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Les enfants du Goulag

publié le 02/10/2008 | par grands-reporters

Ils auraient pu être les aventuriers héroïques d’une Terra Incognita moderne, aux confins de l’Empire. Mais ils furent bagnards, «crevards», condamnés aux pires souffrances par la paranoïa de Staline, non pour ce qu’ils avaient fait, mais pour ce qu’ils étaient. Un «Auschwitz soviétique» où le gel faisait office de chambre à gaz, selon Michel Heller.
À huit fuseaux horaires du Kremlin, dans les gisements aurifères du fleuve Kolyma, ils creusaient le permafrost sibérien quatorze heures par jour. La plupart sont morts. Quelques survivants, une fois libérés, n’avaient plus nulle part où aller. Ils sont restés là où le destin les avait conduits. Aujourd’hui, leurs descendants retournent la même terre aride pour nourrir leurs familles. Avec peine, mais en hommes libres.


Ding, ding, ding. Un tintement métronomique irradie le sommet de la colline. Des tringles métalliques agitées par les bourrasques froides de juillet, dans une cellule de prison taillée à l’intérieur d’une monumentale tête de béton. Sinistre! Un oeil de la sculpture pleure des visages humains. L’autre est une cage grillagée ouverte aux vents. Dominant la ville portuaire de Magadan au Nord de la Sibérie orientale, le monument évoque les victimes du Goulag de la région du fleuve Kolyma, près d’un million de déportés entre 1932 et 1957.
La tête penchée, un sourire mélancolique figé sur son visage doux, Broneslava Klemavitchouté, 79 ans, semble sereine. Elle songe pourtant au même gong de ferraille qui, pendant 7 ans, la réveillait à 5 heures du matin pour avaler une bouillie liquide comme de l’eau, à l’aube d’une harassante journée de travail où elle abattait des arbres par un froid mordant atteignant -50C. Arrêtée en 1947 dans son village natal de Lituanie suite à une dénonciation calomnieuse, Broneslava, alors âgée de 20 ans, n’a jamais su en quoi consistait l’activité «antisoviétique» dont on l’accusait, ni quels documents compromettants ont été trouvés chez elle pour preuve de son incivisme. Elle dépose un oeillet rouge sur la croix catholique au pied du monument ou d’autres symboles, une croix orthodoxe, une protestante, une étoile de David, un croissant musulman, une faucille et un marteau -le matérialisme communiste- témoignent de la diversité confessionnelle des victimes du Goulag. Dans le musée de Magadan, un chapelet en mie de pain et un minuscule rosaire lituanien brodé par Broneslava dans le camp, sont disposés à côté des lettres et de feuillets jaunis. Tous les soirs, en rentrant de la taïga, je remerciais Dieu de ne pas avoir été écrasée par un arbre…
Au loin, Magadan. Des nuages en suspension assombrissent les toits défoncés des baraques en bois construites par les zeks * dans les années 30 sur la baie de Nagaev, face aux embruns glacés de la mer d’Okhotsk. Ici, il y a 57 ans, Broneslava Klemavitchouté a débarqué parmi d’autres «contre-révolutionnaires » épuisés et malades. Elle ne reverra jamais son village natal de Lituanie. À quoi bon rentrer là où elle a été dénoncée anonymement? Sa famille aujourd’hui se compose d’anciens compagnons d’infortune. Tout d’abord Maria, sa «binôme» pour scier les mélèzes. Il y a aussi le père Michael, venu des Etats-Unis à Magadan il y a 13 ans. Ce prêtre catholique à la soutane grise ornée du Sacre Cœur de la congrégation Charles de Foucauld a été impressionné par les belles âmes de ces déportés capables de pardonner les souffrances iniques et absurdes subies dans leur jeunesse. Il a fondé une église, leur refuge.

Un zek, un kilo d’or !

