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Enquête : L’enfant et les crocodiles

publié le 18/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Soixante dix pour cent des vacanciers sont des « personnes non accompagnées »; en clair, sept touristes sur dix sont des hommes seuls qui cherchent une femme, un homme ou un enfant. Et une bonne partie d’entre eux prennent aussitôt le bus pour Pattaya.


Il a l’air bien fatigué. Pâle, presque gris sous ses cheveux coupés en brosse, en short, chemisette et tricot de peau, les pieds jetés dans des sandales, les épaules basses et la cinquantaine usée d’un européen chef de chantier qui travaillerait depuis trop longtemps dans un pays trop chaud, trop humide. D’ailleurs, il transpire sur son tabouret, embué devant sa bière. Chez lui, il doit être assez strict, vigilant sur les principes et dur pour les hommes. Ici, c’est un habitué, le premier client. Et il est fatigué. Les yeux mi-clos, la tête rejetée en arrière, il grimace pendant qu’un adolescent lui masse les tempes du bout des ses doigts fins.

A deux cents kilomètres de la fournaise de Bangkok, le « Sirene Bar » donne sur la plage de Pattaya. Dehors, il fait encore clair et les derniers water-skis tournent sur les vagues. A l’intérieur, les gros ventilateurs du bar repoussent la pesanteur du jour. Un gosse de huit à neuf ans, sans doute le fils de la patronne, petite boule de cheveux noirs et tee-shirt blanc impeccable, joue entre les tables. Il y a un grand ring de boxe thaïlandaise, une salle de billard et vingt-trois minibars, tous pourvus d’une rangée de bouteilles, de deux employés et de douze tabourets.

On attend la nuit et les clients. De temps en temps, un occidental entre, serviette de bains sur l’épaule ou journal sous le bras, regarde la salle, sa montre, et repart. Trop tôt. L’homme aux cheveux en brosse ne regarde rien, lui. Quand les premiers néons s’allument, il se lève, s’arrache à la caresse de l’adolescent et marche d’un pas tranquille vers la sortie. Dehors, il ne se retourne pas. Dans la salle, le « fils de la patronne » s’est arrété de jouer. L’homme tourne à droite sur Beach Road, passe devant le kiosque de la police et marche vers la terrasse de l’hôtel « Bamboo ».

A trois mètres derrière lui, la boule de cheveux noirs du gamin est là, sur ses talons. A la droite de la terrasse, il y a un escalier discret et un panneau, « Bamboo Appartements ». L’homme grimpe d’un pas lent; l’enfant suit en sautillant. On s’asseoit au restaurant d’en face, la nourriture a un mauvais gout, le bruit des motos couvre le son de la vidéo qui donne « Indiana Jones » et, au premier étage de l’hôtel, l’ombre d’une danseuse thaie sur trampolino rebondit comme un yoyo cassé. Trente-cinq minutes plus tard, la boule noire du gamin redescend l’escalier, s’arrête un instant devant la vidéo, se frotte les yeux et repart vers le « Sirene Bar ».

L’homme aux cheveux en brosse doit dormir..Non, le voilà, en sueur, chemise ouverte sur le ventre et l’air plus fatigué que jamais. Il marche une vingtaine de mètres vers le « Friendship Supermarket », achète une bouteille de coca, s’arrête devant la « Thaï Farmers Bank », pose son doigt sur le cours du dollar à « 24.38 », revient vers l’hôtel et disparait dans l’escalier. Personne n’a fait attention à la scène. Elle est banale. Au bar du « Sirene », l’enfant prostitué a repris sa place entre les tables des clients. Il est 19H35, la nuit commence à peine à Pattaya.

On ne vient pas jusqu’ici pour s’entasser sur ce bout de plage sans grâce; Pattaya est avant tout un immense bordel à ciel ouvert. Les cabanes de bois d’autrefois ont laissé la place à une grande ville montée sur talons aiguilles, capable d’acceuillir en mars 91 l’armada américaine de retour de la guerre du golfe, huit mille marins sevrés par plusieurs mois de mer ou de désert d’Arabie Saoudite, amenés enfin à terre par gros bateaux, ferries touristiques ou pirogues à moteur, marine’s débarqués par vagues sur la plage thaïlandaise. Ici, on sait recevoir: plus de cinq millions de touristes par an.

