Les derniers rebelles
Les Karens, une ethnie chrétienne, sont entrés en guérilla il y a cinquante ans. Aujourd’hui, ils résistent à l’armée de Rangoon dans l’indifférence des capitales occidentales et croient encore à l’autonomie. Reportage.
Ils sont venus par une nuit de lune à motocyclette, à pied, en Jeep, tous feux éteints, et sont montés sur la colline dénudée pour surveiller la plaine endormie. A leurs pieds, le camp de réfugiés karens aux cahutes misérables, aux toits de branchages abîmés par le vent des montagnes et la mousson, ne se doutait de rien. A peine la lune montante éclairait-elle les canons des fusils.
Vers une heure du matin, les assaillants surgis des ténèbres, des militaires birmans, ont déclenché le tir, mis le feu aux masures, crié dans les allées poussiéreuses « Tue, tue… ». Des hommes sont transformés en torches vivantes et le camp de réfugiés de Wangkha, en Thaïlande, n’est bientôt plus qu’un immense brasier. Lors de cette attaque dûment planifiée, en mars dernier, on releva quatre morts dont deux adolescentes brûlées vives et plus de trente blessés. Apeurés, les réfugiés de Wangkha se sont enfuis dans la forêt. Aujourd’hui, ils sont de retour et vivent avec des regards craintifs dans les cendres de leur havre précaire.
Les Karens, minorité de Birmanie en lutte contre la junte militaire de Rangoon, ne seraient-ils voués qu’à l’exode toujours recommencé dans l’incertitude des razzias, ou le joug de travaux forcés pour ceux qui ont choisi de demeurer sur leur terre natale ? Et la Thaïlande mérite-t-elle encore le nom de terre d’exil pour ce peuple chrétien ? Les rescapés de l’incendie en doutent. Tous rappellent que, ce jour-là, les soldats thaïlandais ont pris la poudre d’escampette avant même les premiers coups de feu…
Solidement campée sur ses deux jambes, une casquette bleue vissée sur une chevelure coupée court qui lui donne des allures de Popeye, une
femme rameute les troupes entre troncs calcinés et maisons en ruine, clame que le combat continue, organise la distribution des vivres dans une forte odeur de brûlé. Mary On, visage rond constamment animé, est la responsable du site, nommée par la guérilla karen. A 61 ans, elle est l’héroïne d’une rébellion : les vieux grognards lui obéissent au doigt et à l’oeil. Et elle en impose, avec sa voix de stentor, ses mains calleuses, son physique trapu, son charisme d’ancienne combattante de la jungle. Lorsqu’elle avait 15 ans, les Britanniques ont à peine quitté leur colonie promise à l’indépendance qu’elle craignait déjà l’hégémonisme des Birmans sur les minorités des forêts et des montagnes. Un an plus tard, elle rejoint le maquis naissant, prend les armes à l’âge où ses camarades de collège passent le bac. Pendant des années, elle recrute clandestinement pour Bo Mya, le chef de l’UNK (Union nationale karen). L’armée birmane pourchasse les maquisards, lesquels résistent dans leurs fiefs boisés et montagneux.
Lorsque le camp de Wangkha fut attaqué, un commando birman questionna brutalement une cohorte de réfugiés. « Où est-elle ? » Ils comprirent aussitôt : l’une des cibles du raid était Mary On. Celle-ci, déguisée en homme, s’est enfuie. « J’ai la chance de ressembler quelquefois à un mâle. Heureusement que je ne suis mariée qu’à la révolution karen… » Au-delà du discours militant, au-delà du mythe de la pasionaria des hauts plateaux, le parcours de Mary On résume à lui seul la lutte symbolique du peuple karen contre les galonnés de Rangoon.
C’est ainsi : les vieilles insurrections birmanes ont peu à peu marqué le pas. Les Shans, grands trafiquants de drogue devant l’Eternel ? Leur chef Khun Sa, seigneur de l’opium et de la mort, l’un des hommes les plus recherchés de la planète, a officiellement rendu les armes. Pour mieux commercer avec les marchands de poudre blanche depuis Rangoon, malgré le courroux de Washington. Les Was, guerriers des hautes forêts ? Eux aussi ont mis genou à terre, sans que leur commerce des opiacés soit remis en question. Idem pour les Kachins et autres minorités, contraintes au cessez-le-feu, pendant lequel les affaires continuent. Selon le Département d’Etat américain, la production de drogue en Birmanie a doublé depuis 1989. Plus grave, le SPDC (Conseil de développement et de la paix de l’Etat, sigle qui désigne le pouvoir militaire) est désormais tenu pour responsable par Washington d’une bonne partie du trafic. Le blanchiment d’argent et le retour des profits de la drogue, toujours selon le Département d’Etat, auraient ainsi donné un second souffle à l’économie birmane, malgré la crise qui sévit ailleurs en Asie.
