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Les deux guerres du Monténégro

publié le 17/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Déstabilisé par les bombardements de l’Otan et par les manoeuvres des partisans de Milosevic, ce petit pays, membre de la Fédération yougoslave mais résolu à rester neutre, pourra-t-il échapper à la guerre civile ?


Cette nuit, la lune est pleine au-dessus de Podgorica qu’elle éclaire d’une lumière mauvaise, indifférente au sort de ses habitants. Dehors, la ville brille sous un ciel sans nuages ouvert à tous les avions porteurs de bombes venus de l’Adriatique. Il est 1 heure du matin. On perçoit d’abord quelques crachements sourds et isolés, comme la toux d’une DCA asthmatique. Puis d’énormes explosions que la montagne renvoie gravement en écho. Le bruit fait hurler les chiens et déclenche les systèmes d’alarme des voitures, les fenêtres s’ouvrent et les balcons s’éclairent. Soudain, deux chapelets d’éclairs allument l’horizon, flammes rouges et métalliques, loin derrière la ligne d’immeubles sans grâce de Podgorica : deux rafales de sept bombes larguées par les chasseurs bombardiers de l’Otan dont le bruit des réacteurs remonte haut dans le ciel. Depuis l’aube, c’est le quatrième raid de la journée sur l’aéroport militaire. Aux balcons, les lumières s’éteignent une à une et les chiens et les sirènes consentent à se taire. C’est fini. Ne reste, là-bas, qu’un énorme champignon de fumée, si noir qu’il tache la nuit retrouvée. Guerre irréelle, où l’on ne peut pas approcher du périmètre interdit de l’aéroport ; fantôme d’une guerre de quarante nuits, où les raids troublent encore le sommeil des Monténégrins, mais que le printemps de la rue dissipe au matin comme de vilains cauchemars. Pour appréhender la puissance des frappes, il faut prendre la direction de la frontière du Kosovo, filer nord-est pendant trois heures sur une route de montagne, interminable enfilade de ponts suspendus et de tunnels, un canyon bordé de parois de 600 mètres, si profond qu’il referme ses hauteurs sur le ciel au-dessus de vous. Là-haut, il y a Andrevieca, une caserne de militaires et de réservistes débraillés, cantonnés dans une région hostile, acquise aux Serbes. Et au bout du chemin, entre les pruniers en fleur, les vaches et les champs labourés au cheval, apparaît Murino, 500 habitants, un petit village groupé autour de sa raison d’être : un pont sur la rivière Lim. Le dernier pont sur la route du Kosovo. Un ouvrage centenaire, solide, bâti avec la roche de la montagne alentour. Avec, hier encore, un policier posté au checkpoint de l’entrée. Aujourd’hui, devant nous, il ne reste que des gravats, un tablier de pont crevé en plein jour par des MK-82, bombes américaines de 231 kilos, un atelier de textile rasé, un transformateur électrique carbonisé, deux restaurants dévastés, une quarantaine de maisons aux toits criblés d’éclats, et une conduite tranchée net qui déverse l’eau potable du village dans les tourbillons boueux de la Lim. C’est ici que passaient les camions qui traversaient la frontière vers Pec, ville martyre vidée de ses Kosovars. A l’évidence, l’Otan a décidé de couper les arrières de l’armée serbe au Kosovo de toute source d’approvisionnement venant du Monténégro. Bilan : quatre morts, huit blessés graves et des survivants aux lèvres serrées, le regard plein de colère et de haine, des paysans qui n’ont pas compris comment leur petit pont perdu au fond d’une vallée était devenu un axe stratégique prioritaire. Donc une cible. Et que dit le Premier ministre monténégrin après sa visite dans Murino dévasté ? : « Il faut que le régime de Belgrade arrête immédiatement cette guerre qui ne mène nulle part ! » Et quand, à l’autre bout du pays, dans un village catholique albanais du Sud, on enterre une vieille femme victime du « dommage collatéral » d’un missile égaré, un membre de la famille en deuil trouve la force d’expliquer au public massé devant le cercueil que « personne ne condamne les raids. Nous ne