Il y a ceux qui viennent contempler la chute lente du soleil sur les vieilles pierres d’Ayuthaya ou se gorger de lumière dans le bonheur d’une plage de Phuket. Et les autres. Soixante dix pour cent des vacanciers sont des « personnes non accompagnées »; en clair, sept touristes sur dix sont des hommes seuls qui cherchent une femme, un homme ou un enfant. Et une bonne partie d’entre eux prennent aussitôt le bus pour Pattaya.

Tout est d’une facilité dérisoire: il suffit de s’asseoir à une table, de regarder la rue, les bars, de suivre attentif le mouvement des hommes. Avec la nuit qui avance, le « Sirene » est devenu très fréquenté. A l’entrée, côté rue, il y a la clientèle classique, des mâles de tous age, coup de soleil sur le visage, chemise éclatante façon « Hawaï », lueur de fierté dans les yeux et prostituée thaïlandaise au bras. Au fond de la salle, près de la salle de billard et des enfants, on est à peine plus discret. Il y a « l’élégant », l’homme mince, très grand, veston et lunettes cerclées, une gueule de diplomate; ou le baba cool attardé, la cinquantaine, barbu, cheveux longs, pantalons bouffants; et le « séducteur », crinière argentée, bagues, croix et chaine en or; ou l’horrible, cou de taureau, difforme, regard sans vie, le bras enroulé autour des épaules d’un môme. Ils sont allemands, beaucoup d’allemands, américains ou français, ont entre quarante et soixante cinq ans, des ingénieurs, banquiers, infirmiers ou professeurs qui s’installent ici une fois par an ou font la navette entre l’Europe et Pattaya.

« Celui-ci vient chaque soir, depuis deux mois, » explique Lopf, le serveur en désignant un un vieillard barbu à l’allure respectable, une petite fille sur les genoux. A côté, un garçon de treize ans entame son quatrième whisky et un adolescent éponge le crane chauve de son client. « Vous savez comment les petits surnomment leurs clients? ..Les crocodiles. Bizarre, non? » Maintenant, le bar est plein à craquer, l’atmosphère se détend, les gamins boivent, fument, se trémoussent. On s’embrasse. Sur le ring de boxe, les combats ont commencé. Partout ailleurs, on régalerait le touriste d’un simulacre de boxe, un show pour animer la soirée. Ici, au contraire, les boxeurs s’affrontent tous les soirs, sans protection et sans protège-dents, avec une rage folle, comme si leur vie en dépendait.

Du coup, il y a trois ou quatre K-O par soir et les crocodiles du fond de la salle peuvent regarder les coups, les hématomes et les blessures en continuant à pincer les fesses des gamins. Parfois, un policier en uniforme fait une première apparition, histoire d’annoncer sa ronde imminente et les serveurs s’empressent d’enlever les bouteilles d’alcool du bar…on est très strict ici sur l’alcool et la licence. Les touristes pédophiles eux ne risquent rien. Il y a trop de fric en jeu, trop de protections: Pattaya est un bastion. Alors, une mobylette peut bien s’arreter devant le « Sirene », un géant à la casquette jaune pénétrer dans le bar comme s’il allait faire ses courses, en ressortir avec un gamin de quatorze ans, sourcils épilés et manières de travesti, et l’emporter pour la nuit vers un hotel ou un bungalow.

Chez lui, cela lui couterait quelques années de cellule; ici, il s’en sort avec trois à quatre cent baths, moins de quatre vingt francs. C’est moins cher. Les hommes blonds peuvent continuer à venir avaler des Schnitzels, roter de la bière et sodomiser des enfants; le « fils de la patronne » avec son tee-shirt blanc impeccable et sa boule de cheveux noirs aura de toute façon les gestes de folle de l’adolescent aux sourcils épilés, professionel d’expérience, brisé à quatorze ans. Qu’importe! On ne touche pas à Pattaya.
Voilà pourquoi Marie-France Botte ne supporte plus cette plage.