Des centaines de milliers «d’ennemis du peuple» de tous les horizons de l’empire soviétique, ceux que l’Etat considérait comme inutiles ou dangereux, ont été convoyés en cargo jusqu’au port de Nagaev. Ces mêmes bateaux repartaient chargés d’un bien infiniment plus précieux et utile a la cause du Parti: l’or. En 1940 une quantité record a été extraite: 80 tonnes, soit la moitié de l’or d’URSS. Cette année-là, 89 000 prisonniers -un autre record !- ont travaillé dans les mines aurifères de «Dalstroi», une organisation tentaculaire destinée à exploiter les richesses de Sibérie Orientale. D’après les recherches d’Anatoli Chirokov, recteur de l’Université Internationale du Nord, la logique de cette entreprise était simple : «Un homme = un kilo d’or» ! Le Credo binaire d’une économie esclavagiste.
«Russian Gold», «Klondaik», «La Joaillerie» …Aujourd’hui les points de vente du précieux métal pullulent au centre-ville de Magadan, essaimés parmi les pompeux immeubles staliniens aux façades décrépies, frappées de symboles soviétiques effrités. La région, dont la population s’est réduite de moitié depuis la chute de l’URSS, n’assure pourtant plus que 10 % de la production d’or en Russie.
La société d’orpailleurs «Placer» est basée à plus de 500 Km au nord, à proximité du bourg de Iagodnoïé. La piste défoncée qui y accède traverse des villes fantômes et des sites industriels déglingués perdus dans les montagnes arides, abandonnés au gré des appétits de l’économie planifiée. Jadis les prisonniers des camps de Dalstroi charriaient ici à la brouette des tonnes de sable et de gravier pailleté d’or. Aujourd’hui, une cinquantaine de salariés expurgent 100 à 120 kg d’or par an à l’aide de pompes et rampes de lavage automatiques.
Andrei Barychev, un jeune homme au regard dur équipé de gants et de bottes de caoutchouc secoue des tapis gaufrés, arque bouté sur une rampe de lavage. Les particules aurifères sont piégées par les tapis, le sable est évacué par un flux d’eau. Aujourd’hui, le butin dépasse un kilo d’or. Une fois les alluvions évacuées, les paillettes jaunes sont versées dans un containeur qui sera plombé. Il y a deux ans, jeune diplômé en géologie, Andrei a fait l’expérience du «pillage», l’orpaillage illégal. Début mai, depuis Magadan, il s’est rendu en bus à Soussouman, 620 kilomètres plus au nord. Là, il s’est enfoncé dans la taïga ou il s’est construit une cabane. Il y est resté 3 mois, seul, creusant et lavant le sable à l’aide d’une pioche et d’un tamis. Il est parvenu à ramener 1,5 kg d’or, ce qui lui a rapporté environ 10 000 Euro. Il risquait 8 ans de prison. En toute connaissance de cause.
À une cinquantaine de kilomètres des placers d’Andrei se trouvait le camp de femmes «Elguien». En 1942 Anna Savinova, la grand-mère d’Andrei, 17 ans à l’époque, y est arrivée sous escorte. Pourquoi? Elle fabriquait des cartouches dans une usine militaire en Ukraine. Un jour, elle s’est rendue dans un village voisin pour chercher de la nourriture. Les Allemands sont arrivés, l’obligeant à rester cachée dans une soupente pendant trois jours. Lorsque enfin elle a pu échapper a l’ennemi et regagner son usine, elle a été aussitôt arrêtée et condamnée à 10 ans de travaux forcés!
À 50 mètres des tiges –repères de prospection géologique des orpailleurs de la compagnie «Placer»- des fémurs humains sortent de la terre moussue, probablement déterrés par les ours. À côté, deux tombes, une croix de bois avec pour seule inscription «1954», et une pyramide en fer rouillé surmontée d’une étoile. Des prisonniers? Leurs gardiens? Nul ne le sait. Dans les années 1930, des dizaines de milliers de victimes de représailles ont été exécutées ici. Un peu plus loin, cette inscription laconique est portée sur une croix commémorant la tristement célèbre prison «Serpantinka». Chaque nuit, les bourreaux faisaient tourner les moteurs des tracteurs pour couvrir les détonations de leurs armes…

Iagodnoïé, nostalgie de l’URSS au coeur de Goulag

Dans l’unique librairie de Iagodnoïé, ex-bourg industriel soviétique en pleine décrépitude, on trouve des romans policiers et des recettes de cuisine. Mais aucun ouvrage consacré au Goulag. Un camp de 15 000 prisonniers exploitait pourtant les mines d’or alentour. Presque chacun des 4 000 habitants compte au moins un prisonnier –ou un gardien!- dans sa famille. Olga Nikichova, propriétaire de la librairie, est la fille d’une ex-détenue du camp «Elguen». Elle rechigne à raconter l’histoire de sa mère. Olga n’a appris qu’à 17 ans qu’elle avait vu le jour dans l’enceinte du camp. Plus tard, son mari lui a proposé de visiter le dispensaire ou elle est née. Refus catégorique : Je ne veux même pas voir. Sa mère, Maria Kochelenko, a été déportée 6 ans pour s’être momentanément absenté de son travail à l’usine, quelque part en Oural. C’était une punition méritée mais peut-être aurait-il fallu me condamner à une peine moins longue et ne pas m’envoyer si loin… affirme-t-elle aujourd’hui, à 80 ans, la voix lourde d’émotion. Plusieurs années de lavage de cerveau, ça laisse des traces ! Olga a 55 ans. Une autre génération mais le même conditionnement. Plutôt que de parler des camps, elle n’a de cesse d’évoquer le paradis soviétique des années 1970, quand les travailleurs de toute l’URSS rêvaient de venir chercher à Iagodnoïé un salaire supérieur à la moyenne : Jusqu’aux années 80, pas facile de trouver un emploi ou un logement ici! Quelle salle de cinéma on avait! On ne manquait jamais de rien, l’approvisionnement était exceptionnel! Je me souviens du jour ou je suis partie pour l’université à Oussouriïsk, ma valise bourrée de saucisson fumé…

