc que je n’aime guère, trop de courtisans et d’espions, trop d’hypocrites et de vendus, et les échoppes dans les ruelles alentour commencent à fermer. L’agitation vénitienne les soirs d’automne se transporte vers le Grand Canal ou le pont du Rialto et c’est là où je vais flâner, oublier, boire aussi, dans quelques estaminets où l’on ne croise que des brigands, des petites frappes, des catins, des maquereaux qui sentent mauvais, des maîtres de galère et des fouetteurs de chiourme. Là, on ne vous reconnaît pas. Point de Gentile Bellini, point de fratrie de peintres, d’artistes de père en fils, point de putains trop payées qui vous menacent du mauvais sort. Le clair-obscur a permis l’apothéose des nouveaux peintres. Il assure aussi leur anonymat dans les pires endroits.

En cette fin d’après-midi, en revanche, le clair-obscur n’est pas au rendez-vous. Le messager venu frapper à la porte de notre atelier se déclarait pressé. La missive ne souffrait pas l’attente. Le doge me demande. Il me convoque, plutôt ! Le doge de Venise a beau être élu, il a beau être soumis au verdict de la populace, il fait la pluie et le beau temps dans notre république sérénissime. Nul n’ose le contredire, sauf lorsque le notable est déjà frappé d’ostracisme, prêt à la déchéance. N’avons-nous pas condamné un jour un vieux doge alors qu’il fomentait un coup d’État ? Ses électeurs n’ont-ils pas ordonné la décapitation, alors que l’accusé avait plus de quatre-vingts ans ? Le doge ne doit jamais oublier, jamais, qu’il est l’otage du peuple et surtout des marchands. Mais celui que nous avons choisi, Mocenigo, capitaine-général des mers, s’avère implacable. Il fut amiral de notre flotte ; il navigue désormais au plus près. Il guerroya contre les Turcs ; il pactise aujourd’hui avec eux. Bon négociateur et redoutable commerçant, il sait traiter les autres négociants et armateurs en fin stratège depuis son élection l’an dernier, en mai 1478.
Pourquoi diable me mande-t-il ?
Quelle manœuvre concocte-t-il encore?

Pourtant je n’ai peur de rien.
Un Bellini n’a peur de rien, ou n’a plus peur.
Nous avons vécu trop de craintes, de combats fraternels.
Nous avons connu la dette, la jalousie, la vengeance.
Jamais nous n’avons cédé.
Mon père, Jacopo, peintre lui aussi, a même subi la misère, la faim.
Toujours il a combattu, toujours il s’est relevé.
— Mon secret ? Tu le sais, fils, c’est la perspective, oui, la perspective !
Il se jouait de mes questions d’enfant et montrait comment il avait appris le sens du relief pour réinventer la peinture mais aussi pour dessiner, pour gérer sa vie, pour imaginer l’horizon.
— Aujourd’hui la faim, demain la corne d’abondance, disait-il dans son atelier. Voilà, Gentile, tu dois voir plus loin et chaque jour remettre sur le tapis ce que tu as entrepris la veille.

Je songe à mon père en marchant dans les ruelles de Venise et en approchant du palais ducal. Lui a toujours refusé le pouvoir…
Quelle force !
Malgré la dette, les pressions, les menaces, il s’est juré de ne jamais céder.
Me voilà contraint, moi, Gentile, fils de Jacopo Bellini, à peindre les différents doges. Je passe pour un peintre au faite de sa gloire alors que j’exècre la notoriété. On me dit l’un des artistes les plus en vogue de la Sérénissime alors que je me considère encore apprenti. Sans doute mon jeune frère Giovanni dénote-t-il un plus grand talent, plus inventif, davantage penché vers la lumière, si représentatif de ce que l’on appelle déjà à Florence, Gênes, Padoue et ailleurs, le style vénitien, en rupture avec le style gothique.
Je me souviens comme si c’était hier de ce tableau qu’il peignit avec frénésie, La Présentation de Jésus au temple. Certains peintres de la Scuola Grande di San Marco moquèrent plusieurs fois Giovanni, l’accusant de copier notre beau-frère Andrea Mantegna, marié à notre sœur Nicolosia. Le bel Andrea avait certes dépeint la scène biblique quelques années plus tôt et il était vrai que Giovanni en avait repris l’idée. Mais les deux œuvres étaient tellement différentes que l’accusation de copie devenait ridicule. Sur la peinture de mon frère, la Vierge Marie présentait l’enfant Jésus emmailloté à Simon dans un décor neutre, presque froid, afin de rehausser la double lumière qui surgissait sur les visages aux deux extrémités du tableau. Giovanni usait à merveille des tons rouges et bleus, il jouait sur l’intensité de la lumière, sur les brillances, la perspective, alors que les personnages apparaissaient dans un espace sans relief, avec la nuit en toile de fond !
La sobriété lui permettait d’agrandir son talent.
Un peintre ne pouvait que se prosterner devant cette extraordinaire œuvre d’art. Je me plaçais devant et je me sentais au cœur du monde, dans le ventre de la création.
Pendant trois jours, je fus incapable de peindre quoi que ce fût. Je dus me contenter de dessiner au crayon.
Giovanni avait un talent fou.
Il était impossible à imiter.