La dernière fois, elle a suivi un vieux monsieur jusqu’à la réception de l’hôtel, s’est jeté sur lui en criant: »qu’est ce que vous voulez à cet enfant? C’est le mien! » Son intervention a fait scandale, le vieillard effrayé est parti en courant et le gamin a regagné son bar. Ce n’était qu’un rond dans l’eau. Marie-france est rentrée à Bangkok, des larmes pleins les yeux. Elle a trente ans, des yeux bleus très clairs, des cheveux blonds rebelles, une capacité de révolte intacte et une obsession: sortir les enfants des bordels.

Aujourd’hui, elle est coordinatrice pour MSF d’un programme d’aide aux enfants prostitués. Son histoire commence en Belgique dans une « famille bien bourgeoise de six enfants ». Etudes en sciences sociales à l’université de Bruxelles, une expérience de trois ans en hôpital dans le département des enfants maltraités, les première nausées, le premier coup de coeur et un article sur le sujet… »Terre des hommes » lui demande un rapport sur la condition des enfants dans les camps de réfugiés en Thaïlande. Elle part. Sur place, elle s’aperçoit que des gamins disparaissent.

Achetés ou enlevés par les militaires thaïs chargés de protéger les camps, ils sont revendus ensuite dans les bordels de Bangkok. Marie-france cherche de l’aide, rencontre les responsables du « Comité pour les droits de l’enfant », une poignée d’anciens professeurs de faculté, des militants écoeurés par la répression des émeutes de 1976 et qui se consacrent désormais à l’action sociale et l’aide à l’enfant. Eux se battent, créent un village école et arrivent à sauver une dizaine d’enfants par mois. Pour aller plus loin, il faut l’aide d’une ONG, un budget, une enquète, un rapport; il faut estimer l’ampleur du problème, plonger dans les bordels, jouer le rôle du client: « Je ne referais jamais ça. On touche le fond,  » dit Marie-France, « ensuite, on vit avec cette mémoire sale, cette chose en soi. »

Pour infiltrer le milieu de la prostitution, elle cherche un partenaire européen. Mais il y a la maffia chinoise, dangereuse, beaucoup de risques et la peur: tous se défilent. Un seul homme accepte: Yooï, il est thaïlandais. Nous sommes en février 1990: la première nuit, Marie-France et Yooï choisissent un hôtel au hasard, appellent le garçon d’étage et demandent un enfant. L’homme ne cille pas, s’éclipse un moment et revient avec un gamin qui file aussitôt dans la salle de bains. En un mois, ils vont visiter un hôtel par nuit, obtenir quatre vingt enfants, garçon ou fille. « J’avais toujours l’espoir qu’on me dise non. Que le tenancier de l’hôtel allait ouvrir de grands yeux, se mettre en colère, me traiter de malade…Rien. » Un, deux, trois enfants dans la même chambre. Pas une seul question, pas un refus, jamais: « imaginez ce que c’est d’être avec un gosse de dix ans qui sort de la salle de bains, la serviette à la main, nu. »

D’abord, lui expliquer qu’il ne se passera rien, le rassurer et l’interroger rapidement. Quarante pour cent des enfants ont une dizaine d’années, les autres ont entre douze et seize ans. Les fillettes viennent des villages du nord de la thaïlande; certaines ont été prises sur la frontière, en Birmanie ou en Chine; les garçons viennent plutot des bidonvilles de Bangkok; « les plus petits avaient perdu la mémoire de leur famille, ils disaient qu’ils avaient toujours vécu là, dans l’hôtel. » Ensuite, les examiner: la majorité porte la marque de coups de baton ou de ceinture, de brulures de cigarettes, de lacérations, d’hématomes, de fractures.

