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Les déçus du Sarkozysme

publié le 14/02/2008 | par Jean-Paul Mari

En Lorraine où Sarkozy croyait avoir réussi l’alliance de la droite et des classes populaires, Jean-Paul Mari a rencontré des hommes et des femmes qui n’en peuvent plus. Colère et désillusion…

Marlene Potter, 68 ANS, veuve, retraitée à Creutzwald

«Ce président manque de tenue, non ?»

Même sous un grand soleil d hiver, Creutzwald a l’air d’agoniser. Le nez sur la frontière allemande, la petite ville a des allures de station de ski après le dégel, mélange composite de terrains vagues, de maisons grises en ciment mouillé et de magasins fermés, sauf le Café du Lac, posé en face d’un étang qu’on aimerait touristique. Creutzwald, «la forêt de la croix», semble les porter toutes sur son dos, sur le chemin de son calvaire industriel.

En vingt ans, Marlène a vu la mine de charbon de La Houve fermer, l’usine Grundig s’effondrer, le supermarché Match disparaître, l’unique cinéma de la ville émigrer vers Saint-Avold, la jeunesse s’enfuir et les impôts locaux augmenter.

Avant d être veuve et à la retraite, Marlène était infirmière de nuit dans un hôpital d’Haguenau. Puis elle a travaillé encore six ans comme cuisinière pour l’usine Ford, à Sarrelouis, de l’autre côté de la fronuère. Aujourd’hui, elle anime une association d’aide aux locataires et de soutien aux seniors. Son compagnon, immigré italien, a passé trente-deux ans au fond d’une mine de charbon, fermée depuis bien longtemps. Lui en a gardé un pied sectionné par un wagonnet, des mains déformées par les rhumatismes et le souffle rauque des poumons silicoses; elle, un visage de porcelaine émaillée et des yeux de jeune fille curieuse, attentive à la vie publique.

Tous les deux rêvaient d’une retraite paisible. Pendant la campagne électorale, quand Marlène a entendu le candidat Sarkozy parler de revaloriser les petites retraites, d’aider les femmes seules et d’augmenter le pouvoir d’achat des plus faibles, ses convictions de gauche ont commencé à vaciller. Lors du débat final à la télévision, elle a trouvé la candidate socialiste «faible et peu convaincante» face à un homme qui paraissait jeune, sûr de lui et volontaire. Il parlait avec force et jurait de changer les choses, quitte à les bousculer un peu : «li a promis tellement de choses, avec tant d’assurance… j’ai fini par y croire.»

Aujourd’hui, la vieille dame gronde. Cela a commencé le jour où elle a appris que le nouveau président venait de s’accorder une augmentation de salaire de 172%. La veille, Marlène venait de recevoir sa retraite de fonctionnaire, agrémenté d’un bonus… de 1 euro et 4 centimes ! Puis elle a appris que le gouvernement prévoyait de faire payer la redevance aux personnes âgées non imposables.

Pendant ce temps-là, le président jeune et vigoureux, omniprésent dans les journaux télévisés, continuait à promettre un futur immédiat meilleur : «J’ai vite compris pour qui j’avais voté : un président courant d’air qui fait tout, trop vite, annonce tout et ne change rien.»

Pendant la grève des pêcheurs, elle 1 a vu se colleter durement avec un marin et l’a trouvé un peu vulgaire, autoritaire et cassant. Un dimanche à la sortie de la messe à Creutzwald, Marlène la catholique a grincé quand elle a entendu que le séducteur divorçait, lui qui avait affiché pendant la campagne la photo officielle d’une famille française unie et heureuse. A peine quelques semaines plus tard, l’annonce d’une nouvelle liaison a achevé de briser l’idole : «Pour un président, c’est indigne. Il manque un peu de tenue, non ?»

Marlène l’a regardé, omniprésent dans la presse magazine et à la télévision, en vacances d’amoureux, bronzé, sous le soleil, courir à l’étranger, parler et promettre, toujours aussi souriant et sûr de lui et elle s’est sentie flouée : «Il nous a vendu une image fausse de lui, c’est un illusionniste.»

En novembre dernier, quand un voisin de quartier lui a proposé de rejoindre une liste municipale de gauche, Marlène a demandé à réfléchir une quinzaine de jours. «Le soir, à la télé, j’ai vu Sarkozy au journal de 20 heures. Une fois de plus. Une fois de trop !» Alors elle a appelé son voisin socialiste. Et elle a dit oui.