«Staline a crevé!»

Staline a crevé! Staline a crevé! S’est écrié Andrei Kravtsiv le 5 mars 1953 en rejoignant son baraquement. Hourra ! lui ont répondu en choeur ses camarades zeks. Pour avoir exprimé sa joie à la mort du tyran, Andrei a été condamné à 6 ans de plus! Le 9 mai 1945, jour de la victoire, il était âgé de 17 ans, étudiant à l’école de musique de Lvov en Ukraine occidentale. Sous son oreiller, des officiers de NKVD ont trouvé une «Histoire de l’Ukraine» de Mikhaïl Grouchevski, un leader du mouvement national ukrainien. Son refus de signer une déposition accusatoire lui valu un sérieux passage à tabac, des aiguilles enfoncées sous les ongles, les doigts coincés dans la charnière d’une porte. Il fut finalement condamné par le tribunal militaire à 10 ans de camp pour «trahison» et «appartenance au mouvement nationaliste ukrainien de Stépan Bandera».
Après avoir expérimenté trois camps en Estonie, dans la région d’Irkoutsk et à Tomsk, Andrei est envoyé dans les mines de la Kolyma en 1950. De fréquentes bagarres éclatent parmi les 500 détenus aglutinés dans la cale du bateau qui l’amène en Sibérie, frictions entre criminels de droit commun et prisonniers politiques «ennemis du peuple» sadiquement orchestrées par les matons. À Magadan, la population massée le long de l’avenue Lénine accueille les nouveaux prisonniers au cri de Bandery!, insulte réservée aux présumés partisans de l’indépendantiste ukrainien.
Le chef d’orchestre Andrei Kravtsiv, matricule B-525, a connu le camp le plus effroyable de la région: les mines d’uranium de Boutouguytchiag. Mais après la mort de Staline, quand certaines activités artistiques ont été autorisées aux prisonniers, il trouve un peu de réconfort en organisant un cœur, principalement avec d’autres Ukrainiens.
En 1965, dix ans après sa libération, Andrei travaille dans un centre culturel à Magadan. Un matin, le directeur d’une entreprise de transport vient lui demander d’organiser un spectacle pour ses employés. Il s’agit du Camarade Prytsko, le juge qui a instruit son dossier lorsqu’il a manifesté sa joie à la mort de Staline. On imagine l’intensité de la rencontre. Mais Andrei pardonne. Après quelques instants, les deux hommes trinquent : je n’ai pas de rancœur personnelle, cet homme n’a fait qu’appliquer le barème…

