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Bangladesh : Les damnés du Delta

publié le 13/10/2006 | par Jean-Paul Mari

Cyclones, raz de marée, inondations, vivre ici, c’est survivre, à la merci d’une vague. Jusqu’à la prochaine catastrophe. La dernière inondation vient de se produire au Bangladesh. Reportage sur celle – terrible – qui l’a précédée, il y a moins de vingt ans.


Des millions d’hommes y vivent sur le limon, à fleur d’eau, exposés aux éléments dans un espace inhabitable où la prochaine catastrophe est déjà programmée

 

«Ce n’est pas de la terre, ce n’est pas de l’eau…», a dit l’homme à la voix fatiguée. Dehors, la nuit était noire de pluie. Au mur, l’expert européen avait déroulé une carte du Bangladesh. D’un geste las, il a montré le plus grand delta du monde, ce pays né de la rencontre de trois fleuves géants, le Gange, le Meghna et le Brahmapoutre, habitués à vomir leurs deux milliards de tonnes d’alluvions, à faire et à défaire la géographie, les îles et leurs villages. Avec ou sans les hommes, malgré eux. Ce soir-là, l’expert impuissant était dépassé par les éléments.

Le delta. Le voilà, au-dessous de nous, juste après la tempête. Ici, les maisons flottent, les jardins sont inondés et les fleuves épais roulent de la boue. Le sol des rizières est une moquette détrempée, trouée, patchwork sale où surnagent quelques tâches de terre. On dirait une plage à marée basse, quand on saute d’un pied sur l’autre entre les mares et que l’eau salée reflue en gargouillant entre les bosses. Les hommes du delta vivent à fleur d’eau, entre les flaques.

Parfois, on croise un espace surélevé, épargné, avec une ferme de torchis, une cour de terre sèche bordée de palmiers et de flamboyants, un carré de bonheur qui rappelle que l’on pourrait vivre heureux si l’on pouvait maîtriser l’eau et le limon. Puis d’un coup, la terre se fonce, les couleurs se noient, le vert du champ devient gris, la catastrophe commence. La vie bascule au centimètre près. Ce pays est si plat, si bas qu’il suffit que la mer ou le fleuve hausse les épaules pour le noyer tout entier. Le Bangladesh est un radeau.

Ils sont 115 millions, 2,5 millions de plus chaque année, à s’accrocher sur cet espace réduit à un quart d’heure de la France. On s’entasse à près de 800 habitants au kilomètre carré. Il fait trop chaud, 30 degrés en moyenne, l’air est moite, le climat est tropical, très humide, malsain. Vivre ici, c’est se condamner à surfer sur une langue de terre boueuse, une grave entorse à la prudence élémentaire, un défi aux éléments, un affront aux vagues, aux raz de marée, aux inondations.

Au nord, il y a l’Himalaya, ses pics enneigés où vont crever les lourds nuages de la mousson d’été capable de libérer assez d’eau pour inonder les trois quarts du pays; au sud, il y a le golfe du Bengale, la «côte des cyclones», et de belles tempêtes en perspective; de l’est vient la mousson du Sud-Est asiatique, de l’ouest arrive celle de l’Inde, et le conflit éclate: juste au-dessus du Bangladesh. Au moins une inondation meurtrière programmée tous les dix ans; et une autre épouvantable tous les cent ans. De l’eau, trop d’eau, jusqu’à la malédiction.

Parfois, au printemps, quand la mousson tarde un peu à venir et que le barrage côté indien retient le Gange, la terre du delta se craquelle avec la sécheresse. Alors, la boue contaminée tue. Il y a un mois, une épidémie de diarrhée a fait 750 morts dans tout le pays:«Ce pays souffre à la fois de l’excès d’eau et du manque d’eau…», soupire un diplomate.

Ici, la catastrophe à répétition n’est pas un accident, un déséquilibre, mais un état permanent. On ne vit pas impunément dans une paillote sur une plage à marée basse. Cet endroit n’est pas fait pour l’homme. Surtout quand il est misérable. Que l’eau monte et tout le monde est inondé; qu’elle descende et tout s’en va; que le vent souffle et tout est emporté. Le delta et ses hommes forment un pays transitoire, une terre de passage ouverte à tous les éléments, c’est-à-dire à tous les maux. Depuis deux ans, aucune catastrophe d’envergure n’avait secoué le Bangladesh. Les damnés du delta labouraient le limon, le pays était devenu autosuffisant en riz, et le taux de croissance économique avait atteint 5,8%. Au point d’en oublier que l’équilibre ici n’est qu’une anomalie. C’est fini. Retour à la normale.