Pour les punir d’avoir voulu s’enfuir ou d’avoir mal travaillé, parce que le client s’est plaint ou parce qu’il est parfois brutal. Enfin, s’occuper de l’enfant, lui donner les jouets apportés en cachette, l’installer au pied du lit, le regarder s’amuser comme un môme de son age avant de s’endormir. Et surtout ne pas oublier de payer pour la nuit complète: « sinon, on était réveillé à trois heures du matin par des coups contre la porte. Le garçon d’étage voulait récupérer l’enfant, d’autres clients attendaient. » Yooï et Marie-France ne dorment plus, ils écument les quartiers les plus noirs de Bangkok. A Patpong, le Pigalle de la capitale, la prostitution se veut proprette avec des danseuses, du disco, des magasins dans la rue et des familles sages, chapeau de bambou sur la tête, en promenade à deux pas des live-show.

A cent cinquante mètres de là, l’hôtel « Suriwong » cache le sordide de son garage bourré de gosses, son parking discret et ses rideaux de plastique qui protègent l’arrivée du client anonyme. La petite fille que l’on pousse dans la chambre de Marie-France ne parle pas, ne bouge pas, ne réagit plus. Elle a la peau foncée et le faciès des Akkhas, une tribu du nord; elle est maigre, le dos lacéré, des brulures de cigarettes sur le corps, incapable de jouer à un jeu pour enfants de six ans, occupé à se taire, à regarder un point dans le vide, muré dans son silence. Marie-France a compris: Tohn, petite fille briseé, est en train de devenir psychotique.

Cette fois, le couple déroge à la règle, revient le lendemain, et le surlendemain. La laisser ici est un crime; la voler, un suicide. On ne plaisante pas avec la maffia. Finalement, le couple propose …de l’acheter. Le garçon d’étage en parle au patron et revient avec un prix: huit cent dollars, cinq mille francs. A la sortie de l’hôtel, Marie-France est saisi par le doute, elle revient au Suriwong, explique qu’elle ne ramènera pas l’enfant… »le patron me regardait un peu étonné de mon insistance. Pour lui, tout était évident. » Elle se retrouve dehors, abasourdie, Tohn collée contre elle: » je venais d’acheter une enfant…Que faire d’elle? » La ramener après enquète dans son village. Face à sa mère et pour la première fois depuis longtemps, Tohn manifeste une émotion, reconnait un visage et sanglote.

A ce rythme, on est vite à bout. Yooï le courageux ne se remettra jamais de cette plongée en enfer, il change d’activité, quitte Bangkok, disparait. Marie-France s’effondre… » vivre la nuit dans les bordels, écrire le rapport la journée, l’envoyer en cachette, revenir le soir demander un môme au garçon d’étage. Et le lendemain matin, au petit déjeuner, le spectacle de ces touristes européens, l’air un peu fatigué et très satisfait… » Elle craque, fait des cauchemars et boit quelques verres pour trouver le sommeil: « ca n’allait pas du tout ».
Marie-France est allée trop loin. La longue enquète, les trois nuits à l’hôtel Suriwong, l’enfant achetée…La maffia est alertée. Un soir de mars, en sortant de chez elle, elle est empoignée par deux hommes, projetée contre une grille et assommée. Coups de poings, coup de pieds, les deux agresseurs sont des pros. Quand elle se réveille, elle a le visage déformé, en sang, trois brulures de cigarettes sur le front et quatre autres autour du sein gauche. Quand le gardien de l’hôtel Hilton tout proche arrive à son secours, il entend les deux voyous annoncer calmement: »ceci est un avertissement. » Marie-France est une tête de pioche, elle s’obstine. Quelques mois plus tard, elle passera une nuit de terreur en entendant du bruit et des pas autour de chez elle; au petit matin, elle découvre son chat égorgé et tous les murs de sa maison repeints, couverts d’images de coeurs poignardés, de révolvers, d’inscriptions: » A mort! » Souvent la nuit, le téléphone sonne plusieurs fois; au bout du fil, une voix qui débite des obscénités ou une simple respiration, rauque. Désormais, elle dort la lumière allumée.

