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Les fantômes de la Mouqataa.

publié le 13/09/2006 | par Jean-Paul Mari

«Nous entrons dans l’inconnu, dit l’ancienne ministre Hanan Ashrawi. Il est urgent de mettre fin à ces quatre ans de siège, de punitions, de violences, sinon on finira par tuer définitivement l’idée de deux Etats»


De notre envoyé spécial, Jean- Paul Mari

La nuit est tombée sur la Mouqataa. Il fait un noir d’encre. On écoute le silence, épais comme un linceul. Un calme étrange après, cet après-midi du 12 novembre, l’immense cohue des funérailles, le bruit, la ferveur et les plaintes, les cris de douleur qui claquaient aussi fort que les rafales de kalachnikovs dans le ciel. Cette nuit, tout n’est que murmure. On s’attendait à trouver une enceinte déserte mais la foule est là, qui parle à voix basse et fait la queue dans l’obscurité jusqu’à la tombe de Yasser Arafat.
Une dalle de marbre noir, des couronnes de fleurs et son portrait, habillé d’un keffieh noir et blanc en tissu, noué à sa manière; les hommes prient, les femmes pleurent sans bruit, se penchent sur la tombe comme sur une partie de leur vie et s’en vont. Sous un bouquet d’arbres, un groupe d’adolescents veille un autel improvisé. Tout à l’heure, ils formaient les premières vagues de cette marée humaine qui se jetait sur le cercueil du raïs. Les autorités avaient prévu une fanfare, l’exposition du corps, des discours… Les chebabs ont tout fait voler en éclats. Des milliers de mains se sont agglutinées sur les parois de l’hélicoptère à peine posé. Il a fallu des coups de poing, de matraque et des coups de feu pour dégager un passage au cercueil. Avant qu’il ne se perde, arraché aux soldats, avalé par la foule qui l’a emporté droit vers sa tombe. Adieu le rituel! Le peuple a volé son corps, il a enterré à mains nues celui qui l’incarnait.
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Parmi ces hommes en larmes, beaucoup ont pourtant durement critiqué leur leader pour ses manques, ses abus, ses fautes. Pour quelques heures, tout est oublié! La foule des chebabs s’est réapproprié l’Arafat d’antan, de la résistance, du combat, de l’espoir, celui qui a transformé des réfugiés palestiniens dispersés en un mouvement national, celui qui était fort, rusé, indestructible. Cette nuit, la fièvre est retombée et on marche dans la Mouqataa, le «district», une enceinte de 3000 mètres carrés avec une vieille bâtisse construite sous le mandat britannique. Elle fut autrefois caserne, geôle et tribunal, avant de devenir le siège de l’Autorité palestinienne, le symbole du pouvoir de Yasser Arafat, puis sa prison et aujourd’hui sa tombe. Il est resté ici trois années, du 3 décembre 2001 au 29 octobre 2004, encerclé, reclus, assiégé. Quand Ariel Sharon a décidé de «se débarrasser» de lui, l’armée de l’air a commencé par détruire son héliport et ses deux hélicoptères privés. Puis les griffes des bulldozers ont arraché une à une les façades de tous les bâtiments. Trois fois, les soldats ont donné l’assaut et, au dernier, ils n’ont laissé qu’un bâtiment résidentiel et le bureau d’Arafat. C’est là qu’il a vécu, sans eau et sans électricité, éclairé à la bougie, dormant à côté de ses gardes du corps sur des matelas jetés à même le sol, avec des soldats israéliens embusqués de l’autre côté du mur.
Dans les couloirs de la Mouqataa, il y a toujours ces sacs de sable, les meurtrières percées dans les murs et les écrans pare-balles montés sur roulettes que les combattants poussaient devant eux. Pour le reste, la Mouqataa est d’abord un tas de gravats. Cela ne ressemble plus à grand-chose et pourtant les gens se pressent autour de ces ruines. Très vite, on a recouvert les murs crevés d’immenses drapeaux palestiniens, de portraits géants d’Arafat, debout, le poing levé devant la mosquée d’Al-Aqsa, répétant: «Shahid, Shahid, Shahid!» (Martyr, martyr, martyr!) Planté au milieu de ces ruines enguirlandées, le bâtiment est désormais un sanctuaire que personne ne veut raser, une œuvre d’art de la guerre, un ready-made pour un futur musée. Aux trois quarts démoli mais pas complètement détruit; dévasté mais pas rasé; blessé à mort mais obstiné à rester debout. Un survivant. Oui, ce tas de gravats à une âme. A voir les Palestiniens qui font la queue, leur ferveur, leur silence, leur gravité, on comprend qu’ils ont trouvé là leur monument national.
C’est oublier que vieux leader palestinien ne pouvait plus quitter Ramallah et que seules sa faiblesse et la maladie lui ont permis de s’évader de sa prison. En partant, il laisse derrière lui une Mouqataa dévastée, une Intifada dans l’impasse, des institutions gangrenées par la corruption et une forme de pouvoir archaïque.
A la fois chef de l’OLP, chef du Fatah et président de l’Autorité palestinienne, Arafat cumulait toutes les fonctions. Quand on demande à un ancien ministre des Finances quel était le conseiller qu’il écoutait le plus, le vieux notable répond l’œil pétillant: «Lui… Arafat n’écoutait que lui-même!» Autoritarisme, charisme, habileté et dimension historique: personne ne pouvait contester Yasser Arafat. Aujourd’hui, les Palestiniens savent que l’ère de la révolution est révolue. Le nouvel homme «fort» s’appelle Mahmoud Abbas, 69 ans, dit Abou Mazen. Il est crédible, pragmatique, a négocié en coulisse les accords d’Oslo mais n’a aucun ascendant sur la rue, fuit la foule, la presse et déteste faire campagne.
