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Les écrivains sur le ring

publié le 04/07/2007 | par Jean-Paul Mari

De nombreux poètes, romanciers, philosophes se sont, depuis l’Antiquité, passionnés pour la boxe. Un essai retrace l’histoire de cette fascination


Qu’est-ce qui leur prend, à tous ces grands écrivains, ces poètes, ces plumes si finement taillées, à se pencher sur un ring d’où ne jaillit que violence, sang et sueur ? La boxe se prétend un art, la voilà littérature. Au départ, ce n’est qu’une invention de Lacédémoniens, dit Philostrate. Ces guerriers ne portent pas de casque, et pour parer les coups qu’ils reçoivent au visage ils « font le poing », on appelle cela « pugilat ». Puis vient le ceste, gant de cuir à lanières redoublées agrémenté de lamelles de métal, arme de destruction massive qui fait du combat un corps-à-corps avec la mort.
« La guerre, dit Nietzsche, fait cesser toute espèce de plaisanterie. » Pollux le guerrier excelle à cet art, les poètes grecs le chantent et Virgile raconte l’entrée dans le cercle comme sur un champ de bataille : « A ces mots, il rejette de ses épaules son double vêtement , montre à nu ses membres nerveux, ses grands os, ses bras terribles, et se pose, colosse énorme , au milieu de l’arène . » Dans « l’Iliade », à la fin du combat entre le divin Epéus et Euryale, Homère décrit le vaincu « comme le poisson, ballotté au milieu des flots que soulève Borée , palpite parmi les algues du rivage, où la grande vague le couvre : ainsi palpite Euryale blessé ». Sport antique, pratique barbare qui cherche ses règles et déjà bannit du stade, dit Philostrate, « les lanières de cuir de cochon, pensant que les blessures qu’elles produisent sont douloureuses et difficiles à guérir ».
Il faudra les Anglais pour inventer la boxe moderne et ses principes, aussi tortueux qu’un esprit londonien : un ring, c’est-à-dire un cercle, mais carré, où évoluent trois personnes pour un combat à deux dont ne sort qu’un vainqueur. Les gants ont remplacé les cestes, et James Ellroy fait la moue, « un sport sanglant auquel on a ôté ses griffes avant de lui appliquer de nouvelles règles . Ce sont des combats de coqs pour les esthètes et les lopettes » . Avant de s’écrier : « J’ai appris la nouvelle : Erik Morales rencontre Marco Antonio Barrera… A Vegas. Il fallait que j’aille voir ça . » Quoi ! Ces milliers de poitrines qui s’époumonent dans l’odeur de tabac et de sueur acide, pressés de voir deux hommes à demi nus, pommettes tuméfiées, l’arcade ouverte, s’emplafonner jusqu’au sang, jusqu’au K .-O ., tragédie qui, écrit Daniel Illemay,
« couronne le spectacle en une figure offerte de la mort » ! Après tout, « les vrais durs ne dansent pas », dit Norman Mailer. « N’y va pas, prévient Prévert, ils se jetteront sur toi / Et il te frappera au-dessous de la ceinture / Et tu t’écrouleras / Les bras stupidement en croix : dans la sciure / Et jamais plus tu ne pourras faire l’amour . »
Comment oublier le 13 e round d’Ernie Schaaf, le 10 février 1933, au Madison Square Garden à New York ? Ernie, le bon colosse qui a mal au crâne, radié des rings par les médecins, mais renvoyé au combat, grâce aux magouilles des mafieux en gilet rayé, devant Primo Carnera, géant italien au cerveau plus petit qu’un gant de sac. Primo qui frappe, et Ernie qui ne voit plus. « Ce soir, la douleur n’existe plus », dit Ernie, par la voix de l’écrivain Philippe Fusaro. « Je prends Suzie dans mes bras et du fauteuil on tombe tous les deux. On rit. On se roule dans l’herbe . On ferme les yeux, on est aveuglés par ce magnifique soleil d’août . » Dans le coma, Ernie meurt trois jours plus tard. Tous le savent, frémissent, mais accourent, papillons agglutinés autour de la lumière blanche du ring. Que voient-ils ? Un homme tout seul, nu, livide, détouré par le faisceau cru des projecteurs, « qui peut courir, mais pas se cacher », disait le champion Joe Louis. Joyce Carol Oates y consacre tout un livre :
« Dans le ring violemment éclairé , l’homme in extremis accomplit un rite atavique […] le drame de la vie dans la chair. »
Alors qu’importent les cris des intellectuels et des puritains ! « Nous avons vu hier soir un homme, et nous ne sommes pas près de l’oublier », écrit Louis Hémon. Et Camus – même Camus ! – qui lit le ring comme un bout d’humanité : « Le col bleu est allé embrasser son adversaire sur le ring et boit sa sueur fraternelle. Mon voisin a raison : ce ne sont pas des sauvages. » Le philosophe Alexis Philonenko, spécialiste de Hegel et Kant, qui se cachait de ses confrères pour aller s’entraîner en banlieue, m’a confié un jour que la figure du boxeur aurait sa place au « Banquet » de Platon. Et tous, écrivains réunis autour des cordes, Virgile, Homère, Baudelaire, Queneau, London, Ellroy, Mailer, Hemingway, Carpentier, Montherlant, Morand, Camus, Cocteau… tous nous disent que « le dernier des hommes est encore notre frère ».


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