Yves Mougenot, dit le Tatoué, 45 ans, livreur de fuel à Gandrange

«Je vous parie qu’il ne restera que deux heures»

L’usine Arcelor-Mittal est au bout du jardin. Yves est né deux ans avant sa construction en 1965 et il a grandi avec elle. Gamin, il péchait déjà au bord de l’Orne à l’ombre de cette montagne de ciment de plusieurs kilomètres de long. Il était habitué aux flammes des hauts fourneaux dans le ciel, à la fumée des cheminées, au vacarme incessant des trains et des wagonnets qui apportaient le minerai de fer et la poussière de charbon. La fournaise, le bruit, la poussière, c’était son paysage, la vie au travail à Gandrange.
Yves habite une maison familiale depuis sept générations, marquée au fronton de la date «1828», une maison à la lorraine avec de petites pièces basses, des murs épais de 50 centimètres, un poêle à bois, une cour avec un bouc, deux chèvres, des poules, un coq, un grand jardin potager l’été pour améliorer l’ordinaire et un garage bourré de vieilles motos, sa passion.

Dans la région, tout le monde connaît Yves le Tatoué, chauffeur-livreur de fuel domestique, sa veste de pêcheur, sa barbiche blonde, son corps puissant entièrement recouvert de tatouages, son parler fort et sa chaleur humaine : «J’avais 37 ans. Une nuit, on s’est réveillés mal à l’aise avec ma femme. Il régnait un silence inhabituel. Ils venaient d’arrêter les deux fours… Cela nous a fait mal au coeur. Et aujourd’hui, tout est triste à Gandrange.»

Yves a fait les comptes. Six cents emplois menacés, une usine qui ferme, c’est un camion de fuel en moins par jour, un emploi de chauffeur supprimé. Et un autre de plus avec le nombre de sous-traitants affectés. «Avant, ici, on était riches.

Aujourd’hui, les gens font la queue chaque matin sur l’autoroute par dizaines de milliers, pour aller travailler au Luxembourg !» A chaque élection, Yves est à l’affût du candidat qui mettra fin à ce cycle infernal. Il n’a pas hésité à voter deux fois pour le Front national lors de la présidentielle de 2002. Au printemps dernier, il a choisi Nicolas Sarkozy : «Sécurité, emploi, identité nationale… Il parlait avec des mots à nous, un langage simple, direct et fort. Je me suis dit : «Voilà quelqu’un qui va redresser la barre !»»

La désillusion est à la mesure de l’espoir. En fait de sécurité, le chauffeur-livreur ne constate que l’augmentation des radars sur les routes, les grèves à répétition des caissières, des chauffeurs de taxi et des marins pêcheurs, sans compter l’annonce de l’arrêt de la publicité sur les chaînes de télévision nationales : «Encore une entreprise traditionnelle qui marchait bien et qui risque de fermer. Le président ne rassure pas, il casse. Tout et trop vite !»

Quand il a lu les conclusions du rapport Attali, Yves a bondi : «Plus de 300 propositions, c’est trop ! Qu’il en fasse trois fois moins mais qu’il le fasse maintenant ! Les choses traînent. Le président est en train de laisser passer sa chance. Et la nôtre.»

Aujourd’hui, Yves a perdu confiance dans son président : «Son travail n’est pas de mettre sa vie privée en avant mais de remettre la France sur les rails. Et de tenir le cap.» Exaspéré, il brandit l’édition du dimanche du «Républicain lorrain». A la une, une photo du couple Sarkozy-Bruni avec un titre en capitales : «Mariés !» «Ce mariage est une frivolité. Moi, j’aurais préféré lire : «Sarkozy sauve 600 emplois !»»

Le président a pourtant annoncé qu’il rendrait visite le lendemain aux ouvriers menacés d’Arcelor-Mittal, juste au bout du jardin d’Yves. Mais Yves n’y croit plus : «Je vous parie qu’il ne passera que deux heures surplace avant de s’envoler vers la Roumanie.» Yves avait tort : le président est resté quarante-cinq minutes. Le temps d’affirmer rapidement que l’usine serait sauvée. Et de déclarer devant les ouvriers sidérés : «Gandrange comme voyage de noces, y a pas mieux !»

