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Les enfants esclaves

publié le 29/10/2006 | par Olivier Weber

Les nouveaux négriers, encouragés par les autorités de Khartoum, profitent de la rébellion du Sud Soudan pour réduire au silence le peuple dinka, animiste et chrétien.


C’était un jour de chaleur. Un vent du sud soufflait sur la savane. Les bêtes avaient soif et il fallait les accompagner à la source. Aluk avait pris la tête du troupeau de vaches efflanquées avec son petit frère Deng et ses camarades et ils avaient ri tous ensemble, ils avaient chanté sur la piste de latérite. Tous se donnaient du baume au coeur pour affronter les animaux du Bahr el Ghazal, province du Sud-Soudan.
Depuis longtemps, les parents d’Aluk lui avaient appris comment chasser le lion, comment éviter les éléphants, ceux qui dévastent les récoltes, ceux qui renversent les cases lors de grandes colères. Mais Aluk et ses trois camarades ne virent ce jour-là que des gazelles, légères comme l’air et bondissantes comme les cailloux en ricochet sur l’eau du fleuve, à un jour de marche d’ici. A dix ans, Aluk, un corps mince flottant dans une tunique beige trop large, des jambes longues et la démarche gracieuse d’une antilope, connaissait tout de la savane et de ses pièges, il était capable de dormir dehors, de manger peu pour survivre, de boire juste ce qu’il fallait lors des longues marches. Il connaissait les horizons de son village, Bac, avec ses huttes au toit de paille et aux murs de pisé, il connaissait les collines et les mares, les puits cachés et les bosquets d’arbres qui vous protègent du soleil soudanais à son midi.
Puis les gazelles se sont enfuies et tous les animaux ont disparu. Aluk fut un peu étonné de ce grand remue-ménage, alors que d’habitude les gazelles ne sont guère effrayées par les garçons-vachers. Des fauves devaient sûrement traîner par-là.

Alors il se rappela les gestes appris auprès de son père et de son grand-père. Surtout ne pas se placer sous le vent ou s’écarter des vaches, proies si faciles. Aluk n’a pratiquement jamais été à l’école. D’ailleurs, des écoles, il n’y en avait pas dans son village et il fallait marcher longtemps pour s’asseoir dans la classe la plus proche . Aluk rêvait pourtant d’user à nouveau sa tunique sur les bancs d’une petite maison, une cahute semblable à celle que lui avait décrite le grand-père, avec un maître qui enseignait des choses inconnues, la couleur de la mer, la blancheur de la montagne, là-bas, vers le Kenya et l’Éthiopie, les autres peuples. Mais la province et tout le Sud-Soudan sont en guerre contre le régime de Khartoum, une guerre oubliée malgré plus d’un million de morts. Voilà pourquoi il n’y a pas d’école, disait le grand-père, ou si peu.
Alors Aluk a appris la vie dans la grand rue du village de Bac et dans les champs. A Bac, les rares distractions sont surtout religieuses, avec les fêtes des Chrétiens et celles des animistes, comme le sont la majorité des Dinkas, la grande peuplade noire du Sud-Soudan. Quand on célèbre une naissance ou l’entrée dans le monde adulte d’un adolescent, on chante et on danse toute la nuit sur la petite place du village. Très tôt Aluk s’évertua à jouer du tam-tam sur un bidon de plastique, avec les filles qui se déhanchaient sous le ciel étoilé, dans les rires et les cris, dans l’ivresse de la joie qui durait jusqu’à l’aube. Quelquefois, il chantait « America, America » qu’un oncle lui avait appris, une chanson qui parlait d’un pays lointain où se rendirent jadis beaucoup de Noirs, un pays hier honni pour sa traite des esclaves et qui maintenant aidait la rébellion du sud, en lutte contre les islamistes de Khartoum. Un jour, il irait lui aussi dans un grand pays lointain, il partirait découvrir d’autres paysages, plus loin que la barrière des collines. Aluk tapait ainsi jusqu’à l’ivresse et dansait longtemps. Lorsque le tam-tam s’arrêtait, les danseurs s’effondraient et se traînaient jusque dans leur case, comme s’ils n’attendaient qu’un signal pour dormir et clore la fête.
Maintenant Aluk se cachait dans les fourrés avec son petit frère et ses camarades. L’un d’eux avait commencé à s’inquiéter.
-Regarde, Aluk, souffla-t-il, même les vautours ont disparu.
