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L’Erythrée, « dictature la plus sanglante d’Afrique »

publié le 28/01/2012 par Jean-Paul Mari

Dans un livre choc, le chercheur Léonard Vincent (*) donne la parole à un peuple pris en otage par l’un des pires dictateurs du monde. Interview.

Pourquoi peut-on parler d’une « dictature inconnue » ?
– Un homme, à la tête de son clan, a réduit sa population en esclavage. Ce pays de 5 millions d’habitants est devenu un immense camp de travail forcé. Un bagne. Le quotidien de l’Érythrée est fait de rafles, de torture, d’effroi, de milliers de situations terrorisantes : si un Érythréen est confronté à un chef de service, s’il n’a pas tous ses papiers en règle, si un membre de sa famille a pensé à fuir ou si un cousin a été vu aux États-Unis dans une manifestation… le système répressif et oppressif, très élaboré, lui rend la vie infernale. Dictature « inconnue » ? Oui, parce qu’il n’y a pas d’enjeux autour de ce pays, pas de pétrole, pas de têtes nucléaires.

A sa tête, un homme, Issayas Afeworki.
– Une personnalité très particulière. Son régime n’a pas l’extravagance de celui du Coréen Kim Jong-un, ni la corruption légendaire de celui d’Amin Dada en Ouganda, c’est un gangster contrôlant un système mafieux. Il assume ouvertement sa brutalité face aux instances internationales, se pose comme invincible, obsédé par la survie, considère que l’Érythrée est sa propriété, sa vie, sa chose. Sa guérilla contre l’Éthiopie a duré trente ans, de 1961 à 1991. Imaginez un parti qui prendrait le pouvoir après trente ans de Vercors sous occupation allemande. Il a organisé un pays parallèle, créant des poches de résistance, des écoles, des hôpitaux, des exploitations agricoles et une économie fermée. Il a résisté et vaincu l’Éthiopie de Hailé Sélassié, appuyée par les États-Unis, et celle de Mengistu, soutenue et armée par les Soviétiques et les Cubains. Issayas Afeworki est un leader des hauts plateaux, issu d’une classe populaire, qui a conçu et réalisé un projet national qualifié d’impossible. Formé en Chine où il a tout appris pendant la Révolution culturelle, c’est un combattant en sandales, un héros mythique venu tout droit des années 1960-70, un leader, un chef militaire, un survivant en guerre.

En un demi-siècle, rien n’a changé ?
– Non. Il est resté fidèle à trois dogmes : 1. Pour lui, rien n’est impossible ; 2. Son projet passe avant toute chose ; 3. Il peut tenir tête au monde entier !

Quand le chef de la guérilla s’est-il transformé en dictateur sanglant ?
– Très vite. Dès la chute de Mengistu et l’accession à l’indépendance. En 1993, quand ses soldats manifestent pour leurs droits, la répression est impitoyable. En 1998, la « guerre des frontières » éclate avec l’Éthiopie. C’est une épouvantable boucherie. Pour rien : entre 70.000 et 90.000 morts des deux côtés, et une défaite militaire et politique pour l’Érythrée. Les anciens frères d’armes du président Afeworki renâclent, veulent réformer le système de l’intérieur, créent un groupe de quinze opposants historiques, le G15… Il les casse. Commencent alors les arrestations, les disparitions forcées, les assassinats d’opposants à l’étranger. Le 18 septembre 2001, profitant de la formidable diversion de l’attentat contre le World Trade Center, Afeworki lance une immense rafle : membres du G15, opposants, journalistes, artistes, intellectuels, tous sont jetés en prison.

Aujourd’hui ?
– Le service militaire est obligatoire pour tous les jeunes, garçons et filles : enrôlés à l’âge de 17 ans jusqu’à… la quarantaine ! D’abord, dix-huit mois de camp disciplinaire, avec viols des jeunes femmes, brutalités des supérieurs, cachot et torture comme sanctions. Ensuite, on est affecté à un grand chantier du président, à une ferme, à une fabrique. Un contact avec « l’étranger », avec un passeur, un mot malheureux dans un café et c’est la prison. Il existe 314 camps de détention dans le pays. Des centres de tri à la sortie des villes, des containers métalliques de cargos en plein désert, des camps de haute sécurité pour les politiques, comme celui d’Eiraeiro, à 50 kilomètres d’Asmara. Cellules, isolement, pas de visites, interrogatoires et torture à mort. On pratique la technique de l’hélicoptère : le prisonnier, suspendu pieds et mains au plafond, tourne, les autres frappent : « Avoue ! »

D’où la fuite effrénée vers l’étranger…
– Sur 5 millions d’Érythréens, 1 million se sont évadés depuis 2004. L’ONU a recensé 3.000 passages par mois vers le Soudan et l’Éthiopie… pour ceux qui réussissent à déjouer les patrouilles.

Les autres ?
– Jetés en prison. Ou condamnés à vivre dans un pays sans système judiciaire, dans une capitale en panne d’électricité, avec le peu d’argent envoyé par les Érythréens de la diaspora, eux-mêmes frappés d’une taxe « révolutionnaire » qui ponctionne d’office 2% de leurs revenus à l’étranger.

Et le silence international…
– Il permet à Afeworki de fournir armes et entraînement aux shebabs islamistes de Somalie et de déstabiliser la Corne de l’Afrique. La Chine est très présente en Érythrée, le Qatar fournit de l’argent frais, la Mafia italienne exploite des hôtels sur la mer Rouge et l’Union européenne… a fourni en 2007 une enveloppe de 122 millions d’euros pour cinq ans. Issayas est devenu alcoolique, diabétique mais il fait toujours peur. Sa dictature est la plus sanglante du continent africain, un foyer de déstabilisation potentiel et un camp de concentration que les jeunes fuient en allant mourir dans des barques de clandestins aux portes de l’Europe.  »


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