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Les années algériennes.

publié le 01/04/2007 | par Jean-Paul Mari

« ANNÉES D’ESPOIR » 1962-1975

« ANNÉES DE CENDRE »1975-199


L’espoir et la cendre. Tout est dit en deux titres. Il aura fallu trente trois ans pour passer de l’un à l’autre. « Années d’espoir »; 1975-1995: « Années de cendre ». L’histoire d’Algérie a porté l’un, et gardé le goût de l’autre. Il fallait bien deux émissions pour retracer ce long chemin, comme l’histoire d’un énorme gâchis. Paradoxe ou vérité de l’image, le premier volet raconte l’espoir avec la couleur de la pellicule des films de l’époque: en noir et blanc. Cela donne à la caméra la gravité d’un « cinq colonnes à la une » et la sobriété d’une pointe de crayon à mine. Noir comme le bilan de la guerre qui vient de se terminer, la couleur du deuil, du sang séché, l’exode de neuf cent mille personnes « rapatriées » vers un pays qui leur est étranger. Noir comme le regard fixe, insupportable, d’un des deux cent mille harkis trompés, abandonnés sur le quai d’un port et qui sait que la révolution va l’égorger. Noir comme la terre que les fellahs quittent pour gonfler les bidonvilles, la misère de quarante pour cent de la population, la masse des analphabètes…Le passif est écrasant.
Mais en blanc, il y a les murs d’Alger, ceux où on a peint « Votez tous, hommes et femmes! » Ou l’uniforme de ce marin algérien qui…twiste pour célébrer l’indépendance. Et ces femmes en tailleur, le front et le verbe haut, qui cotoient des paysannes dans les réunions et parlent de « chercher une synthèse entre deux cultures, deux personnalités, deux mondes ». Blanche aussi la craie du jeune maître d’école qui alphabétise les anciens maquisards. Vierge, le tableau sur lequel on écrit des mots nouveaux: »Révolution-Socialisme- Solidarité.. » Une nation est née. Et tout est possible. Regardez ces images, rares, où l’on voit marcher ensemble, entre deux rangées de soldats du maquis, une poignée de jeunes chefs de guerre victorieux: Ben Bella, Boumédienne, Khider, Aït-Ahmed, Boudiaf…Déjà, pourtant, ils se déchirent à belles dents. L’été de l’indépendance frôle la guerre civile. On se tue à Constantine et à Alger. L’armée des frontières prend le pas sur les maquis de l’intérieur, le pouvoir devient autoritaire, sa légitimité est contestée, la Kabylie s’insurge…Encore quelques mois, quelques années et il ne restera pas grand chose de la photo de famille. Ben Bella fait arrêter Aït-Ahmed et Boudiaf et les condamne à mort. L’un s’évade, l’autre prend le chemin de l’exil. Le coup d’état de Boumediene détrône Ben Bella et l’envoie pour quinze ans en résidence surveillée. Khider sera retrouvé assassiné à Madrid et Krim Belkacem étranglé dans sa chambre d’hôtel à Francfort…La révolution poursuit ses enfants pour mieux les avaler. Ceux qui restent ont abandonné l’uniforme du combattant révolutionnaire pour le costume sévère et les lunettes noires des apparatchiks. Au sommet de l’état, un homme austère, mystérieux, à la diction lente, trace le chemin forcé vers le socialisme: nationalisations, grands projets, « industrie industrialisante », parti unique, arrestations, censure. On fait taire les femmes, les démocrates et les romantiques. Dans l’Algérie de Boumediene, les voix rebelles s’éteignent une à une. L’année de 1975 n’est déjà plus celle de l’espoir. La censure et la surveillance de la sécurité militaire étouffent le pays; la corruption commence à le dégrader; le déficit, l’endettement et l’explosion démographique hypothèque l’avenir. Quand Houari Boumediene prône l’arabisation et l’islam et dit qu’il ne veut pas d’une « révolution laïque », on comprend que le terrain du futur est définitivement miné. La suite va le démontrer.
« L’Algérie française a été détruite, l’Algérie musulmane n’a pu être réssuscitée, l’Algérie socialiste n’est pas née » a dit Ferhat Abbas. Mais « la pauvreté mène au blasphème » ont répondu les islamistes, enfants perdus de la révolution qui, désormais, ne jurent que par le Coran. Le deuxième épisode, les « Années de cendre », dessinent à grands traits le conflit des années 1975-1995. La vidéo et la couleur ont pris le relais du film en noir et blanc et, pourtant, les images sont de plus en plus tristes, violentes, parfois chaotiques. Et les visages des algériens fatigués et tendus. Vieillis. Le premier document annonçait la catastrophe; le second la décrit. Et le récit de l’historien s’arrête aux portes du présent. Sans jugement et sans pronostic. Toute la force du document est là. Le ton est sobre, presque neutre. Seul compte le témoignage. Celui de ce docker de 1963, installé dans un appartement sans eau. Et celui de cette femme qui montre le même robinet, toujours à sec. Trente ans plus tard. Ou l’allocution, -en français-, d’un Che Guevarra, sourire magique et cigare à la main, ovationné en 1963 par les responsables FLN. Et le discours du président Chadli, bien plus tard, qui affirme, glaçé, « qu’il n’y a ni opposition, ni opposants » en Algérie. L’espoir et la cendre.
Benjamin Stora(1) et Jean-Michel Meurice ont réussi leur pari: mettre à plat trente trois années de l’Algérie moderne, donner les clés historiques, faire cet « effort de mémoire » indispensable pour comprendre la crise actuelle que traverse le pays, parce que, disent-ils, « il s’agit d’une histoire qui a été et qui demeure plus que jamais la nôtre, parce que cette crise est violente et qu’on ne peut encore en prévoir ni l’évolution, ni la fin. » A voir d’urgence.

Jean-Paul Mari


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