ressentons aucune haine. L’Otan ne nous visait pas. La cible était les militaires ». Où sommes-nous ? Dans un pays secoué par les bombardements et qui refuse toujours de déclarer l’« état de guerre ». Dans un Monténégro toujours membre de la Fédération yougoslave mais qui proclame haut et fort sa neutralité, et que les F-16 de l’Otan épargnent et frappent à la fois avec une grande circonspection et une froideur militaire. Dans un petit Etat en équilibre instable entre « ni guerre ni paix » et qui doit jouer avec son géant voisin, la Serbie, le rôle impossible du « ni avec toi ni sans toi » ! Rien d’étonnant. Le Monténégro a le corps et l’esprit partagés. Ici tout est coupé en deux. La frontière géographique passe entre le Nord, dont le coeur a toujours penché pour la Serbie de Belgrade, et le Sud, peuplé lui aussi de Serbes orthodoxes, mais qui regarde vers l’Europe et reste tenaillé par le souvenir historique d’un Monténégro royal et indépendant pendant cinq siècles, ancien village d’Astérix qui décapitait les émissaires turcs chargés de collecter l’impôt. Une autre ligne, plus fine encore, suit les contours complexes des tribus et des clans où un nom définit l’origine, donc l’appartenance. De chaque côté de la frontière, on partage la même langue, la même religion. Dans une même famille, on trouve souvent des adolescents qui ont fait leurs études dans les universités de Belgrade et des soldats de la IIe armée dont les gamins fréquentent les écoles de Podgorica. Ici on s’est souvent battu aux côtés des Serbes pour épauler les frères en danger. Et aussi parce que, reconnaît un historien, « il y a chez nous un goût quasi pathologique pour la guerre. Ici, on dit que le Monténégro va plus souvent à la bataille qu’à un mariage ! ». Les montagnards cultivent leur identité rebelle et leur passé aussi prestigieux que la citadelle de Cetinje, siège d’une « Armée de Libération du Monténégro », ancienne capitale qui abritait jusqu’en 1918 un grand monastère et une bonne douzaine d’ambassades étrangères dont celle de la France. « Nous sommes à la fois très proches et très différents des Serbes », dit Miodrag Perovic, directeur de l’hebdomadaire « Monitor ». A la chute du communisme, personne n’a eu le coeur de se séparer du grand frère mais chacun avait une vision différente de la nature de l’union : « Les Serbes voulaient une nouvelle nation ; nous souhaitions seulement un nouvel Etat. Ils se comportaient comme si la Yougoslavie était leur Etat ; nous ne voulions qu’une fédération, un Etat en commun. » Très vite, le malentendu est devenu désaccord. Le nouveau président élu, Milo Djukanovic, n’est pas le favori de Belgrade, qui réplique en nommant aussitôt son propre candidat, battu, Momir Bulatovic, Premier ministre du gouvernement fédéral. Du coup, le Monténégro ne reconnaît plus le gouvernement fédéral et refuse de payer l’impôt. Aujourd’hui, la véritable démarcation est politique et elle oppose les pro-Milosevic et les anti-Milosevic. De par la Constitution, le Monténégro se définit comme « un Etat souverain associé à la Serbie » dans la Fédération yougoslave. Avec la crise, le pays, qui n’a pas sa monnaie, subit les effets immédiats de l’embargo. Plus grave : la IIe armée, basée sur son territoire, est une armée fédérale qui répond aux ordres directs de Belgrade. Et quand Milosevic s’en va-t-en guerre, le pouvoir monténégrin refuse énergiquement, et pour la première fois de son histoire, de se laisser entraîner dans le conflit. Pas question ici de déclarer « l’état de guerre » ou d’accepter la réquisition des biens publics. Milosevic, qui sent le Monténégro lui glisser entre les doigts, ouvre plusieurs fronts politiques. D’abord sur la mobilisation des réservistes. L’armée envoie des lettres de conscription à tous les réservistes du pays, de 18 à 60 ans. Quelques milliers d’hommes, pro-serbes, se portent aussitôt volontaires, mais la grande majorité des appelés déchirent leur convocation. On menace les « déserteurs » du tribunal militaire, on va