Docteur Jean Salvaggio, 43 ans, médecin à Rombas

«Il se sert avant de servir les autres»

Le docteur a toujours voté à droite à la présidentielle. Deux fois pour Chirac, une fois pour Sarkozy. Ce n’est pas une question de pouvoir d’achat. Son père était un immigré clandestin italien, deux fois arrêté par les douaniers sur la frontière. A la dernière tentative, on lui a donné le choix : la prison ou la mine de Forbach. Aujourd’hui, son fils est devenu docteur, façon de soigner les plaies de son père et de tous les fils d’immigrés de la région.

Il a repris le cabinet d’un médecin en pleine dépression nerveuse, écrasé par la tâche. Le jeune docteur travaille 70 heures par semaine, fait du karaté pour garder son équilibre, aime sa famille, possède un 4X4 et une belle villa, à vingt minutes à peine de Metz, dans une petite ville coquette qui n’a pas hésité à dépenser 30 000 euros pour ses guirlandes lumineuses à Noël.

Le docteur a des convictions, il croit à la nécessité fondamentale d’assurer la sécurité des biens et des personnes, au besoin de reprendre la jeunesse en main, de baisser le coût du travail, de remettre la France au travail et d’augmenter le pouvoir d’achat. Fermeté, volontarisme économique, travailler plus pour gagner plus… le discours du candidat Sarkozy lui est allé droit au coeur. Surtout quand il lui a assuré qu’il pourrait transmettre le fruit durement gagné de son travail à ses enfants.

Au lendemain des élections, le médecin a appris le déremboursement d’une longue liste de médicaments pour cause de mauvais «service médical rendu». Il a trouvé la mesure passablement hypocrite : «Si un médicament est mauvais, il faut le retirer du marché. Pas annuler son remboursement !» D’autant que la liste incluait des traitements qu’il utilise régulièrement contre le diabète, l’hypertension artérielle ou les maladies cardio-vasculaires. A 0,50 euro la franchise par boîte, ses malades chroniques se sont retrouvés avec des notes de 20 à 25 euros à débourser à chaque ordonnance.

Un jour, il est convoqué à la caisse d’assurance-maladie. Un responsable le tance sur le nombre et la durée des arrêts maladie. Surpris, le docteur rappelle qu’il exerce dans une région ouvrière où les gens peinent dur et souffrent à la tâche, des hommes aux poumons, au coeur et au dos abîmés par l’usine et la mine… D’un geste, le fonctionnaire l’arrête : «Je ne veux pas discuter au cas par cas, mais j’ai des statistiques à respecter.» «Désolé. Moi, je ne soigne pas des statistiques !» répond le médecin, ulcéré.

La semaine dernière, une femme seule est venue consulter pour un syndrome pseudo-grippal : «Où avez-vous pris froid ? – Chez moi. – Chez vous ! Vous avez oublié de chauffer ? – Plus de fuel. Trop cher. J’ai plus les moyens…» Depuis sa convocation, le docteur ne décolère plus. Il est contre l’assistanat mais tient à la solidarité. Dans son cabinet défilent des patients qui doivent attendre deux mois pour un rendez-vous chez le gynéco, trois mois pour un examen IRM, huit mois pour un ophtalmo ! Il a reçu un ouvrier-couvreur, le muscle du biceps sectionné net. Un mois plus tard, le chirurgien qui l’a enfin reçu a demandé une IRM avant d’opérer. Et trois mois plus tard, après l’examen, le muscle rétracté était devenu un moignon calcifié, invalide !

Il enrage de voir la quasi-totalité des spécialistes dépasser les honoraires et ses malades obligés de payer 1 500 euros pour une intervention cardiaque : «Aujourd’hui, les anciens dessous-de-table sont devenus des dessus-de-table !» Et l’action du président Sarkozy ? «Ah ! lui… La sécurité publique, le pouvoir d’achat, la France au travail, je n’ai senti aucune différence ! Je ne vois pas de déclic. Et je ne pense pas qu’il y en aura.

Sauf qu’il s’affiche, s’exhibe avec les milliardaires, étale son succès et son bonheur. C’est «Starkazy» ! Il se sert avant de servir les autres. J’ai le sentiment qu’il est arrivé là où il voulait, au sommet de la pyramide. Et cela lui suffit. Sa campagne, c’était du vent.»

Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur


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