Aluk regarda le ciel et les branches des arbres. Il n’y avait plus de vautours. Pourquoi avaient-ils disparu, ces oiseaux de malheur qui suivent souvent les lions à la trace, en quête de quelque proie? Peut-être avaient-ils fleuré un autre festin, plus loin dans la savane.
-Écoute, ces bruits…
Des claquements secs secouèrent le silence de la savane. Ce n’était pas le tam-tam de la fête, ce n’était pas le chef du village qui battait le rappel des paysans pour une palabre. Non, il s’agissait de claquements lointains, comme des coups de feu. Aluk releva la tête entre les fourrés mais il ne voyait rien, rien que la savane, les collines alentour, les bosquets d’arbres qui composaient des parcelles de forêt. Puis les bruits se rapprochèrent et ils entendirent des cavalcades. Ils virent au loin des ombres blanches sur des chevaux, des ombres avec un turban.
La guerre.
Aluk se mit à trembler et plongea à nouveau dans les fourrés. Il comprit qui étaient ces ombres blanches. Les cavaliers venus du nord… Brusquement lui revinrent en mémoire les récits du grand-père certain jour de grande chaleur, sous l’arbre du village, les récits des raids menés par les Arabes, les terribles murahilin, miliciens armés par le régime islamiste de Khartoum afin de combattre le sud. Aluk releva encore la tête et vit s’élever une fumée noire en direction du village. Garang, un autre garçon-vacher, rampa à ses côtés. Il tremblait lui aussi.
-Ils sont arrivés au village, ils ont tout brûlé.
Il reprenait sa respiration et baissait la tête pour ne pas être vu.
-Ils ont tué ton père, ils ont tué tous les hommes…
Aluk voulut crier mais Garang lui mit la main sur la bouche. Tous voulurent s’échapper, gagner le bosquet d’arbres où ils pourraient se réfugier, dans les branches, sans faire de bruit. Mais à peine avaient-ils bougé de quelques mètres qu’un cheval s’avança à contre-jour. Aveuglés par le soleil, les enfants distinguèrent un homme en turban sur la selle, un sabre dans une main, un fusil dans l’autre. L’homme cria des ordres brefs puis sauta à terre et ligota les petits villageois. Sans un mot, les enfants furent conduits au village, l’un derrière l’autre, le premier attaché au cheval de l’assaillant au turban blanc. Aluk réprima un haut-le-coeur: les cases achevaient de se calciner. Des cadavres traînaient sur la place, près de l’arbre de l’ancêtre. Il reconnut le corps de son père. Lorsqu’il voulut s’élancer vers lui, il reçut un coup de cravache dans le dos et se rappela qu’il ne pouvait s’écarter du cheval avec ses liens qui lui cisaillaient les poignets. La maison de son enfance au loin fumait encore…
Puis les enfants ligotés parvinrent à un campement dans la brousse, sous des arbres, comme les zaribas, les enclos provisoires que dressaient les commerçants jallaba au XIXè siècle lorsqu’ils lançaient leurs razzias sur le sud avant de remonter vers le nord, plus riches que jamais, à l’instar de Rabih Fadlallah ou Zubeir Pasha Rahma, négrier de dizaines de milliers d’esclaves, et dont une rue porte toujours le nom à Khartoum, capitale qui ne fait guère la différence entre esclavagiste et héros national. Les cavaliers parlaient arabes, ils étaient vêtus pour la plupart d’une tunique, mais certains portaient un uniforme vert. Ils semblaient tous très excités et Aluk ne comprenait pas ce qu’ils disaient. Un mot revenait sans cesse dans leur bouche, abid, abid. Une lueur étrange animait leur regard. D’autres enfants attendaient dans le campement.
-Il y en avait tellement que je ne pouvais même pas les compter.
Commença alors une longue souffrance, dans le désert, dans les broussailles, sur des plateaux de pierre, dans les steppes ingrates aux cieux trop purs, ces antichambres de l’affliction. Des jours et des nuits d’errance, pareils à des fantômes, la gorge sèche comme un puits vide, avec un brouillard devant les yeux, la peur au ventre, la crainte de ne jamais revoir le pays, la chaleur le jour, le froid la nuit. Pour toute nourriture, il reçut deux ou trois boulettes d’une pâte épaisse, une sorte de bouillie sans sel, et pour calmer sa soif quelques gorgées d’eau.