Pour en avoir le cœur net, je lui demandai pourquoi il avait cherché à reproduire le même thème que celui du tableau de Mantegna, alors qu’il aurait pu inventer n’importe quelle scène, biblique ou non, pour exprimer son génie.
— Je voulais défier Andrea sur son propre terrain.
— Eh bien, tu as fichtrement réussi ! Il pourrait t’en vouloir !
— Notre sœur Nicolosia veille à ce que ne naisse aucune jalousie. Andrea n’en a nul besoin, avec toutes les commandes qu’il reçoit.

À vrai dire, il y avait de quoi être meurtri. Andrea Mantegna pouvait légitimement s’estimer incapable de battre Giovanni, bien plus jeune que lui pourtant.
— Et comment se comporte désormais Andrea avec toi ?
Giovanni baissa la tête. Il avait dû subir ses foudres.
— Je lui ai laissé le droit de signer le tableau s’il le voulait, répondit-il.
Il me prit aussitôt par la main pour m’emmener à l’étage de l’atelier, là où s’activaient les préparateurs en peinture. Giovanni portait un soin très particulier à la confection des couleurs, ce qui lui permettait de magnifier la lumière, d’accentuer les clairs-obscurs, de jeter sur la toile ou le bois ce rose pâle et ce bleu clair qu’il aimait tant, surtout pour draper ses personnages bibliques. Il se rendit dans la pièce qui servait d’entrepôt depuis des lustres à la famille Bellini et sortit une ébauche de La Présentation de Jésus au temple.
— Regarde, Gentile, que vois-tu sur le dessin ?
Je tentai de gagner du temps. Que me voulait mon frère ? Une approbation de son talent, s’il lui en manquait ? Une preuve nouvelle de son génie à représenter le monde, ou plutôt à le réinventer ?
J’écris ces lignes en songeant à nos deux vies, lui enfant mal né et moi intronisé par la mère, lui incapable de sortir de Venise ou si peu et moi qui ai voulu à tout prix vaincre mes peurs en voyageant au bout du monde, du moins le monde connu et tant redouté des chrétiens. Je songe à sa souffrance, celle résultant d’un drame qu’il ne comprenait pas encore, et moi non plus, un drame de la filiation, des affres qui sans doute me poussèrent à mon insu à fuir Venise.
— Sur le dessin, je vois plusieurs personnages bibliques, ici Jésus, là Marie, Simon, des riches sans doute, et au fond… Mais quel sublime fond, mon frère, je n’en reviens pas ! Là, Joseph qui surveille la cérémonie des juifs consistant à présenter l’enfant au temple quarante jours après sa naissance.
Giovanni eut un rire léger, sans que je le prisse pour de la moquerie.
— Non, regarde bien, ce sourire, là, sur la gauche, là, sur la femme au bonnet blanc. Et là, ce vieil homme…
— Des proches de Marie, et le vieux, c’est Joseph !
Il prit son temps, respira, s’empara d’une mine de plomb pour mieux détailler les personnages.
— Non, Gentile, ce sont d’abord… tous les membres de la famille !
Il prit un air angélique avant de poursuivre :
— Voici Andrea, notre beau-frère, et là, derrière Marie et Simon, notre père Jacopo.
Le personnage était incroyablement dessiné dans une scène sans décor, hormis une balustrade en marbre vert. Giovanni avait voulu défier Andrea Mantegna sur son propre terrain, certes, mais avait poussé plus loin son désir de représentation. Un peintre est un homme qui veut dessiner le monde, désire le remodeler, le façonner. Il le donne à voir, il l’offre aux autres citoyens de la Terre, sans hiérarchie aucune, avec simplicité, comme s’il était dépositaire d’une volonté de partage, un principe propre à toutes les religions du Livre, ainsi que je l’apprendrai plus tard, au contact des juifs et des mahométans.