jusqu’à enrôler de force les jeunes Monténégrins en envoyant des soldats les chercher chez eux au petit matin : « Beaucoup de jeunes préfèrent se réfugier chez des parents dans une autre ville, dit Dragoljub, un journaliste de Podgorica. Moi-même, après avoir reçu plusieurs avis de mobilisation, j’ai décidé depuis une semaine de ne plus dormir deux nuits au même endroit. » Deux semaines plus tôt, à Bioce, la police militaire venue chercher de jeunes recrues a dû battre en retraite après avoir échangé des coups de feu avec les policiers locaux. Ici, les policiers ne se contentent pas de régler la circulation. En quelques années, le président Djukanovic a constitué une force de 10 000 hommes très entraînés, dotés de tenues de camouflage, de casques et de gilets pare-balles et armés de kalachnikovs, véritable petite armée destinée à s’opposer à un éventuel coup de force de Belgrade. Ce sont eux qui surveillent les routes et protègent les personnalités politiques, comme le vice-Premier ministre du Monténégro, qui, sous le coup d’une inculpation fédérale, vit entouré de gardes du corps dans le plus grand hôtel de Podgorica. L’autre grande bataille porte sur le contrôle des frontières, où l’armée a décrété une zone d’exclusion militaire. Début mars, Belgrade a dépêché une centaine de ses douaniers, mais les fonctionnaires locaux ont fait front et les émissaires ont dû repartir le soir même en Serbie. Entre la police de Djukanovic et l’armée de Milosevic, la guérilla est permanente. Et il n’est pas rare de passer un checkpoint tenu par des policiers avenants doublé, quelques mètres plus loin, d’un contrôle de soldats hostiles. A la frontière avec la Croatie, toujours ouverte sur l’ordre de Podgorica, les journalistes à qui les policiers souhaitaient la bienvenue se faisaient arrêter deux kilomètres plus loin par des militaires qui exigeaient un visa émis par Belgrade et traitaient l’étranger d’« espion entré illégalement en territoire yougoslave ». Plus grave : quand l’armée a pris position sur la frontière avec le Kosovo, des soldats ont ouvert le feu et tué huit réfugiés kosovars et des Monténégrins dans les petits villages de Gorni Bukelj et Kaluderski Laz. Depuis, les villages ont été vidés par l’armée et la police ne peut plus y accéder. Frontières, axes stratégiques, accès à la mer, tout doit être défendu en permanence. Comme le port de Bar, porte d’entrée du pétrole nécessaire à l’industrie du pays ; déjà touché par l’embargo, il ne tournait plus qu’à 20% de ses capacités. La marine yougoslave vient de le condamner en lui imposant un blocus total ; histoire de montrer au Monténégro « neutre » qu’il ne pourra pas éviter de subir les rigueurs de la guerre. Comme la presse du pays, qui refuse de se soumettre à la censure de guerre imposée aux médias de Belgrade. Depuis le début des hostilités, l’hebdomadaire « Monitor » ou la radio Antenna M ne se privent pas de critiquer « une guerre suicidaire qui mène à la catastrophe ». Inacceptable pour le pouvoir de Slobodan Milosevic qui n’a pas hésité à faire assassiner à Belgrade le directeur d’un grand quotidien. Ici on s’est contenté, par le biais du tribunal militaire, d’inculper le directeur du « Monitor » pour « affaiblissement des capacités de défense de l’Etat ». Partout, on bataille pour appliquer deux lois contradictoires : celle du gouvernement civil et celle des militaires. Pour Belgrade, il s’agit d’entraîner le pays dans la guerre contre l’Otan, en s’appuyant sur les partisans de Milosevic, comme Zorica Tajic, députée du parti pro-serbe. Dans ses bureaux, une militante au regard tourmenté vous glisse que « les avions de l’Alliance ont largué au Kosovo des mines antipersonnel sous forme de stylos, de briquets et de fausses boîtes de Coca-Cola… Révoltant, non ? ». Au mur, un immense tableau représente l’intérieur d’une maison traditionnelle avec une table en bois, une lampe à pétrole et une lumineuse icône en or au-dessus d’une fenêtre. A l’extérieur, on aperçoit les décombres d’une somptueuse