Aujourd’hui, quand l’angoisse la saisit, elle file vers la première piscine nager trois ou quatre heures d’affilée.
Le rapport n’a pas été inutile. De retour à Bruxelles, elle court les ONG, dépose des dossiers, attends trop longtemps, accepte une mission au Kenya, une autre au Liban, mais ne parvient pas à oublier Bangkok. Longues démarches. Dès l’automne 89, elle a rencontré Albina du Rouvray, fondatrice de l’association François Xavier Bagnoud qui n’a cessé depuis de soutenir le projet. Reste à obtenir les 50% manquants par MSF et la CEE. Quand Marie-france revient à Bangkok, elle retrouve ses amis thaïlandais du « Comité pour les Droits de l’Enfant ».

Ils ont désormais un budget, un projet, des moyens: la lutte peut réellement commencer.Ils sont vingt sept, dans leur bureau de la banlieue de bangkok, tous accrochés à leur téléphone, à mi-chemin entre le détective privé et l’assistant social. Contacts avec la police, soutien juridique aux familles, lecture des journaux à la recherche de la moindre info sur les enfants disparus et surtout, réception des coups de téléphone. Au bout du fil, l’interlocuteur parfois anonyme donne le nom d’un bordel et celui d’un enfant disparu: le début d’une piste. « Ensuite, c’est à nous de jouer les clients » dit un ancien instituteur.

Désormais, il passe ses journées et la plupart de ses nuits dans les bordels du pays. Il entre, s’installe, prends un verre et demande à voir les filles les plus jeunes. Souvent, elles sont là, assises sur une banquette, douze heures d’affilée, derrière la grosse vitre d’un « aquarium », avec un badge et un numéro. Interdiction de sortir du bordel, huit à dix clients par jour, jusqu’à quinze heures de travail de nuit, sept baths pour elle par client – moins de deux francs -avec en prime des rapports sans préservatifs, les coups, la syphillis et le Sida.

L’enquêteur commence par repérer un enfant, le retrouve dans une chambre, vérifie son nom avant de porter plainte. Il faut se méfier de la police locale, des flics corrompus, ceux qui alertent immédiatement le tenancier du bordel, ou lui rendent aussitôt l’enfant qu’on leur confie. L’instituteur se rappelle de ces enfants « échappés » d’un comissariat d’une grande ville. Chaque bordel payait vingt mille baths aux policiers, la rue principale comptait quarante établissements. Soit vingt mille baths multiplié par quarante et divisé par le nombre de policiers véreux. C’est à dire tous les hommes du commissariat.

Autant prendre ses précautions. Avant chaque intervention, les enquéteurs alertent des journalistes et le responsable de la « crime suppression division » de la police centrale à Bangkok. Puis le « client » paye la passe avec des billets marqués d’un signe particulier. Quand les flics arrivent, ils retrouvent les billets, la preuve, arrètent les tenanciers et libèrent les filles. Un schéma idéal; sauf que la police parfois n’arrive pas assez vite, qu’il faut fuir en emmenant un enfant avec les tenanciers aux trousses et que plusieurs hommes de l’agence ont déjà été retrouvés K-O et en sang près des lieux de leur enquète. Un jour, dans un bordel de montagne, au nord du pays, un patron a laché son ours sur celui qu’il trouvait trop curieux.

L’homme est toujours vivant mais il garde une cuisse déchirée et évite désormais les bordels de montagne. Avec la maffia, la moindre erreur se paye très cher. Il y a un an, un raid de la police libère soixante cinq filles d’un coup dans un bordel de province. La tenancière est arretée, le bordel est fermé, l’équipe exhulte. Il ne manque qu’un homme, le tenancier et une adolescente, sa maitresse obligée. Vingt quatre heures plus tard, la police recontacte l’agence. On a retrouvé l’homme à côté de la fille. Pour se venger, il l’a découpé à coups de hache. Les thaïlandais de l’agence n’oublieront jamais son regard sans expression près du corps mutilé d’une gamine de quatorze ans.