En chemin, il rejoignit d’autres prisonniers, le peuple des captifs, enfants tremblants comme lui ou adolescents, des filles en haillons, quelques femmes aussi, deux d’entre elles avec un nourrisson dans les bras. Il s’aperçut que des femmes parfois manquaient à l’appel au petit matin. S’étaient-elles enfui? Avaient-elles réussi à défaire leurs liens? Peu à peu, il comprit que les plus faibles étaient achevés. Les murahilin -le mot provient de l’arabe marahil, nomade- ne supportaient pas les traînards, les malades, ceux qui commençaient à délirer dans cette colonne du désespoir et de l’infamie, cette longue file de pestiférés qui déjà avaient oublié de gémir et avançaient comme des aveugles, à tâtons, au bord de l’épuisement.
-Si vous tentez de vous enfuir, on vous tue! cria le chef de bande à la barbe courte.
Alors Aluk rassembla ses forces sous les coups de trique et de fouet, il comprit qu’il n’avait pas le droit de tomber à terre, qu’il n’avait pas le droit de se plaindre, même si ses tempes battaient la chamade, même si son coeur cognait, de fatigue, de peur, il ne savait plus. Il marcha, il marcha longtemps sur la sente du déshonneur, lui et son petit frère Deng âgé de huit ans, en regardant les pieds de son prédécesseur, sans broncher malgré les turpitudes, sans oser croiser le regard des hommes au turban blanc sur leur cheval. Il vit encore comme dans un mauvais rêve des collines de pierre, des plateaux désertiques, des petites villes arabes habitées par des hommes à la peau claire. Il traversa une rivière. Un garçon enchaîné lui souffla: « Regarde, c’est le Bahr el-Arab! ». Aluk ouvrit grand les yeux malgré la lumière blanche, malgré la fatigue, malgré la peur. Le Bahr el-Arab… Dans les contes du grand-père, ce fleuve qui jette ses eaux dans le Nil Blanc représentait la frontière du territoire des Dinkas. Au-delà commençait un autre monde, l’inconnu, le grand royaume des hommes durs.
Où s’arrêtait cette longue marche, où finissait le Soudan, le Pays des Noirs, l’ancien pays de Kouch au temps de l’Égypte ancienne, la plus vaste nation d’Afrique? Se rendait-on en Nubie, le tiers nord du pays, siège jadis de trois royaumes chrétiens? En chemin, Aluk se rappela encore les récits du vieillard, les histoires de la chrétienté au Soudan, la conversion dès le premier siècle après Jésus-Christ du trésorier de Candace, la reine de Méroé, mais aussi les récits horribles de la guerre, les sentiers à éviter, là-bas, au-delà des bosquets, car la ligne de front, floue comme l’horizon lors de la saison sèche, ne se situait jamais loin de Bac, un jour, deux jours, trois jours de marche. De temps à autre, Aluk avait vu les guérilleros du SPLA, l’Armée de Libération des Peuples du Sud-Soudan, menée par le colonel John Garang, traverser son village. De temps à autre, il avait vu des blessés au regard vide sur des civières, emmenés par des porteurs épuisés. Rarement il avait vu des jeeps. La guérilla en a si peu.
Puis, après plusieurs semaines de marche, Aluk, son frère et les centaines d’autres captifs ouvrirent les yeux sur des maisons qui pointaient leur toit au bout de la piste. Était-ce cela, le royaume du nord, le grand pays de l’inconnu que décrivait le grand-père dans ses récits épiques, l’une de ces villes arabes qui, voici une éternité, à une époque quasi biblique, vivaient en paix avec les villages du sud? Aluk se frotta les yeux et découvrit sur ses jambes flageolantes, avec sa tunique déchirée et sale, une ville aux maisons de pisé et de briques, aux larges rues terreuses empruntées par quelques camions et beaucoup de chèvres. Babanussa, bourg du Kordofan, accueillit la caravane avec un air de fête. Abid, abid, criait-on autour d’Aluk. Il comprit bien vite le sens du mot. Esclave. Lui et les siens ne seraient désormais plus que des esclaves.
Le blanc pour Aluk devint la couleur de l’enfer, blanc comme l’horizon de l’inconnu, où l’on comptait non pas en heures mais en coups de cravache -quatre jusqu’à la prochaine mare d’eau saumâtre, huit jusqu’au coucher de soleil, encore deux pour préparer le feu des négriers, ces chasseurs d’hommes. Blanc comme la douleur de la lanière de cuir sur la peau. Blanc comme le faix de la servitude. Blanc comme le turban qui se présenta au bout de la piste, après dix jours de marche, le turban du maître, Mohamed Abakar, commerçant et fermier aux trois épouses et aux innombrables enfants, propriétaire de six esclaves, adolescents pour la plupart.