ville antique ravagée par les Ottomans. Et assis sur une chaise, un géant serbe, regard grave et moustache en crochets, qui porte fièrement l’uniforme de l’armée yougoslave. La religion sacrée à défendre contre l’ennemi turc, le syndrome serbe d’éternelle victime, la guerre inévitable pour éviter l’anéantissement d’une grande nation : tout est dit ! Pour le reste, la députée Zorica Tajic vous parle de ses études sur Proust à la Sorbonne et de sa souffrance à regarder les bombes détruire « notre pays, la Yougoslavie ». Une seule solution : « Appliquer la loi, partager le sort de nos frères, déclarer l’état de guerre. Nous sacrifier. » Pour parvenir à cet objectif, la députée entend convaincre, par le dialogue, le parti du président Djukanovic : « Nous ne voulons pas faire un coup d’Etat au Monténégro. Mais nous sommes la majorité. Et les garants de la paix civile. » Et si le président s’obstine ? : « Alors ce sont des traîtres. Responsables d’une situation qui peut se détériorer… Jusqu’à la guerre civile. » La guerre civile. Son ombre a plané longtemps sur Podgorica. Entre la police du gouvernement et l’armée fédérale, ses réservistes monténégrins et ses tanks, la confrontation couperait le pays, des régions et des familles en deux. En un mot, le Monténégro serait détruit : « Nous sommes prêts à affronter un coup d’Etat. Et nous n’en avons pas peur, dit Milan Rocen, le conseiller du président Djukanovic. Le temps joue contre Milosevic. Et ses forces diminuent. » Quand les pro-Serbes organisent une grande manifestation à Podgorica, ils ne réunissent que 5 000 à 6 000 personnes sur les 20 000 attendues. Et en entrant dans l’immeuble présidentiel pour rencontrer le conseiller, la « protestation des femmes du Monténégro » n’a rassemblé sur le perron qu’une vingtaine de femmes brandissant des balais marqués d’une cible « Target ! ». En réalité, le gouvernement et l’armée ne cessent de négocier en coulisses un modus vivendi, et le président Djukanovic, habile tacticien formé à l’école Milosevic, rencontre une fois par semaine le général Obladovic, responsable de la IIe armée cantonnée au Monténégro. Etrange jeu d’ombres et de lumières. Personne ici ne veut d’une guerre fratricide. Sauf peut-être Milosevic, saigné par les raids de l’Otan, et qui pourrait être tenté de jouer ici une dernière carte plutôt que de voir le Monténégro lui échapper. « Jusqu’ici, il a choisi la provocation, explique Milan Rocen. Quand ses batteries antiaériennes tirent de la côte sur les avions alliés, c’est bien pour attirer d’autres bombes sur notre pays « neutre », provoquer des bavures et faire des victimes civiles : une émotion qu’il pourrait exploiter. » Le conseiller du président plaide pour un « traitement différencié » du Monténégro par les forces occidentales. « Nous sommes un allié sûr de l’Ouest. Nous regardons vers l’Europe. Ne nous traitez pas comme le régime de Belgrade. Ce serait terrible. » Il sait que ce qui se joue ici n’est pas un simple affrontement entre le gouvernement de Podgorica et Belgrade mais bien le sort de l’Etat du Monténégro. Pour l’heure, les raids se multiplient, avec leurs « dommages collatéraux », un aéroport régulièrement bombardé de jour comme de nuit et, à un kilomètre de la piste, un petit quartier où vit Persa, une Française de 58 ans, bibliothécaire au centre culturel français et installée depuis vingt-cinq ans à Podgorica. Quand les sirènes se mettent à hurler et que les murs tremblent à cause des impacts, Persa descend à la cave avec sa fille handicapée en crise et son chien qui ne cesse d’aboyer. Lorsqu’elle remonte au petit matin après une nuit de cauchemar, inutile de lui expliquer l’imbroglio politique d’un Monténégro neutre mais bombardé, de la Serbie et d’une action de l’Otan pour le Kosovo. La voix brisée, elle ne peut que constater : « Si ce n’est pas la guerre ici, cela y ressemble beaucoup. » jean-paul mari

De notre envoyé spécial à Podgorica Jean-Paul Mari


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