Quand Bangkok les prend à la gorge, quand la « cité des anges » leur donne trop envie de hurler, Marie-France et ses amis de l’agence partent vers le Nord, au dessus de Chiang Raï, à un peu plus d’une heure d’avion, deux heures de bonne route et trois autres de piste défoncée, là où les touristes ne vont pas dans un village de bois et de bambous, avec des cochons noirs, des chiens et nuée de gosses, une terre ocre, l’ombre des montagnes, la mousse crue de la foret et des brumes de chaleur qui étouffent le faite des arbres. Ici, à deux doigts de toutes les frontières, on respire l’odeur acre des cigares verts de Birmanie et le parfum douceatre des cigarettes chinoises.

Quelques années plus tot, la montagne exhalait aussi les senteurs moins innocentes de l’opium. C’est fini. Au moins en apparence. La culture du thé vert a remplacé celle du pavot et Khun Sa, le « roi de la drogue » est parti se mettre à l’abri de l’autre côté de la frontière. Pendant dix ans, il avait installé son quartier général à quelques kilomètres d’ici et toue la région se souvient des longues caravanes de mulet chargées d’héroïne rose, de l’armée de fidèles soldats kalachnikovs au poing, des traitres ou des voleurs que Khun Sa faisait mettre à mort à coups de bambous, de l’époque où l’aviation de Bangkok bombardait les collines environnantes.

Quand la montagne a retrouvé enfin son calme, Yake, le chef du village, s’est empressé de décrocher la photo de circonstance où il posait avec le roi de la came. Il a trente neuf ans, l’oeil vif, le front tétu avec de petites rides de malice au coin des paupières et croyait vivre enfin en paix entouré de ses quatre femmes. Aujourd’hui, sa tête est demandée par la maffia des bordels: mise à prix, vingt mille baths. Ici, c’est énorme. Les ennuis ont commencé voilà six ans quand sa nièce a disparu. Yake a quitté son village pour retrouver le père de la fillette et découvert qu’il avait signé un contrat avec une agence de travail pour un restaurant de Phuket à l’autre bout du pays.

Yake connait bien ce genre de « contrat »: la promesse d’un salaire régulier, une avance immédiate de quelques milliers de baths, la signature au bas d’un texte incompréhensible et l’émissaire des proxénètes qui disparait avec l’enfant dans sa voiture. Dans un bordel du sud, une vierge se paye au moins cinq cent dollars. Yake a fait le voyage jusqu’à Phuket, deux jours de bus pour retrouver le restaurant « Suzy Wong », un petit bordel minable près de la gare routière. La gamine a pleuré en le voyant. Elle lui a raconté les premiers clients européens, malais et thaïs, les cris, son refus, les coups de canne sur le dos, les hématômes, le viol.

Le chef de village a alerté la police, menacé, remué ciel et terre, et il est revenu chez lui avec sa nièce sous le bras. Depuis, Yake fait la chasse aux « agents du travail » et recense tous les cas de disparition d’enfants dans les douze villages de sa région. En six ans, trois cent gamins ont disparus, achetés ou enlevés; il en a récupéré près de deux cents. Il a fait arreté quelques agents du travail et des hommes menaçants sont montés juqu’ici lui dire: » C’est pas tes affaires, tu ferais mieux de t’occuper d’autre chose. Tu n’as donc pas peur de la mort? »

Du coup, Yake a déterré son vieux fusil et garde tous ses déplacements secrets. Chez lui, il y a le plan des villages de la région, le nombre des disparus, les dates, les noms, des bandes dessinées qui racontent l’histoire vraie des « restaurants » de Bangkok. D’abord informer les paysans de la région, organiser des réunions dans les écoles de Chiang Maï où des jeunes filles rescapées viennent raconter leur histoire; ensuite alerter, dès l’apparition d’un agent du travail ou une disparition, par un système de radios qui couvre la montagne; enfin récupérer les enfants, retrouver les parents ou envoyer les filles brisées vers Chiang Maï dans un centre d’apprentissage de couture, d’artisanat, pour leur apprendre un métier, pour leur réapprendre à vivre, pour les soigner.