J’ai cherché longtemps la trace d’Aluk. Des esclaves comme cet enfant, il en existe des dizaines de milliers au Soudan, selon les organisations de droits de l’homme. Quelques lignes dans une revue spécialisée avaient attiré mon attention. L’esclavage au Soudan… Comme si perdurait le sinistre trafic, le commerce de ce que l’on appelait le « bois d’ébène » au siècle dernier, en raison de la couleur de peau des captifs, comme si se renouvelaient les habitudes avilissantes de la Grèce ancienne relatées dans L’Iliade et L’Odyssée d’Homère. L’article signalait des rafles, des raids, sans donner de précision. Je croyais ces pratiques reléguées à un autre âge, même si elles perduraient ailleurs, en Mauritanie, au Pakistan, en Inde, sous une forme plus ou moins déguisée. Mais au Soudan, le chercheur évoquait une rumeur qui enflait depuis quelques années: le régime avait lui-même renoué avec l’esclavage, il encourageait les chefs de la traite des Noirs. Le pouvoir menait ainsi la guerre contre le sud, doublement coupable d’être rebelle et chrétien, ou animiste. C’était en mars 1998. Cette même année, on fêtait le cent-cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage, Spielberg sortait un film sur les esclaves noirs en route vers l’Amérique, Amistad, tandis qu’une députée de la Guyane française remuait ciel et terre et planchait sur une proposition de loi pour déclarer la traite des humains crime contre l’humanité. Le monde célébrait la victoire contre la barbarie, le long combat de Victor Schœlcher, homme libre de la révolution de 1848 et auteur du décret d’abolition signé la même année. « Nulle terre française ne veut plus parler d’esclaves » criait Schœlcher du haut de sa tribune. Un siècle et demi plus tard, personne ne semblait se soucier des abid du Sud-Soudan
Où se terrait Aluk? Pendant plusieurs mois, je récoltais de maigres indices pour remonter la piste des esclaves, ces hommes sans droit, propriété d’autres hommes, ces outils vivants selon le mot d’Aristote. Je rencontrais divers spécialistes mais personne n’avait la clé pour pénétrer le monde des abid. Des Sud-Soudanais m’aidèrent alors dans ma quête, ainsi que des humanitaires. Je relus un vieux livre à la couverture jaunie et aux pages écornées, Marchés d’esclaves, de Joseph Kessel. Grâce à l’aide d’un aventurier qui n’allait pas tarder à devenir célèbre, Henry de Monfreid, l’écrivain, envoyé spécial du Matin, se rendit en 1930 en Abyssinie et découvrit, au terme d’une enquête de trois mois dans la Corne de l’Afrique, ce qui pour lui était indicible, le trafic du bétail humain. Il chercha longuement un marchand d’esclaves, Saïd, qu’il finit par rencontrer au détour d’un chemin comme si les deux hommes devaient se rencontrer.
-Va te promener demain avec tes amis sur la piste de Haraoué à Harrar, lui avait dit Monfreid. Si tu ne sais pas trouver Saïd, lui le saura.
Le marchand, un homme au corps vigoureux, armé d’un poignard, le conduisit sur la piste des captifs. Alors Kessel sillonna en tout sens la Corne de l’Afrique, se rendit au Yémen, vit des cohortes de Noirs embarquer à bord de sambouks, les boutres de la mer Rouge, vers les côtes saoudiennes et yéménites. Il acheva son livre par ces mots: « Longtemps encore, les caravanes et les sambouks d’esclaves porteront leur marchandise humaine d’Afrique en Asie, sous le soleil ardent, par des gorges tragiques et des vagues furieuses. » Kessel avait raison.
Le commerce inhumain perdura, mais en perdant de son importance. Le Ras Tafari, l’empereur d’Abyssinie, avait signé le décret d’abolition de l’esclavage quelques années plus tôt, en 1926. Et le Soudan continua certes son sinistre négoce, mais celui-ci diminua fortement au fil des décennies.
Lorsque les islamistes prirent le pouvoir à Khartoum en juin 1989, ils relancèrent la traite des Noirs, déjà remise au goût du jour par les miliciens du premier ministre déchu, Sadek Al-Mahdi. Ce dernier n’était autre que le descendant du fameux Mahdi, qui lutta au siècle dernier contre les Britanniques. Ses partisans, que les Occidentaux s’obstinèrent à appeler derviches, tuèrent en 1885 lors de la prise de Khartoum le non moins fameux général Gordon Pacha, gouverneur du Soudan qui avait oeuvré jusqu’au dernier souffle pour la grandeur de l’empire mais aussi pour l’abolitionnisme, à la suite de Linvingstone.