Je tentai de faire abstraction des personnages de la Bible et je notai les membres de notre famille. Il n’en manquait qu’un seul, moi-même. Je fus incapable de demander à mon frère pourquoi, tant la question me paraissait portée sur la vanité. Pourtant, avec le temps, je pense que j’aurais dû surmonter ce sentiment stupide que j’ai appris à combattre, réflexe de culpabilité, réceptacle des engeances judéo-chrétiennes, flagellation de supplicié en puissance car l’homme s’estime dépositaire du Christ. La culpabilité nous permet d’offrir notre âme en pâture, de demander pardon pour on ne sait quoi, de prêter le flanc à des fautes ancestrales, surgies de la nuit des temps, et justifie souvent une vanité suprême.
Giovanni s’était lui-même représenté en bel éphèbe rajeuni au côté d’Andrea, comme si le disciple avait surpassé le maître depuis longtemps.
Mais aucune trace de Gentile.
Je ne m’en offusquai pas, ce qui fut, j’en conviens, une erreur fondamentale.
Le frère avait été affecté et la mère qui n’en était pas une, pour Giovanni du moins, avait été sublimée, autant que la Vierge Marie : Anna Rinversi, sur la gauche du tableau, portait un regard attendrissant à la fois sur Marie et l’enfant Jésus, sur lequel elle semblait veiller autant que s’il s’agissait de son propre enfant. Tous les peintres leur vie durant recherchent la grâce. Mon frère était en quête de ses origines. Giovanni s’inventait une maternité à distance et offrait à Anna une rédemption, il lui donnait ce qu’un homme blessé, meurtri jusqu’au plus profond de son âme peut léguer de plus beau à l’humanité : le pardon. Le Christ remplaçait le fils adopté.
Ce tableau incarne la plus grande preuve du génie de mon frère.
Il porte aussi le signe de son fardeau, de ses affres.
Il cache les clés de ses angoisses.
Il recèle les secrets de la famille Bellini, pour le meilleur et pour le pire.

Sur le coup, je pris cependant mon absence du tableau comme une marque de trahison. J’en ressentais une meurtrissure, une peine infinie.
Giovanni avait-il oublié nos joies d’enfants, ma volonté de tout partager avec lui, et même nos premières amours, dont la fille Loredan ?
Où étaient nos bains communs dans la lagune, nos joies à contourner les bancs de sable, notre excitation à nous moquer des gondoliers devant Murano ?
Où étaient nos atermoiements lorsque soudainement s’élevait la brume au-dessus des canaux, comme une parabole biblique ?
Où se cachaient désormais nos rires d’adolescent lorsque l’humidité qui scelle le destin de Venise forçait les vieillards à se courber un peu plus et à maugréer en grimpant les marches des pontins ?
Où se nichaient nos émois devant les tableaux de maîtres à la Scuola di San Marco, que notre père fréquentait souvent, surtout depuis son déménagement durant notre enfance sur le campo Santi Giovanni e Paolo ?
Où s’était envolé notre émerveillement devant la façade recouverte d’or de la Ca’ d’Oro du procurateur Contarini ?

Un terrible secret nous liait, encore inconnu de nous deux, mais que nous pressentions. Souvent les commanditaires d’œuvres et les maîtres de Venise nous ont incités à la concurrence mais nous résistions. Je pouvais rivaliser avec les autres peintres mais pas avec mon frère.
La peinture sert d’abord à réinventer le monde. Elle peut aussi débusquer les secrets.

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