Cette nuit d’avril dernier, vers 1 heure du matin, c’est un cyclone qui est venu tout balayer à la vitesse de 235 kilomètres à l’heure, une formidable gifle qui a commencé par écraser et renverser les paillotes comme de grosses boîtes d’allumettes. Puis la mer. Soulevée par le vent, gonflée par une trop faible pression atmosphérique et une marée de pleine lune, elle s’est avancée à plusieurs mètres au-dessus des vivants, a emporté les maisons et les digues, noyé le bétail et les humains qui n’avaient pas eu le temps de s’accrocher dans les branches des arbres. Et elle est repartie, laissant le sol recouvert d’une couche d’eau salée.

Aujourd’hui, les survivants crèvent de soif et pataugent au milieu de cadavres venus d’ailleurs et ramenés par les vagues, des cadavres que l’on n’enterre pas. Parce que ce ne sont pas des parents, parce que l’eau recouvre tout, parce qu’on est trop épuisé. Les journaux de Dacca sont pleins de ces images de bébés aux joues trop gonflés roulés pêle-mêle au milieu des cadavres de buffles. En survolant l’île de Kutubdia, sur plus de trente kilomètres, on voit encore quelques dizaines de corps oubliés, d’abord asphyxiés par la vague, soulevés et entraînés, puis échoués là, à plat ventre, désarticulés ou trop raides, corps de suppliciés retenus par la première digue de rizière.

Combien sont-ils? Sans doute pas 140 000 victimes comme l’affirme le bilan officiel, qui mélange les morts et les disparus. Qu’importe! Les bilans des grandes catastrophes sont toujours surestimés. Comme un aveu d’impuissance à concevoir l’étendue du désastre, une tentative désespérée de mettre l’horreur en chiffres, pour mieux l’apprivoiser. Arrêtez-vous un instant, pensez à un être proche, à sa mort, et multipliez par vingt ou trente mille. Voilà ce qu’on appelle ici une catastrophe naturelle.

Surévaluer les chiffres des victimes, c’est aussi se préparer à affronter le séisme politique qui accompagne les grands fléaux. Ici, catastrophe et politique sont intimement liés: ce pays est né d’un cyclone. En novembre 1970, quand le vent et l’eau tuent des centaines de milliers de personnes, le Bangladesh n’existe pas, il n’est encore qu’une province du Pakistan. La catastrophe est immense et le gouvernement central inerte. Cinq mois plus tard, c’est l’appel à l’insurrection, la guerre, avec, au bout du chemin, 1 milllion de morts, 10 millions de réfugiés et l’indépendance. En 1974, la famine aboutira à l’assassinat du président Mujibur Rahman. L’inondation «décennale» de 1987, mal gérée, va secouer le régime du président Ershad; celle de 1988, mieux conduite, le conforte…

Cyclones et politique. La catastrophe d’aujourd’hui est une épreuve de vérité pour la bégum Zia, Premier ministre issu d’élections démocratiques. Face à elle, une autre femme de l’opposition. L’une est la veuve d’un président assassiné; l’autre est la fille de son successeur, lui aussi assassiné. Gouverner, au Bangladesh, c’est savoir gérer l’état de catastrophe. Et déjà la veuve et l’orpheline polémiquent sur fond de cyclone.

«Ce pays a une culture des désastres…», dit Bernard Kouchner, secrétaire d’Etat à l’Action humanitaire. Pour briser le cycle, il sait qu’il faut maîtriser l’eau. Un programme géant de la Banque mondiale prévoit d’ailleurs d’endiguer les fleuves, de les assagir, de contrôler leurs crues. Pour donner enfin une terre à ce pays. En attendant, il faudrait construire à grande échelle ces maisons de ciment sur pilotis, les «abris», qui ont seuls résisté aux flots.

Dans l’hélicoptère qui rentre vers la capitale, une femme se tait, immobile. Elle porte le sari bleu et blanc des sœurs de Calcutta et un crucifix en fer sur l’épaule, accroché par une grosse épingle à nourrice. L’appareil survole les paillotes de bois émiettées, le décor noyé des rizières et l’amas indécent des corps crucifiés. La religieuse ne regarde plus, elle est née au Bangladesh, elle sait. Vivre ici, c’est survivre. Jusqu’à la prochaine catastrophe.

Jean-Paul Mari


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