Quand un de ses conseillers et amis intimes, Mamdouh Nofal, évoque l’ampleur de la tache qui l’attend, la peur le prend: «Peur de l’attitude des Américains, du comportement de Sharon et des groupes palestiniens d’opposition.» L’analyste a écouté attentivement la première conférence de George Bush. Le président américain n’a pas parlé de la «feuille de route» mais du plan Sharon, il n’a pas évoqué la nécessité de négocier mais a insisté sur la responsabilité des Palestiniens dans le processus à venir: «Le discours américain n’a pas changé», dit Nofal. Au premier attentat suicide du Hamas, il craint qu’on accuse l’Autorité palestinienne comme on accusait systématiquement Arafat. Il redoute aussi un embrasement au Moyen-Orient, la poursuite du conflit en Irak et une guerre en Syrie ou en Iran, un «grand incendie dont la fumée noire cacherait le problème palestinien». Côté israélien, le conseiller ne s’attend pas davantage à une ouverture. Dès l’annonce des élections à venir le 9 janvier prochain, le ministre des Affaires étrangères a demandé que les Palestiniens de Jérusalem-Est soient exclus du scrutin. Inacceptable. Et la construction du mur, les colonies et le siège des villes de Cisjordanie font toujours partie du paysage politique. «On nous demande d’assurer la sécurité d’Israël! Avec quoi? Sharon a détruit nos forces de sécurité. Regardez les funérailles d’Arafat. Malgré 4000 policiers, nous n’avons pas pu contrôler la foule…»
Après Bush et Sharon, la troisième peur de Mamdouh Nofal vient de son propre camp. Avec l’échec des accords d’Oslo et en quatre ans d’Intifada, le Hamas a pris un poids considérable. Que lui opposer? «Le processus de paix n’est plus une carte valable, Sharon ne concédera rien, Arafat n’est plus là pour tenir tête au Hamas et nous, les pragmatiques, nous sommes très faibles…» Les islamistes ne sont pas la seule force d’opposition. Dans la prison de Nafha, le «Club des détenus» politiques a fait savoir qu’il ne reconnaissait que l’un des leurs, Marwan Barghouti, leader de la jeune garde du Fatah et condamné par Israël à la prison à perpétuité. Dans la cour de la Mouqataa, au troisième jour de condoléances, alors que les officiels serrent encore des milliers de mains, un des lieutenants de Marwan Barghouti met en garde ceux qui voudraient l’écarter: «Nous contrôlons la rue palestinienne. Et ils le savent!» Et la rue peut être bruyante, voire dangereuse, comme à Gaza, quand le nouveau chef de l’OLP, Mahmoud Abbas s’est déplacé pour saluer la mémoire d’Arafat. En pleine cérémonie, vingt hommes armés du Fatah local ont fait irruption dans la tente de deuil en criant: «Abbas, agent des Américains!», avant de tirer en l’air. Les gardes du corps ont riposté, la fusillade a duré plusieurs minutes, Mahmoud Abbas est sorti indemne mais deux membres des forces de sécurité palestinienne ont été tués.
«On entre dans l’inconnu», reconnaît Hanan Ashrawi. L’ancienne ministre d’Arafat est connue pour être une femme forte qui n’a pas hésité à s’opposer ouvertement à la figure historique du raïs, à critiquer son népotisme et à partir en claquant la porte du gouvernement. Elle aussi partage les trois peurs de Mamdouh Nofal. Mais elle croit que le temps est venu de passer de la révolution à la construction d’un État, de construire des institutions, gérées par des individus, élus, responsables comptables face à leur population. Faire sa révolution de l’intérieur, en finir avec l’Intifada dans sa version attentat suicide ou roquettes Qassam, assurer des élections présidentielles, locales et législatives, construire un appareil et des institutions modernes. Encore faut-il en avoir les moyens: «On exige de nous l’ordre et la démocratie alors que nous vivons sous l’occupation!» Encore faut-il aussi en avoir le temps: «Les trois prochains mois seront cruciaux.» Pour elle, le nouveau pouvoir palestinien aura du mal à se faire accepter par la population s’il n’obtient pas un allègement de tout ce qui rend sa vie infernale. La fin du siège des villes de Cisjordanie et un retour à la ligne de septembre 2000, avant l’Intifada; l’arrêt des assassinats ciblés des militants du Fatah, du Hamas ou du Djihad, qui perpétuent le cycle infernal attentats-répression-assassinats; la libération d’une partie des prisonniers politiques et l’arrêt de la démolition des maisons. En quatre ans d’Intifada, selon le dernier rapport de B’Tselem, organisation israélienne de droits de l’homme, l’armée a détruit 4000 maisons et mis 28000 personnes dans la rue, dont près de la moitié n’étaient pas suspectées de liens avec le terrorisme. «Il est urgent de mettre fin à ces quatre ans de sièges, de punition, de violences, dit Hanan Ashrawi, sinon, on finira par tuer définitivement l’idée de deux Etats. Et on condamnera cette région et les deux peuples à un conflit sans fin.»
A la Mouqataa, dès le lendemain des funérailles, au pied de la tombe de Yasser Arafat, le ministre chargé des négociations, Saëb Erakat, affirmait que la clé était désormais entre les mains des Israéliens: «La paix est possible. Il suffit d’en finir avec l’occupation. Si rien ne change, vous pouvez nommer Mère Teresa présidente de l’Autorité palestinienne, Nelson Mandela comme Premier ministre et Gandhi à mon poste…dans quelques années, vous les retrouverez tous convertis au terrorisme.»

Jean-Paul Mari


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