« La lutte est finie »
Si toutes les autres ethnies ont rendu les armes, de gré, négoce oblige, ou de force, les Karens, eux, continuent leur inlassable guérilla, entamée en 1947. Par-delà la barrière verte des montagnes frontalières, Mary On montre au loin les fiefs de la guérilla, qui se réduisent à une peau de chagrin. Au diktat de Rangoon les rebelles opposent un triple défi : dénoncer le trafic de drogue ; forcer le régime à dialoguer sur des bases démocratiques ; vilipender les atteintes aux droits de l’homme.
La noble mission des Karens, qui, selon les experts occidentaux, n’ont jamais trempé dans le trafic de drogue, ne serait-elle plus qu’un voeu pieux ? Çà et là dans les maquis, le visiteur peut constater une sorte d’amertume, voire de découragement. La guérilla ne baisse certes pas les bras. Mais l’armée birmane, forte de ses pactes avec les autres rébellions, a le vent en poupe sur le front des forêts. Et que pèse le maquis karen, avec ses 2 000 à 3 000 hommes répartis dans l’immensité verte, face aux 300 000 soldats de la junte, armés par la Chine et désormais aguerris à la contre-guérilla ? Les maquisards se sentent de plus en plus lâchés, conscients que leur mouvement n’intéresse plus guère les capitales occidentales. Même les mercenaires français, et c’est tout dire, les « affreux » qui firent de ces forêts leur terre d’élection et leur camp d’entraînement, ne s’y aventurent plus… En dix ans, trois d’entre eux sont morts au combat, un quatrième est en prison après avoir assassiné un Karen. « On a l’impression que la lutte est finie », dit un desperado replié sur la Côte d’Azur, le dernier instructeur à errer encore dans ces maquis en perdition.
Dans sa thébaïde thaïlandaise, à l’écart de la bourgade de Mae Sot, le chef de l’insurrection, Bo Mya, 71 ans, dont cinquante de lutte armée, trône comme un caïd dans son grand fauteuil en bois. Cheveux teints en bleu, une boîte de cartouches de 45 millimètres qui roule entre ses doigts pour calmer des gestes nerveux, il veut encore croire en la négociation, malgré les pertes sur le terrain, les attaques des camps de réfugiés, et le retour de la junte birmane dans le giron asiatique avec son admission au sein de l’Asean (Association des nations du Sud-Est asiatique). « On ne peut pas négocier quand la partie adverse vous traite en esclave, dit le cacique entouré de sa garde. Et pourtant, nous ne voulons que l’autonomie. Aujourd’hui, c’est l’impasse. Nous en sommes au stade de la survie. »
Ce jour-là, le vieux chef rebelle laisse percer sa colère. L’un de ses adjoints, Padoh Aung San, « ministre de la Forêt », s’est volatilisé dans la jungle pour rejoindre les Birmans. Responsable du trafic de bois, grande source de revenus de la rébellion, roi du détournement de fonds, ce qui lui a permis d’acheter deux maisons en Thaïlande, il est parti avec son carnet d’adresses et la caisse, un trésor de guerre de 4 millions de francs. « La plus sale des trahisons », fulmine le fils de Bo Mya, éduqué aux Etats-Unis grâce à l’aide de missionnaires protestants. A défaut, les seigneurs de la guerre karens exploitent des petites mines de pierres précieuses.
De l’autre côté de la frontière, en Birmanie, les maquisards karens se livrent à un travail de fourmi. Depuis la chute de leur place forte, Manerplaw, en janvier 1995, les commandants se sont lancés dans des opérations derrière les lignes ennemies. Une attaque spectaculaire, menée grâce aux préceptes enseignés par les mercenaires français, puis un repli en catimini sur les camps retranchés protégés par un cordon de mines.
Dans le camp de Deylaw Hta, quartier général de la 7e brigade de l’UNK, le général Htey Mung, 69 ans, lance ses hommes à la poursuite de quelque commando birman. Dans une grande case en bois ouverte à tous les vents, le chef militaire, pipe en main, le regard fatigué, comme usé par trop de batailles, un spécialiste des transmissions à ses pieds, dirige les opérations depuis son hamac. Il ressemble à un parrain magnifique entouré de courtisans et de fidèles bandits. Mais l’apathie est illusoire. Le chef de guerre qui lance des ordres secs à un cerbère juvénile veut oeuvrer en faveur d’un petit royaume indépendant. Il rêve de voir les paysans retourner dans leurs champs, il veut empêcher les Karens qui demeurent dans les forêts de rejoindre les cohortes des réfugiés (100 000 en Thaïlande). Dans son fief, on compte un hôpital en bambou, un laboratoire de traitement du paludisme et une micro-usine de mines concoctées grâce à des détonateurs achetés 25 bahts, soit 3,50 francs, à des employés des services miniers de Thaïlande.