Les indices que je recueillais après plusieurs mois d’enquête étaient troublants. On évoquait des raids meurtriers, les ghazwa, et des campagnes de mise en esclavagisme, comme s’il s’agissait d’une stratégie dûment planifiée. Un connaisseur du Soudan allait même plus loin: le gouvernement de Khartoum était non seulement impliqué dans le trafic d’hommes, les rapts et les prises d’otages, traditionelles au Soudan, mais il encourageait de telles pratiques afin d’étendre sa domination sur le sud et d’arabiser les Dinkas. Il ne disposait pas cependant de témoignages de première main. Seule la rumeur des savanes parlait. Il fallait la débusquer et remonter la piste des esclaves.
Entre-temps, je me rendais en Afghanistan, ce pays retombé en Moyen-Age sous la coupe des talibans, les moines-soldats sortis des écoles coraniques. J’avais rencontré à de nombreuses reprises dans les maquis afghans et les bases arrière du Pakistan les militants de la cause islamiste internationale, des Algériens, des Egyptiens, des Saoudiens, des Soudanais et même des Français convertis à l’islam. Tous parlaient de leur cause comme d’une nécessité planétaire. L’imposition de la charia, la loi coranique, ne pouvait pêtre qu’universelle.
Quand les talibans s’emparèrent de Kaboul, en septembre 1996, ils prononcèrent des discours de pureté. Ce mot courait sur toutes les bouches, il devenait le sésame des talibans. Il était frappant de constater la concordance des slogans entre le Soudan et l’Afghanistan. Les deux régimes prétendaient au commandement des âmes dans le monde, à une sorte de califat, comme s’ils étaient les héritiers de l’islam radical, vingt ans après la révolution iranienne. D’un côté, l’éminence grise du pouvoir de Khartoum, Hassan al-Tourabi, ancien étudiant à la Sorbonne et à Londres, membre des Frères musulmans, au discours attrayant et novateur pour les jeunes musulmans d’Occident et d’Orient. « Qui est contre nous est contre Dieu » clament ses sectateurs. De l’autre, mollah Omar, chef taliban reclus dans sa demeure de Kandahar, qui se refuse à rencontrer les visiteurs occidentaux et méprise les kafirs, les infidèles. D’un côté, une version moderne et révolutionnaire de l’Islam. De l’autre, une version féodale et archaïque. Certains Soudanais, à la fin du jihad, la guerre sainte, en Afghanistan, étaient retournés au pays. Nombre d’entre eux appartenaient à la Dawa Islamiya et à l’Agence Islamique Africaine de Secours, deux organisations affiliées au régime de Khartoum et soupçonnés, selon le chercheur, d’encourager elles aussi l’esclavage.
A mon retour d’Afghanistan, mes contacts avec les Soudanais du sud se précisaient. Des hommes de la guérilla pouvaient m’aider, ainsi que d’anciens fonctionnaires de Khartoum. Une organisation humanitaire suisse, CSI, se chargeait depuis deux ou trois ans de racheter des captifs pour le compte des familles. Je choisis de les retrouver sur place afin de remonter la piste des esclaves.
Plusieurs semaines furent nécessaires pour préparer les voyages et obtenir les dernières autorisations, du moins l’accord de la guérilla, le reste de l’expédition devant s’effectuer dans la clandestinité.
Avec Jean-Michel Destang, le réalisateur qui m’accompagna pour tenter de produire un film sur les captifs de la Corne de l’Afrique, nous nous rendîmes à Londres puis à Nairobi, au Kenya. La douane et la police semblaient nous attendre. Palabres. Un cacique nous proposa de verser une forte somme pour un arrangement à l’amiable, soit 25.000 dollars, mais l’un de nos contacts, un Sud-Soudanais, vint nous délivrer à temps.
Il fallait s’envoler pour la frontière soudanaise, vers Lokichokio, une piste posée au milieu d’une savane, avec des dizaines d’avions qui attendaient.
-Yeahhhh man! C’est Loki!
La voix avait traversé la piste. Mark était un pilote d’avion britannique, né au Kenya. Blond, le visage tanné, avec sa chemise violette et son short kaki, on l’imaginait davantage sur les plages huppées de Mombasa qu’au fin fond du bush.
-C’est le bout du monde ici, pas vrai?

Olivier Weber

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© Mille et Une Nuits
Extrait de Soudan : Les Enfants esclaves, Editons Mille et Une Nuits, 1999
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