Lao ne reviendra jamais dans son village de montagne. Elle a treize ans, un an et demi de bordel derrière elle, un corps trop maigre, des cicatrices sur tout le corps et surtout une dermatose généralisée qui couvre la peau de taches rondes, circulaires et de petits abcès: le Sida. Sur les mille enfants que l’association a réussi à extraire des bordels, quatre vingt quatre pour cent sont atteint de gonorhée et de syphillis, vingt pour cent sont séropositifs ou sidéens, tous sont psychologiquement très abimés. Dans le foyer François Xavier Bagnoud de Bangkok, Lao a l’air d’un petit écureuil inquiet qui s’efforce de recopier des lettres sur un grand cahier. Elle ne sait ni lire, ni écrire et croit qu’elle a encore le temps d’apprendre.

Aujourd’hui, elle va bien, sourit, s’affaire, ouvre des livres d’images mais Marie-France sait que dans quelques jours au plus, une nouvelle vague de fièvre et la broncopathie la laisseront clouée sur son hamac, les yeux dans le vague, avec des poumons en feu, un souffle rauque de vieillard.

Lao avait une seule amie et elle s’appelait Patchara. Quand elle est arrivée ici, elle avait quatorze ans et avait vécu deux ans cloitrée dans des bordels à dix clients par jour. Patchara ne parlait pas, elle vomissait: »son corps parlait pour elle » dit Marie-France. Le bilan médical était terrible: lacérations, cinq brulures à l’épaule gauche, fracture bras gauche, syphillis résistante stade 2, pneumopathie, Sida. Lao et Patchara sont devenues inséparables. Quand l’une allait mal, l’autre ne parlait plus et passait de longues heures, seule, sur la balançoire du foyer.

Quand les deux jeunes filles allaient bien, elles faisaient des projets: un atelier de couture à Chiang Maï, le retour au village, l’oubli…En février dernier, Patchara s’est retrouvé trois ou quatre fois à l’hôpital: » la fièvre et des accès de transpiration incroyables, comme si elle sortait de la douche ». L’hôpital l’a renvoyée au foyer; il n’y avait plus rien à faire. Cinquante six pour cent des prostituées sont séropositives, la plupart ne connaissent pas le préservatif et parfois les clients paient plus cher le droit de ne pas utiliser de protections.

Un ministre du gouvernement thaïlandais a fait un constat simple: » il y a quatre cent mille séropositifs dans notre pays, en clair, cela veut dire des millions de morts en l’an 2000. Les morts n’achètent rien. Nous allons perdre 10 à 20% de notre produit intérieur brut.  » Ici, le Sida va vite, il tue les enfants des bordels en deux ans: « on ne résiste pas aux contaminations répétées, à l’accumulation des MST, des infections mal soignées, des coups, dit Marie-france. Et puis, quand un gosse est enfermé des années dans un bordel, le monde est un enfer, il ne l’intéresse plus. Inconsciement, il ne veut qu’une chose: mourir. »

Parfois, Marie-france a des crises de cafard; elle fait le compte des mille enfants secourus, et celui des bordels de Thailande, huit cent mille prostitués et entre cent cinquante et deux cent cinquante mille enfants de moins de seize ans. Elle aimerait bien que le vieux continent se réveille, que le parlement européen prenne position et que les agences de voyage cessent de jouer sur l’image du sexe et de l’Asie.

Elle enrage en entendant le discours des crocodiles sur la « tradition culturelle » de la prostitution dans ce pays, les arguments « sur le droit des enfants à une sexualité » et les histoires de vieux chinois amoureux millénaires des petits enfants. Elle sait elle, qu’au delà du mythe, la réalité est plus crue: un enfant prostitué est un enfant maltraité, violé et désormais, avec le Sida, un enfant assassiné.

Patchara est revenue de l’hopital au début du mois de mars, elle est morte le mercredi 11 mars. Et Lao n’a plus quitté sa balançoire.

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