« Au coeur des ténèbres »
A arpenter le fief du général, on découvre une surprenante activité. Là, au bord d’une rivière, un chantier naval en miniature, où deux menuisiers carènent sous un auvent de paille une barque à moteur. Plus loin, un atelier de récupération. Un peu partout, des petites mains, des passeurs, des coolies perdus sur une hypothétique piste Ho-Chi-Minh et même un rebelle de 15 ans qui, fronde en main, se forme à la chasse aux oisillons pour la tambouille du soir. Lorsqu’une altercation survient, le général rend justice dans son hamac comme un Saint Louis de la sylve. Pour prix du châtiment, les coupables atterrissent dans une geôle de bambou, au milieu d’une clairière.
Au sein de cette enclave aux frontières mouvantes, les énergies ne manquent pas pour contrer l’armée de Rangoon. Dans sa base secrète lovée sur le flanc d’une montagne, « captain Jobi » dirige un camp d’entraînement – deux mois de parcours du combattant et de poses de mines pour les jeunes recrues. Il ne profite guère de ses permissions pour descendre dans les camps de réfugiés de Thaïlande, où survit sa famille. « Vous comprenez, je suis né dans la forêt, mon père a combattu dès 1949, et je n’ai jamais vécu dans les villages. » Entouré de ses hommes, il a des allures de Kurz, le héros de Conrad dans « Au coeur des ténèbres ». Captain Jobi n’a de comptes à rendre à personne. Mais il est tout ouïe aux récits de son acolyte, Ler Mu Palw, un Gavroche de 15 ans qui rêve d’en découdre et de venger son père.
Pasteur protestant, celui-ci fut arrêté par les Birmans l’an dernier dans son village de la brousse. La soldatesque l’a torturé pendant un mois, à la recherche de quelque butin, puis il fut égorgé. Alors, ivre de revanche, le petit Ler a demandé à sa mère s’il pouvait rejoindre les maquis. Elle lui a donné sa bénédiction. Pour l’heure, jugé trop jeune, il apprend à survivre dans la jungle – herbes, coeurs de bananier, oiseaux abattus – comme un apprenti-commando.
Les cas de tortures, de razzias, de travaux forcés sont monnaie courante en Birmanie. L’armée de Rangoon possède tous les droits : lever des armées de gueux pour construire les routes, les ponts, réparer la voie ferrée, aménager des voies d’eau. La construction du gazoduc entre la Birmanie et la Thaïlande par Total a ainsi bénéficié dans un premier temps du labeur de ces forçats. A son corps défendant, la compagnie pétrolière a insisté auprès de Rangoon pour que les ouvriers des chantiers soient rémunérés. Mais les commandants locaux de la junte ont confisqué les soldes.
Malgré les souhaits de certains commandants, Bo Mya, lui, hésite à faire sauter le gazoduc, en cours d’achèvement. « Nous ne voulons pas que le monde nous voie comme des terroristes. Nous ne visons que les militaires et non les civils. »
Militarisation
Côté thaïlandais, un homme recense méticuleusement les méfaits du régime birman, extorsions de fonds, travaux forcés, production croissante d’opium – plus de 2 500 tonnes, ce qui place la Birmanie en tête de la liste des gros pourvoyeurs d’héroïne au monde, avec l’Afghanistan. Fondateur de l’organisation indépendante Karen Human Rights Group, le Canadien Kevin Hepner surveille la région comme une sentinelle des droits de l’homme. Il recense les déplacements de populations, enquête, vérifie les accusations qui mettent en cause le pouvoir birman lors des attaques lancées contre les camps de réfugiés. « Il est de plus en plus difficile pour les Karens de survivre sur leurs terres, juge- t-il. Libérée des autres insurrections, l’armée birmane se concentre désormais sur cette région. »
A quelques encablures, le docteur Cynthia, une femme de 39 ans, la Mère Teresa des Karens, qui a fui Rangoon avec 10 000 étudiants lors de la répression de 1988, ne dit pas autre chose : « La stratégie de la junte birmane, lance-t-elle dans sa clinique capharnaüm, consiste à faire pression sur les frontières afin de justifier la militarisation du régime. » Tel est le credo psalmodié dans les maquis karens et les camps de réfugiés : les généraux de Rangoon ne veulent pas de la paix ; ils ne cherchent qu’à diviser pour mieux régner, fidèles à la vieille loi des colons britanniques que dénonçait George Orwell lorsqu’il s’aventurait dans les jungles birmanes.
A entendre l’infatigable docteur Cynthia dans les couloirs sombres de sa clinique au toit percé et aux lavabos brisés, on songe que l’adieu aux armes n’est pas pour demain. Contre le carcan de servitudes imposé par Rangoon, les Karens entendent pratiquer encore longtemps l’escarmouche et l’embuscade. Désireux de faire amende honorable sur la scène internationale et d’enterrer l’ostracisme à leur égard, les galonnés birmans enragent : les maquis de l’insolence demeurent une sale épine plantée dans leur botte.
Olivier Weber
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