Boutouguytchiag, le royaume des ours dans les ruines du camp

«Diable», «Démon», «Belzébuth»… Les torrents glacés qui dévalent les monts rocailleux de Boutouguytchiag ont des noms charmants! Dans les buissons de cèdres odoriférants, moustiques géants, papillons, oestres et scarabées profitent du court été nordique. Il n’y a plus de route. Un glacier en a emporté des pans entiers. Les empreintes toutes fraîches d’un couple d’ours apparaissent sur la terre spongieuse.
Alexandre Rebrov, grand gaillard au visage ouvert dont les yeux clairs et la barbe ambrée le font ressembler aux héros des contes traditionnels, guide deux adolescents en uniforme militaire vers les ruines du camp Boutouguytchiag. Un des deux gamins porte fièrement un fusil parce qu’ici les ours sont chez eux. L’ascension dans le lit du torrent –parmi les traces des plantigrades- est difficile mais «formatrice». Alexandre n’est pas seulement professeur de physique au lycée d’Oust-Omtchoug à 180 kilomètres au nord de Magadan. Il est aussi chef du cours «enseignement patriotique». C’est à ce titre qu’il sensibilise ses élèves à l’histoire des purges staliniennes auxquelles les manuels contemporains, souvent, ne consacrent pudiquement que quelques lignes. À Oust-Omtchoug, l’exemple vaut mieux que la leçon.
Et quel exemple ! Après deux heures de marche tout terrain apparaît un long bâtiment de pierre que l’on pourrait prendre pour une bergerie : une ancienne usine d’enrichissement d’uranium. Défense d’approcher les terris de sable à sa périphérie, ils sont encore hautement radioactifs ! On marche encore une heure avant d’atteindre le bâtiment central du camp, avec ses douze cellules intactes aux barreaux encore bien scellés. Chaque cachot mesure 3 mètres de long pour seulement 1,5 mètre de large. Les matons y entassaient jusqu’à vingt prisonniers par nuit qui dormaient debout pour n’avoir pas remplis leurs quotas journaliers. Par la fenêtre, on aperçoit les crêtes pelées alentour, couvertes des longues cicatrices des bremsbergs, les rails de roulage du minerai.

Les prisonniers sont convoyés tête baissée, mains derrière le dos…

Un pas à droite ou à gauche est considéré comme une tentative d’évasion. Tirez sans sommation !… Le manuel de consignes du gardien de camp a le mérite d’être clair. Les cris des matons armés accompagnaient chaque matin les cohortes de milliers de «crevards» vers les mines où les attendaient entre douze et quatorze heures de travail continu.
Parmi eux Tatiana Smirnova, un petit bout de femme âgée de 82 ans. Aveugle, elle déclare ne pas avoir vu grand chose de bien dans sa vie, mais ne plus rien voir du tout aujourd’hui. Son œil gauche, elle l’a perdu en chargeant des piles de bois sur un traîneau. Il manque deux phalanges à l’index de sa main droite, sectionné par une benne chargée de minerai. À plusieurs reprises il lui est arrivé d’attendre un feu vert qui ne venait pas pour pousser sa benne sur les rails, parce que l’homme chargé de lui donner le signal était mort …
Ils n’étaient pas de vrais politiques, tous ces condamnés de l’article 58 de l’époque. L’exécution de ces millions de gens n’a pu se faire dans l’impunité que parce qu’ils étaient innocents. Ils étaient des martyrs, pas des héros écrivait l’écrivain poète Varlam Chalamov (1907-1982) dans ses Récits de la Kolyma (Verdier). Il parlait en expert après… 17 ans d’internement !
Au sommet d’une colline, à 700 mètres de la prison principale du camp, une forêt de piquets sort de terre. Ils sont surmontés de fonds de boîtes de conserve rouillés sur lesquels on a gravé des matricules : B-7, B-8, B-9… Plus d’un millier de zeks sont enterrés ici ! Mais ces numéros ne correspondent à aucun référencement connu dans les archives du Goulag. Impossible, donc, de connaître l’identité de ces malheureux, condamnés au titre de l’article 58 pour «activité contre-révolutionnaire», après avoir glané quelques épis de blé dans le champ d’un kolkhose, lu un livre interdit ou, le plus souvent, pour avoir été dénoncé par un voisin jaloux ou malveillant. Ils sont morts de faim, de froid, de scorbut, écrasés par les bennes de minerai, rongés par la radioactivité ou tout simplement abattus comme des chiens pour avoir fait «un pas à droite ou un pas à gauche»…
En 2003, Alexandre Rebrov et sa classe ont érigé une croix sur ce champ de morts. Le professeur n’en parle jamais à ses jeunes élèves, mais deux de ses aïeux ont passé une décennie dans les camps de la Kolyma. Il ignore où. Il y a deux ans, il a appris qu’un de ses arrières grands-pères, un ingénieur allemand qui dirigeait une usine électrique à Kharkov, avait été fusillé par ordre de Staline en 1927. Alors cette croix, c’est un peu la sienne.
Aujourd’hui, il faut réparer la plaque commémorative arrachée et déchiquetée par un ours aux crocs acérés. Cette terre austère n’appartient plus aux hommes, elle a été rendue aux bêtes sauvages. Nul ne vient plus ici saluer la mémoire du millier de «crevards» inconnus enterrés là sous leurs piquets de bois coiffés de boîtes de conserve. Sauf Alexandre Rebrov. Parce que ses racines sont ici. Lui aussi est un enfant de la Kolyma, un enfant du malheur.

Lisa Alisova

Voir le reportage photo de jean-luc Moreau lié à ce reportage



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